La bouche pleine de verre
Henk van Woerden aborde une page d'histoire mais c'est aussi un moyen d'exposer sa relation passionnée et conflictuelle avec l'Afrique du Sud. A la lisière du témoignage et de la biographie, La bouche pleine de verre est une œuvre atypique, souvent bouleversante dont la force expressive m'a beaucoup marqué.
Au cœur du récit se trouve une date, le 6 septembre 1966. Ce jour-là, Demetrios Tsafendas, employé au Parlement, assassine de plusieurs coups de couteau Hendrik Verwoerd, Premier ministre sud-africain et «architecte de l'apartheid». Tsafendas, jugé irresponsable (il évoque un ver de terre dans son estomac), sera emprisonné jusqu'à sa mort en 1999.
L'enjeu pour van Woerden est de redonner un visage, un passé, une légitimité à Tsafendas qui a été «oublié» par l'histoire....parce que son geste est isolé, parce qu'il n'a pas contribué dans l'immédiat à fragiliser un système, parce qu'il est à l'écart des luttes politiques qui aboutiront à l'effondrement de l'apartheid et parce que la folie semble priver son acte du moindre sens.
L'auteur s'obstine à suivre la trace de la vie de Tsafendas pour lui trouver un sens et une ampleur, et cette biographie éclatée traduit avec énormément d'intensité et de fièvre l'étendue d'un malaise.
Né à Maputo (ville nommée Lourenço Marques car le Mozambique est une colonie portugaise), le père de Tsafendas est un marin grec et sa mère une domestique mozambicaine. Van Woerden montre que cette phrase est suffisante pour saisir la portée d'un traumatisme et l'absurdité d'une condition: enfant métis, illégitime, puis quasiment apatride après avoir été rejeté par son père, il va dès sa jeunesse parcourir le monde sans jamais s'installer ou trouver une stabilité. Solitaire, fragile psychologiquement, il alterne des séjours en hôpital psychiatrique et des périodes de lucidité. Ses innombrables voyages sont le reflet d'une impasse, d'une fuite qui reproduit des angoisses. Tsafendas est un homme sans attaches, brisé de l'intérieur et sa présence dans l'Afrique du Sud de l'apartheid en 1966 libère une rage et une colère.
Verwoerd est alors un premier ministre tout-puissant, qui a refermé le pays sur lui-même et consolidé un processus de ségrégation dans la violence (le massacre de Sharpeville en 1960 a symbolisé un point de non-retour et dessiné une fracture définitive dans la société civile). Il est tout ce que Tsafendas peut rejeter à travers la suprématie dans tous les aspects de la vie d'une classification raciale (Blancs, Coloured, Indiens, Noirs), et son passage à l'acte n'est que l'aboutissement d'une détresse absolue.
Tsafendas est le miroir d'une Afrique du Sud déboussolée, d'une identité niée. Van Woerden expose sa propre sensation d'impuissance à l'époque face à la mainmise de l'idéologie afrikaner au pouvoir, qui va le pousser à retourner en Europe. Il revient seulement Afrique du Sud au tournant des années 90, au cours de plusieurs séjours et ce projet d'ouvrage est aussi l'instrument d'une reconstruction par rapport un évènement qui l'a énormément touché. Une rencontre avec Tsafendas, quelques années avant sa mort, forme un épilogue presque apaisé où le prisonnier est capable d'éclairs de lucidité, même si la vieillesse et l'enfermement ont accentué une sensation d'irréalité.
La bouche pleine de verre est donc pour Van Woerden un moyen pour se réapproprier le contexte de sa jeunesse et mettre en mots la souffrance provoquée par le déchirement d'une société. La personnalité de Tsafendas devient le poignant symptôme d'un aveuglement, d'une perte.