Parfum de livres… parfum d’ailleurs
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Parfum de livres… parfum d’ailleurs

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 Marie Rouanet

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shéhérazade
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MessageSujet: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptyVen 24 Sep 2010 - 19:37

Marie Rouanet 20061010

Citation :
Biographie
Entrée à l'Ecole normale supérieure en juillet 1952, ce n'est que dix ans plus tard qu'elle écrit ses premiers recits en occitan tout en menant parallèlement une carrière de chanteuse occitane. Elle devient en 1976 déléguée au patrimoine à la mairie de Béziers. En 1990, elle publie son grand succès 'Nous les filles' au long duquel elle raconte son enfance dans le Sud. S'ensuit quelques ouvrages remarqués comme 'La marche lente des glaciers', une réflexion mélancolique sur le vieillissement, ou son 'Petit traité romanesque de la cuisine' où elle faisait partager son amour du terroir. Dans 'Les Enfants du bagne', elle évoque le quotidien de ces enfants maltraités. Elle écrit le pendant de 'Nous les filles' intitulé 'Du côté des hommes' en 2001. Elle revient ensuite à sa passion, la cuisine, avec 'Mémoires de gout', sorte de madeleine de Proust. Enfin, à l'âge de 70 ans, elle publie 'Luxueuse austérité' dans lequel elle raconte ses souvenirs d'enfance, par des petits détails du quotidien.
source: evene.fr



Marie Rouanet... je vais vous raconter d’abord comment j’ai découvert cette auteur.

Une amie, la cinquantaine, me conte un jour une histoire. Elle s’est retrouvée au milieu de la fnac émue aux larmes par la préface d’un livre sur les fontaines et lavoirs. Ce texte, me dit-elle, elle ne l’a jamais retrouvé. Il faut dire que Internet n’est pas l’outil qu’elle manie le mieux.
Ce genre de quête me procure un très grand plaisir. Je lui ai donc retrouvé ce texte sans trop de complications et lui ai offert quelques mois plus tard... Quelle n’était pas sa joie !! J’avais mis ce texte dans une pochette quelconque, dissimulant bien son TRESOR !!
J’ai compris ce qui l’avait touché.


Ces maisons de l’eau…

Par Marie Rouanet



Mon père naquit le 30 avril 1904 à Lacaune. C’était l’aube. A huit cents mètres elle est vive : une gelée légère ourlait le paysage.
Dès que le jour fut tout à fait levé, la sœur de l’accouchée mit dans une panière d’osier les draps de la naissance et partit vers le lavoir.
Son chemin passait devant l’église. Elle savait qu’elle allait rencontrer des femmes sortant de la messe matinale. Sa corbeille et son contenu, son visage souriant sous le fichu, l’heure à laquelle elle courait vers le lavoir témoignaient de l’événement : ce petit garçon était né dans la nuit.
Bien sûr les draps, les alèses cousues dans les plus vieilles toiles avaient été pliés afin de cacher les glaires, le sang et les excréments qui accompagnent toute venue au monde. Mais devant la pierre inclinée, quand elle déplia les linges, les écrans de lin dans la lumière matinale, ce fut le secret dévoilé, un secret de femme, obligatoirement étalé en face du regard des femmes.
Entre le moment où le linge sortit de la panière et celui où il fut trempé dans l’eau claire et glacée, où le courant commença à emporter les scories de la naissance, à diluer les taches écarlates en petits ruisseaux roses, puis rose plus clair qui fuyaient dans l’eau pure comme du verre et s’y perdaient, en quelques instants elles avaient tout vu. Qu’il y avait peu de sang. Peu de salissures. Recoupant cela avec ce que par ailleurs elles savaient – la date était très avancée, le travail n’avait pas duré, les voisins n’avaient pas entendu de cris dans la nuit – elles en déduisirent que le nouveau-né était petit et avait passé la porte sans trop déchirer. Il en était bien ainsi. Sous la voûte sonore du lavoir de Lacaune où résonnaient les voix et l’eau, dans ce lavoir ouvert sur la Place Grande, Victorine et les autres parlèrent alors, mais de tout ce qui peut se dire en public.

