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L'Homme qui pleurait les morts (
Itamu Hito, 悼む人 ; 2008). Roman traduit par Corinne Atlan. Editions du Seuil. 607 pages.
Le roman est centré sur un homme aux motivations mystérieuses : Shizuto, 32 ans. On le verra sous différents angles : sa famille, un journaliste...
Shizuto a quitté son travail, sa famille (enfin, ses parents et sa soeur, car il n'est pas marié), et parcourt le Japon, sac à dos, dépensant le minimum.
Un journaliste, Makino, l'interroge :
- Citation :
- "- Alors tu épluches les journaux et les magazines, ou tu écoutes la radio, pour t'informer sur les accidents et les crimes, et tu te rends à pied sur les lieux où des gens sont morts ?... C'est bien ça ?
- Oui. Parfois ce sont des personnes rencontrées en chemin qui me donnent des informations sur tel ou tel endroit.
- Mais pourquoi fais-tu ça ? Tu as l'intention d'écrire un article ?
- Non, je pleure les morts, tout simplement.
Makino, qui ne saisissait pas encore très bien de quoi il retournait, se mit à tapoter sur la table du bout des doigts.
- Pleurer, pleurer... Tu pries pour le repos de leurs âmes, c'est ça ? Des gens avec lesquels tu n'as rien à voir, puisque tu les trouves dans les pages des faits divers... Tu suis l'enseignement d'une divinité particulière, ou alors c'est une pratique que t'ordonne une secte ?
- Je ne fais partie d'aucune secte ni d'aucun groupe de croyants." (pages 40-41).
Le voici sur les lieux d'un accident de la circulation. Il demande des précisions sur la victime à un agent de la circulation.
- Citation :
- "- Qui a-t-il aimé, qui l'a aimé, quels actes lui ont valu de la reconnaissance, le savez-vous ?" (page 45)
Puis, il se recueille, il pleure le mort.
- Citation :
- "Il mit aussitôt le genou gauche à terre. Sous le regard quelque peu éberlué de Makino et de l'agent, il leva la main droite au-dessus de sa tête, l'abaissa vers sa poitrine, approcha sa main gauche du sol puis la souleva jusqu'à son coeur pour la poser sur son autre main. La tête baissée, il remuait les lèvres, mais Makino était trop loin pour entendre ce qu'il disait." (page 45).
À chaque fois, Shizuto tente d'obtenir les réponses à ces trois questions : qui a-t-il aimé, qui l'a aimé, quels actes lui ont valu de la reconnaissance ?
Il expliquera pourquoi.
Ces questions suscitent des réactions diverses : Shizuto serait-il malade ? un criminel en puissance ? appartiendrait-il à une secte ?
Toutes les réactions ne sont pas négatives. Les proches de certains morts peuvent parler à quelqu'un, parfois pour la première fois. Cela leur fait du bien.
- Citation :
- "Dans les affaires les plus atroces, on se souvenait du criminel, mais il ne restait souvent rien de la victime, pas même son nom." (page 199).
Shizuto veut garder la trace de tous ces gens, sans les hiérarchiser en fonction des circonstances de leur mort (meurtre, accident, suicide...) Garder quelque chose d'eux, car chacun a été unique.
À mesure qu'on le suit dans son voyage, on perçoit une réalité sombre de la société japonaise : harcèlement au travail, corruption, écoles qui ferment à cause de la baisse du nombre d'enfants, suicides d'époux ou même suicides collectifs...
Et on se posera la question de ce qu'il reste après la mort de quelqu'un qui aura mené une vie simple, banale. Comment en garder la trace, éviter qu'il ne sombre dans l'oubli ?
Plus généralement, on s'interroge sur le sens de la vie, surtout s'il n'y a rien après (mais qui sait ?).
Le livre se compose de plusieurs histoires (généralement pas gaies) qui se recoupent, avec en ligne de force un parallèle entre une femme qui va mourir (d'un cancer) et une autre qui va donner naissance à un enfant.
Il y a quelques séquences "émotions", mais l'auteur n'en fait pas trop.
On peut s'interroger sur le sens réel de ce qu'accomplit Shizuto, qui consacre sa vie aux morts (est-ce que cela a vraiment un sens ? n'est-ce pas vain ? ou égoïste ?), qui appelle ponctuellement, tous les ans, une personne qui lui est étrangère, mais qui n'est pas fichu de passer un coup de fil à ses parents. Par peur de devoir rentrer chez lui ?
On pense un peu au personnage principal de la nouvelle de Henry James, L'Autel des Morts, qui est lui aussi en quelque sorte happé par les morts, au détriment des vivants.
Apparemment (source : http://www.booksfromjapan.jp/publications/item/42-the-mourner ) l'auteur - connu pour écrire lentement - a passé sept ans sur ce livre. En 2009 (l'année suivant la parution de
L'Homme qui pleurait les morts), Tendô Arata a publié les
Journaux de Shizuto : de façon similaire à Shizuto, qui écrivait jour après jour quels morts il avait pleuré et qui ils étaient, Tendô Arata a tenu lui aussi un tel journal. Shizuto est donc en quelque sorte le double de l'écrivain.
Un bon livre.