Eau-de-feu
Editions Gallimard
En l’an de cinq de notre guerre, au onzième mois de ce récit, l’alcool, on peut le dire, m’a battu à pleine couture…La « guerre » a consisté en une unique question: réussit-on à désintoxiquer Reine?Il y a eu des épisodes sordides, d’autres dramatiques parfois racontés dans ce mémoire. Ils ont orchestré une guerre en majeur. Derrière ses flaflas et ses canonnades, une autre a acheminé, en mineur, le quotidien du cache-cache, juste de quoi amuser le tapis: odeur de pinard, comme dans une cave où les goûtants recrachent sur la terre battue, mais c’est dans la bouche de la femme que j’aime. Trucs, prétextes, embarras, mensonges devenus trame des jours, loi de notre vie, bouteilles astucieusement empaquetées, petits flacons comme on en trouve aux comptoirs de TGV et dans les mini-bars d’hôtels, glissés au fond d’une poche ou d’un sac à main.
On ne lutte pas contre l’alcool. Ce n’est personne, l’alcool, ce n’est pas une volonté, c’est un effet.Soudain, avec lui, il se passe quelque chose là où stagnaient les basses eaux de la fatigue, de l’à-quoi-bon. Du rire. De la colère. On ne lutte pas contre l’alcool à moins d’en être soi-même la victime. Pour les alcooliques- j’ai mis longtemps à le comprendre- « se battre », c’est d’abord cacher sa dépendance, être discret, trouver refuge dans la déchéance. Ces escamotages, croient-ils, préfigurent la victoire. Absurdité! La victoire, si l’on a l’outrecuidance d’y croire, commence- commencerait- par l’aveu…
C’est la première fois que je lisais François Nourissier, qui a écrit d’autres livres autobiographiques .
« J'offre de plus en plus souvent le spectacle du vieil écrivain quand ne le corsète plus le souci de sa gloire ni, plus modestement, de l'idée qu'il s'en fait»
Là, cela ressemble à un adieu, à une leçon de ténèbres, et c’est un dossier à charges personnel , sous formes de petits chapitres, plus finalement que le récit de l’alcoolisme de sa femme, le peintre Cécile Muhlstein, décédée depuis. Surnommée Reine, éponge à chagrins et à liqueurs fortes.
Certes, nous ne sommes pas dans le monde de la misère sociale... Mais « l'alcoolisme mondain ne vaut pas mieux que celui de l'Assommoir » ; il « n'est pas convivial, n'est pas affaire de compagnie (...) ; il est solitude et silence ».
Dans ces chapitres, il y a toutes les étapes de l’illusion de l’homme probe et sobre soit disant, à la constatation qu’il n’en est rien, que dans un tel couple , les ravages sont partagés. Comme il y a communauté de biens, il y a communauté de mal. Car l'alcool ne noie pas seulement la personne qui le consomme sans modération, mais aussi celui ou celle qui partage sa vie.
Le style et l’écriture sont sans concession aucunes , pas un mot de trop .
C’est un texte que j’ai lu lentement, par chapitres, et qui parle magnifiquement d’un sujet très rarement abordé, l’alcoolisme (comme le film de Bernard Campan , La face cachée )féminin.Et pourtant...
Donc soixante mois que dure la bataille, et une petite année que je tente, à temps perdu , c’est-à-dire à -temps-caché, d’en faire le récit. Remarque: je me cache pour ouvrir le dossier de ce manuscrit aussi ombrageuse ment et précautionneusement ( sont-ils assez laids, ces deux-là!) que Reine pour filer vers une de ses planques et s’en payer un petit, au goulot. A cachette, cachette et demie. Dans le même sac, la fraudeuse et le justicier, la picoleuse et le gabelou. Je me sens si volontiers ,en toutes circonstances, coupable. C’est une des formes de la défaite subie: j’ai dû m’aligner sur la défaite de Reine. Fable du prisonnier et de son gardien: qui est le plus enfermé, du geôlier ou du détenu? Tout engoncé dans la vertu de la sobriété, je mène, compagnon fidèle, une vie d’alcoolo. Mes prudences, mes horaires, les refus que j’oppose à neuf sur dix des propositions qui me sont faites: demi-absence entre l’entre-deux-verres. Depuis que j’ai pris mon parti de mener cette existence dérobée, assourdie, les pointes de douleur, insoutenables il y a une ou deux années, se sont émoussées. Les grands élancements retombent avant d’avoir atteint leur paroxysme. J’en ai fini avec les rattrapages les maquillages. Je mesure combien j’ai sauvé les apparences, triché. Reine, me laissant jouer cette comédie- m’y poussant peut être-, a rongé peu à peu mon honneur. J’ai feint de tolérer, de pardonner la pire humiliation qu'on puisse m’infliger: jouer l’indulgence pour une veulerie que rien en moi n’excuse. Alors, me ranger du côté des goguenards? Etre « bouleversé-et-misérable ». Laissez- moi me reposer un instant. Non, je ne serai pas complice. Bien entendu, je n’ai pas cessé un instant d’aimer Reine. Quel sens aurait tout cela si je ne l’aimais pas?
La cinquième année, le onzième mois.