Il en était ainsi. Les lavoirs, qu’ils soient bâtis au cœur du village, qu’ils soient aménagés dans la conque d’un ruisseau ou la boucle d’une rivière, les lavoirs étaient le lieu de courants audibles, visibles et invisibles. Visible, le fil de l’eau qui va dans un seul sens, de l’arrivée d’eau claire par des becs de métal aux bondes de sortie où part l’eau savonneuse, bleutée comme un lait de femme. Audibles, les fils croisés des conversations, croisés et mêlés, qui jouent comme une partition où montent, forts, des solos aigus ou graves, des appels échangés d’un coin du bassin à l’autre, des rires, des pleurs d’enfants sur fond de source. Invisibles, les fils des regards qui enregistrent, jaugent, jugent, s’informent, fouinent furtivement, passent l’impitoyable inspection des pièces de linge mais aussi des gestes, des visages, des autres regards, sans perdre le compte des mots prononcés et des inflexions de voix.
Au plafond, sur les murs, tremblaient de mobiles reflets de lumière remués par l’eau agitée de linge, par les présences autour des bassins, redevenant, quand tout le monde était parti, des bandes frémissantes de soleil reflété, dérivant avec la marche du soleil.
Au lavoir le grand livre du linge s’ouvrait, plein de signes que peu à peu la femme apprenait à déchiffrer : des premiers temps où la fillette accompagnait sa mère qui l’installait près d’elle pour un jeu qui était une initiation, lui donnait quelques mouchoirs à frotter, où l’enfant en entrant dans le plus dur des travaux, celui qui pèserait le plus sur toute sa vie, écoutait les conversations et commençait à apprendre à lire la page du linge, jusqu’à la grande vieillesse où les malheurs de l’âge contraindraient la femme à ne plus être une laveuse de lessive – encore viendrait-elle souvent, l’après-midi, passer un moment, assise sur la murette de l’enclos, à regarder.
Entre ces extrêmes, il y aurait les années où, dans la maisonnée, elle serait celle qui lave, et ce travail serait le signe même de son pouvoir. Peu à peu elle acquerrait l’œil infaillible des femelles.

Ce qui se dit. Ce qui se voit. Regarder mais pas ostensiblement. Et ne rien en perdre.

On tenait le compte des chiffons des règles dont on connaissait les dates car une telle expliquait qu’elle n’était pas venue, elle ou sa fille, la semaine précédente, parce qu’elle était « comme ça », et tout le monde sait que l’eau froide arrête les règles, que le sang tombe alors sur les poumons. On n’expliquait pas autrement certaines tuberculoses. Connaissant les « dates » on sait avant tout le monde les grossesses. On sait aussi qui « ne voit plus » - c’est ainsi que l’on désigne l’âge stérile – et le médecin lui même demande à ses patientes : « Voyez-vous encore ? » Qui ne voit plus est entré dans la vieillesse. Quelle chose d’importance, ces petits rectangles de toile. Tous sont de précieux témoignages. Des premières « fleurs ». Des drames des jeunes filles qui se conduisent mal, « fêtent Pâques avant les Rameaux » ou aiment au-dessus d’elles, essayant de piéger un parti plus élevé par une naissance – tout le village est au courant : au lavoir, on attend. Des naissances trop nombreuses ou trop rapprochées, sévèrement jugées comme une immoralité.

Mais il n’y a pas que ces chiffons : tout linge est toujours témoignage.
« … ce pantalon déchiré aux précédents lavages l’est toujours : il n’a pas été raccommodé… »
« … son gosse pisse encore au lit, elle ne veut pas le dire mais ces alèses jaunâtres le crient. Et puis l’odeur… »
« … dans cette maison on a tué le porc – plutôt un demi-porc car il n’y avait pas une grande quantité de toiles… »
Si Monsieur le docteur – ou le notaire ou le propriétaire de la filature – ont reçu à leur table, la laveuse professionnelle apporte des serviettes fines et brodées dont on note dans sa tête le chiffre souvent plus difficiles à lire que les marques ordinaires au point de croix. Qu’importe, on l’enregistre. On en déduit que le service vient du trousseau de Madame. Les rumeurs qui ont circulé dans le bourg sur ce repas, le nombre des invités sont confirmées ou infirmées par la quantité de pièces, et même, à travers les salissures, on peut savoir le menu.
« … oui il y avait bien des écrevisses : l’odeur des serviettes rougies ne peut tromper… »
« … il n’y a pas eu finalement du civet de lièvre annoncé : pas la moindre trace de sauce noire… »
« … ils n’étaient pas vingt, loin de là, à peine douze à faire ripaille… »
La présence des laveuses de maison était l’occasion de voir la finesse des lins, des linons, des dentelles, de les comparer aux toiles grossières du peuple où dans la chaîne et la trame apparaissaient de gros fils que l’eau rendait bis ou gris. Les laveuses savaient tout sur les maisonnées et ne se privaient pas, parfois, de renseigner la compagnie. Il y avait aussi les silencieuses, discrètes par nécessité souvent, car les riches n’aimaient pas les domestiques bavards. Un bon domestique se taisait, mais le linge parlait.
Il arrivait qu’un cache-corset luxueux passât de mains savonneuses en mains savonneuses et les femmes pleines d’envie regardaient les initiales brodées à hauteur du sein dans un ovale ou un losange ajourés. Elles admiraient une chemise d’homme à plastron plissé, en lin, lisse sous les doigts autant que de la soie. Et toucher ces pans aussi légers que des linons de femmes qui enveloppaient la nudité du bel homme riche en souliers fins était presque une indécence.

Comme au cimetière, la communauté tout entière se retrouve au lavoir, lieu éminemment social dans ses criantes inégalités. Tremper ses mains dans l’eau est le signe d’une certaine appartenance. Ne plus aller au lavoir à la suite d’un bon mariage est la marque évidente qu’on a changé de classe. A l’inverse, les femmes les plus pauvres essaient de cacher l’indigence d’un linge dont elles ont honte. Elles vont alors au lavoir aux heures les plus creuses du petit matin ou bien se mettent dans un coin et vite, vite, brouillent le langage du linge par la savonnade. Les pudiques le font aussi. Toutefois, refuser d’étaler son intimité les rend plus suspectes et on ne manquera pas de chercher des indices dans l’étendoir si le lavoir n’a pu en déceler aucun.
Quand on était fier, au contraire, on exhibait des draps neufs, un jupon, la couverture de coton au crochet ou aux aiguilles, chef-d’œuvre d’une aïeule, d’une mère ou de soi-même – chef-d’œuvre au sens de chef-d’œuvre des compagnons du devoir, qui avait demandé du temps et de l’art –, le trousseau préparé de longue date pour la fille que l’on mariait. Il n’avait pas à proprement parler besoin d’être lavé – il n’avait pas servi – mais il importait qu’il fût frais – et quel plaisir de vanité de le tremper. Repassé – on dit en occitan : lissé, et le mot rend mieux compte du travail du fer chaud –, noué de rubans, il faisait partie de la dot.
Il arrivait, parfois, que du linge ne serve pas de toute une génération. Cela n’empêchait pas de temps en temps de le laver pour le blanchir ou le montrer.
« C’est des draps de ma mère…, du trousseau de mon mari. Regardez comme il a été bien brodé. Ce sont les orphelines d’Albi. »
Et on déployait le « jour » vers la lumière, on montrait les initiales et leur broderie d’épais coton soyeux.

Lieu d’ostentation, le lavoir est le lieu de jugement. Mais une seule femme faisait-elle l’unanimité ? Les qualités d’économie, l’avarice ou la prodigalité, les qualités morales aussi : vaillance ou paresse, sérieux ou dévergondage, souci des enfants, du mari ou égoïsme personnel, étaient mesurées là. La domination du linge, sa gestion judicieuse avaient un poids énorme dans l’opinion qui courait sur une femme. Certes une femme légère était critiquée mais si son linge était immaculé, c’était un contrepoids de taille à l’inconduite. Où était la juste mesure entre celles qui lavaient peu de peur d’user le linge, celles qui laissaient sécher les pierres de savon de Marseille pour ne pas trop les user au point qu’elles étaient dures comme du caillou et qu’il était bien difficile de leur faire produire de la mousse, et celles qui frottaient dans des montagnes de bulles ? Entre celles qui lavaient trop de dessous et étaient suspectes d’inconduite et celles qui n’en lavaient pas assez et étaient taxées de négligence ou de paresse ? Il y avait celles qui frottaient mollement, ne dépensaient pas assez d’énergie. « Fainéante » était un des jugements les plus terrible qu l’on puise prononcer sur une femme. Si en plus elle était légère, alors elle était une « fille de rien ».
Le lavoir est le tribunal des jeunes. Jeunes mariées inconnues venues d’ailleurs, jeunes filles à marier y sont passées au crible. Bien sûr, une réputation les précède mais l’épreuve concluante sera le lavoir, le comportement au lavoir, ce qu’on y amène et la manière de laver.
« … Ne voyez-vous pas que cette jeunesse qu’un garçon est allée chercher  « si loin » se montre vraiment trop raffinée dans sa lessive, elle passe tout le blanc « au bleu » et il paraît même qu’elle amidonne ! »
« … Pas possible, elle le fait pour se faire voir… »
« … Ça lui passera… »
Mais si, à l’épreuve du temps, elle reste cette ménagère irréprochable, elle sera entourée de considération. La jeune fille vaillante au lavoir est vue comme un bon parti, surtout si le linge est bien raccommodé. Peut-être qu’elle n’est pas très belle, mais quels draps blancs !
Au soir des jours et des jours de lessive, on peut affirmer qu’une telle s’occupe de ses affaires personnelles et de celles de sa fille et néglige « ses » hommes : mari et fils. On rit secrètement des pantalons à bout d’usure, des chemises changées seulement quand elles sont grises de crasse, du peu de chaussettes. Car il est du devoir des femmes de « tenir l’homme propre » et ce n’est pas l’homme négligé que l’on accuse mais bien la femme ou la mère qui ne s’occupe pas avec soin de son linge. Et celle-là, que signifient ces dessous excessivement beaux, enrubannés, cette quantité de pantalons ? Quel adultère – prend-on toute cette peine pour un mari ! – ou quelles orgies qui pour être matrimoniales n’en sont pas pour autant légitimes ?

Que devenaient donc ces détails glanés au lavoir par les yeux ? On emmagasinait, on thésaurisait les données pour en faire usage ailleurs. C’était autre chose que ce qui s’était dit au-dessus de l’eau vive. On en parlerait abondamment, mêlé à tout ce qui avait été entendu, dans les conversations de porte à porte, dans l’intimité des maisons entre mère et fille, entre belle-mère et bru, dans les échanges secrets entre amies ou femmes d’une même famille. Et finalement, d’oreille à oreille, toute observation serait connue de tous – non de toutes. Celles qui « avaient l’œil » alertaient les moins futées, qui se promettaient de mieux regarder la prochaine fois pour mieux dire et médire. Car le fond et la fin des remarques était la critique. Les quelques compliments, parcimonieux, s’accompagnaient le plus souvent d’un : « mais ». De la silencieuse qui lavait énergiquement un linge parfaitement reprisé à une fréquence sur laquelle il n’y avait rien à dire, on avançait qu’elle était sournoise.
Les menteuses étaient vite repérées.
« … Elle se vante de posséder ci ou ça, et on n’en voit jamais l’ombre, au contraire tout ce que l’on voit dément les fanfaronnades… »
« … Rose a voulu en rajouter sur le contenu de son armoire, mais qu’en est-il de tous ces draps invisibles dont elle se vante ?... »
« … Chez les Cabrol les jupons sont bien peu brodés, on dirait du linge de religieuse… »
« … Les cache-corsets ? On voit le jour au travers et les dessous de bras ont été rapiécés bien des fois… »
« … à Marinette on « donne » : les sœurs du couvent, des « dames » lui portent de pleins ballots de vêtements… »
« … Elle pleure misère et finalement sa marmaille est mieux vêtue que la mienne, moi qui trime et ne me plains pas… »
« … Il est clair que le caraco, le joli tablier que Victorine savonne viennent de sa patronne. Ils étaient encore en bon état. Et bien beaux. Mais elle ne l’avouera pas… »

Quand une femme quitte le lavoir avec sa brouette ou sa panière remplie de linge ruisselant, la conversation, un temps peut la concerner. Belle-mère exigeante, belle-fille méchante, vieilles souveraines autoritaires. De qui médit-on sinon des absents ?

On se rapprochait de certaines, plus renseignées, plus malignes, car près d’elle abondaient les nouvelles, mais dès qu’elles avaient le dos tourné on ne manquait pas de faire remarquer à quel point elles étaient dangereuses : dangereuses observatrices, dangereuses bavardes. On se méfiait sans vouloir toutefois se priver des renseignements qu’elles apportaient. Mais c’était aux risques et périls de la curieuse, elle-même observée.

Après, dans les temps de solitude active, devant le feu, penchée sur le jardin, sur la soupe, la reprise, et même inclinée devant Dieu, la femme trierait, mettrait les observations bout à bout, reconstituerait les chroniques, ferait la part du crédible et de l’incroyable, des calomnies des jalouses, pèserait les âmes et leurs drames, se les raconterait à elle-même et les raconterait aux autres.

De toutes ces choses venues du lavoir, l’homme n’aurait que des échos à demi-évanouis, parfois seulement des soupçons.
Les maisons de l’eau – les photographies, les cartes postales qui nous en restent – n’ont pas gardés sa mémoire car il n’y était pas chez lui, pas plus qu’il n’était chez lui à l’intérieur de la maison.
Il s’approche parfois du seuil du lavoir pour quelques instants, le temps d’une indispensable communication, mais il n’entre pas. Il n’a pas eu besoin seulement de s’annoncer. On l’a vu venir de loin et on a prévenu l’intéressée : « Tu as ton mari, ton fils qui arrive… » Si ce qu’il a à dire est anodin il lance à haute voix l’information et s’en va vite. Sinon il fait signe à sa femme de venir. Elle se lève et traverse au milieu des odeurs de savon, et, mains mouillées, inhabituellement blanches, presque blêmes, manches retroussées sur les avant-bras, blancs aussi comme du lait caillé, elle s’approche, le feu aux joues, le cou rosi par le travail de force du rinçage des grosse pièces – jetées comme des éperviers avant d’être ramenées, lourdes d’eau, et d’être tordues à grands efforts de muscles –, mise en sueur par le battoir. Désirable. Quelques phrases échangées et la femme rejoint les autres, et l’homme fuit, tant il est timide et désarmé devant l’assemblée des femmes. S’il n’a rien à dire à aucune, il passe au large de la volière. Seuls les enfants vont et viennent, nient les lieux réservés. Mais l’enfant n’est ni mâle ni femelle, il est un enfant. Certains quittent le jeu sur leurs deux jambes pour venir téter. Une grande sœur, une aïeule amènent un nourrisson et la mère donne le sein, debout parfois. Il flotte dans les reflets de l’eau de sauvages maternités.
Les corollaires du lavoir sont l’étendoir et l’armoire.

Avec le linge étendu, déplié et véritablement offert, page blanche dans le soleil et le vent, s’achève la lecture des maisonnées. Parfois on installait des fils près des lavoirs ou alors on utilisait les haies vives d’un champ ou d’un jardin qui rendaient inutiles les épingles. On aimait pour le séchage le grand air et le soleil qui embaument et blanchissent les pièces. Ma grand-tante gardait une telle habitude de l’observation des lessives étendues qu’une fois venue habiter en ville elle ne pouvait s’empêcher, de son balcon minuscule, d’analyser l’étendoir de sa voisine, sans souci de se tordre le cou. Après, elle faisait d’amères remarques sur les temps modernes, annonçait des cataclysmes de société dont elle avait lu les présages dans les culottes devenues d’indécents slips, dans les soutiens-gorge en dentelle, dans la disparition des linges au profit des serviettes hygiéniques jetables.

Puis venait l’intimité du repassage – presque une caresse – et de l’armoire. Le meuble lui-même et son contenu étaient souvent la seule richesse des plus humbles, ceux qui ne possédaient ni maisons, ni champs. Ce bien, géré par les femmes, était le leur, l’ouverture de l’armoire leur pouvoir, son rangement leur gloire.
Les piles de draps s’alignaient comme des blocs de neige, frais et carrés. Entre les piles, sous les piles, on installait les secrets et les choses précieuses. Des économies. Des louis d’or dans un bourson. Des bijoux. Des « bons ». Des lettres. La boucle de cheveux d’un enfant ou une natte d’une défunte. Une statuette rapportée de Lourdes, cassable et que l’on ne voulait pas livrer à la poussière et aux maladresses. Derrière les piles de mouchoirs, derrière les services de table il y avait des actes de propriété, des contrats de mariage, les livrets militaires des hommes, une médaille du travail en métal ordinaire et souvent terni, une bouteille remplie d’eau de Lourdes, une boîte doublée de satin avec une douzaine de beaux couteaux qui sortiraient avec le service de table pour une grande occasion. Tant de choses gardées par les murs immaculés du linge.
Quand on ouvrait l’armoire, on ne voyait que des toiles luisantes de propreté, du linge militairement au carré. Sans rien déranger, la main de la femme allait chercher ce qu’elle voulait sortir.
Parfois, lors d’une visite, il n’était pas rare que la maîtresse de maison – par là même elle signifiait son pouvoir et personne d’autre qu’elle ne l’eût osé – ouvrit largement les battants – pour montrer l’ordre et s’en glorifier – et sortît un oreiller orné d’un beau chiffre, une dentelle, des photographies, de menus souvenirs comme une image pieuse ou un chapelet, les dents de lait d’un enfant, un certificat de communion solennelle orné d’anges, d’une Sainte-Famille et d’un Sacré-Cœur entourant les étapes de « la vie de bon chrétien » : baptisé le…, confirmé le…, communié le …
C’est au linge que l’on confiait la mémoire.

Désormais, dans les lavoirs désertés, il n’y a plus que le bruit de l’eau. Elle chantonne dans le volume, sans plus jamais être tressée de voix et de regards, elle court de bac en bac, limpide, et n’entraîne plus de traînées savonneuses. Les petites truitelles de lumière vibrent toujours sur les murs.
En passant dans les villes et les villages je cherche des yeux ces architectures ouverts à la manière des salles capitulaires, gracieuses, utilitaires et belles de l’être, de savoir préserver des vents les plus mauvais, de prendre jour du côté du soleil.
J’y pénètre et je m’approche de la pierre, lisse autant que du marbre finement poli. Qu’il s’agisse de pierre ou de ciment, ils furent usés jusqu’à la beauté.
J’y pose mes paumes et montent les images. Des mains, des mains surtout. Mains blêmes et raidies d’onglée, mains de fillette en devenir de femmes, mains nouées de rhumatismes des laveuses à le journée, tannées et torses comme celles des marins, mains savantes qui par ailleurs, à petits gestes, mesuraient la farine et le sel, brodaient fin, cousaient, épierraient les champs, pétrissaient le pain, repiquaient le plançon de salade. Mains anonymes, oubliées, jointes un jour, glacées, sur la poitrine et liées du chapelet.
Les lavoirs doux et murmurants témoignent de ces mains qui s’occupèrent de ce qui est au plus près de l’intimité : le linge. Draps et langes de la naissance, chemises qui plièrent des ventres, des cuisses, des sexes et reçurent tant de secrets nus, furent tachés de sueur, de sang, de sperme, d’urine et furent purifiées de ces scories de la vie dans le courant domestiqué de ces maisons de l’eau où j’écoute respirer l’Histoire invisible.
Béziers 4 mars 1995


Je ne suis pas de ceux qui trouvent facilement les mots pour parler de ce qu'ils ressentent sur tel ou tel texte...
Je trouve ce texte vrai, en le lisant j'entends ces femmes bavasser dans le lavoir, les commérages, je sens les regards loquaces... Je trouve qu'elle parvient très bien à faire passer l'atmosphère.
Plutôt que de faire de longues phrases inutiles, je préfère partager ce texte avec vous. Ce fut mon premier contact avec Marie Rouanet.
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MessageSujet: Re: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptyVen 24 Sep 2010 - 20:24

Nous les filles, c'est un très lointain mais agréable souvenir de lecture, je me rappelle de quelque chose de drôle, vivant, gourmand, pas mièvre comme parfois ces bouquins de souvenirs d'enfance rétro. Même quelques ressemblances avec Colette, des fois.

Merci pour l'extrait de Ces maisons de l’eau.
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MessageSujet: Re: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptyLun 9 Mai 2011 - 15:56

Marie Didier, Marie Nimier... Marie Rouanet : encore une Marie qui fait son interessante !

Du coté des hommes, une suite logique à Nous les filles. Je suis en train de la lire...
Je sais déjà qu' elle n' a pas yeux ni les oreilles dans sa poche, Marie Rouanet !
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MessageSujet: Re: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptySam 14 Mai 2011 - 16:39

DU COTE DES HOMMES

Marie Rouanet revient une fois encore sur son enfance, sans mièvrerie ni sentimentalisme, mais avec
un regfard curieux sur le role de la femme et de l' homme à cette époqiue.
Souvenirs qu' elle a du monde intérieur, celui de la maison, de l' armoire bin rangée, qui est alors le monde des femmes.
Alors que le monde des hommes est celui de l' extérieur. Ces deux mondes se cotoient tout en restant
heureusement différents.
Marie Rouanet ne se contente pas de ses souvenirs. Elle fait un travail de sociologue et meme d' ethnologue, en expliquant et commentant les rites très anciens qui sont en train de disparaitre
avec le temps, l' éclatement et la dispersion des communautés rurales du Sud de la France et dont elle est issue.
De bien belles pages sur les gens de sa famille, du village et sur les rites comme le Canaval, celui
de Limoux et surtout celui de Cournonterral qui a gardé une partie de sa sauvagerie initiale et la
richesse de ses significations.
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Bédoulène
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MessageSujet: Re: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptySam 14 Mai 2011 - 21:52

bouleversant ce texte ! les souvenirs remontent.

je note cette auteure.
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shéhérazade
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MessageSujet: Re: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptyLun 9 Avr 2012 - 12:55

Marie Rouanet 97822211

Je l'ai commandé. Probablement, une pure merveille !

Voici ce qu'en dit le Figaro :

«Là, on entre en silence et douceur. Et s'apaise la colère. Et se décante l'âme.» Dans ce petit ouvrage tout de tendre rêverie, Marie Rouanet s'est livrée à un enchaînement de brèves méditations poétiques sur le jardin privé, qu'il soit potager, fleuri ou arboré. Tiges, pétales, pistils, pousses, branches, taillis, courges, rhubarbes, cerisiers, vignes folles y sont évoqués, selon la course du soleil et le passage des saisons, finissantes ou naissantes. Y voisinent également des merles entreprenant une figue, quelques loriots, des «rumeurs de lézards, d'insectes». Ailleurs, c'est un cours d'eau dont on ne sait que le murmure, à moins que ce ne soit une fontaine… Sans oublier les indispensables ustensiles, meubles perdus, bêches tordues, seaux défoncés, casseroles sans queue, tabliers usagés, bouts de ficelle et autres objets remisés. C'est avec gourmandise et délectation que l'on découvre ces petits textes lumineux, à l'étrange sensualité, qui nous donnent cette envie : rejoindre au plus vite les premiers chemins buissonniers pour s'étendre dans un pré carré, où trône une maison accueillante. Et alors, « au moment où la chaleur tombe, verticale, si on glisse la main sous les feuilles de la salade, du fraisier, sous les vastes feuilles des courgettes, on trouve, au revers, économisée, capturée, conservée, l'eau du dernier arrosage». Le livre peut également se lire comme un hymne bucolique au silence, à peine troublé par le «gargouillis du tuyau d'arrosage » ou le « grattement du râteau».

Depuis 8 mois que je travaille à la campagne, je vais régulièrement chez une dame de plus de 80 ans qui me fait chaque jour prendre pleinement conscience de cela. Un vrai bonheur.
Je vous reparle de ce livre très prochainement !
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MartineR
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MessageSujet: Re: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptyDim 28 Oct 2012 - 10:44

J'avais lu il y a assez longtemps Nous les filles et aussi un livre où elle faisait revivre les bagnes pour enfants dans la première moitié du XX°siècle : Les Enfants du bagne,

Je viens de finir: La Nègre
La beauté et la richesse d'Hélène étaient enviées de toutes, elle fascinait Renée encore enfant. Victime d'un accident grave, Hélène demande à Renée, devenue sculpteur et écrivain, d'être son " nègre " et d'écrire son histoire. Celle-ci accepte, au mépris de ses convictions et, se prêtant au jeu, plonge dans un passé sulfureux qui n'est pas le sien. D'une plume à la fois implacable et sensible, au fil d'une intrigue vénéneuse, Marie Rouanet raconte la relation complexe, faite d'attirance et de cruauté, qui se noue entre ces deux femmes. Une vie par procuration qui interroge la création littéraire. (éditeur)

D'une écriture très acérée & précise, Marie Rouanet, décrit la descente en enfer de ces deux femmes que rien ne destinait à se retrouver ni à se découvrir. Les silences complices des sociétés sur la perversité de pédoplilie. Beaucoup de personnages annexes très attachants comme Clothilde.

Mais un sentiment de gène se dégage de ce roman.
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MessageSujet: Re: Marie Rouanet   Marie Rouanet EmptyMar 30 Avr 2013 - 21:08

Des extraits de Tout jardin est Eden

Citation :
Le jardinier cherche la certitude dans un monde incertain. Sa terre est là, sous son regard, en quelque spas traversée, totalement surveillée, soumise.
A petits gestes, il se sédentarise et se tait. Tous les jours, il reçoit ce don d'un temps où il est sauvé de lui-même et des autres.

Citation :
On craint, on espère, on se réjouit sans grandes conséquences pour la vie réelle. Ces sentiments sont purs de toute incidence, presque sans poids, ludiquement essentiels. C'est la manière légère d'être paysan.

Citation :
Un cousin lui avait donné des tomates qu'il disait russes, énormes, dont la chair plantureuse ne contenait qu'une pincée de graines.
Il avait du passer le jus presque inexistant au tamis, sécher les graines glaireuses sur un papier sopalin, s'en occuper pour qu'elles ne périssent pas, "comme d'une mariée". De toutes les tomates grasses véritablement énormes dont les pieds étaient chargés - certaines approchaient du kilo, il les soupesait comme des pis, comme des testicules de reproducteur -, il ne pouvait sauver chaque année que quelques graines, qu'il conservait une boite de cachous avec l'étiquette "Tomates géantes".
Et il y avait une mystérieuse contradiction, comme une plaisanterie entre la petitesse de la boite et l'inscription de l'étiquette.
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