Jakob Lenz de Wolfgang Rihm (1977/78) dans une mise en scène d'Andréa Breth d'après Lenz de Büchner
Wolfgang Rihm est un compositeur contemporain majeur et particulièrement prolifique dont le langage musical est très varié. L'opéra Jakob Lenz est une oeuvre de jeunesse qui se situe dans une filiation post-2ème école de Vienne (Schoenberg, Berg , Webern), post-Boulez/ Stockhausen et surtout proche de l'univers de Luigi Nono que Rihm a toujours admiré. Mais ça ne l'a pas empêché de devenir l'un des opéras contemporains les plus joués dans le monde depuis sa création malgré la complexité de son écriture.
Le livret a été écrit par Michael Fröhling et Wolfgang Rihm lui-même. C'est un modèle du genre qui réussit une alchimie étonnante entre le texte de Büchner, les poèmes de Lenz et le témoignage du pasteur Oberlin sur sa schizophrénie. C'est un univers expressionniste qui est très proche de Wozzeck même si la musique en est sensiblement différente. Berg utilisait un orchestre important et des registres musicaux différents qui s'enchevêtraient alors que Jakob Lenz est un opéra de chambre pour 11 instruments à l'extrême densité.
L'incroyable force de cette musique vient du fait qu'elle semble nous donner directement accès à l'espace mental de Lenz. Elle ne souligne pas l'action mais elle nous fait vivre jusqu'à l'insoutenable la chute d'un homme qui s'enlise dans sa folie. Il n'y a pratiquement pas d'accalmies dans le récit. C'est la plongée dans un abîme de souffrances d'un être brisé par la mort de la femme qu'il aimait quelques années auparavant et dont les hallucinations semblent vouloir désespérément la ramener à la vie.
L'histoire se déroule sur quelques jours pendant lesquels il est aidé par le pasteur Oberlin auprès duquel il trouve refuge en pleine nature avant que sa folie devenant incontrôlable ne mène le médecin Kaufmann à l'interner dans un asile.
Andréa Breth a conçu une scénographie à la fois sobre et incroyablement puissante. Les hallucinations de Lenz étant représentées par un choeur mixte qui accompagne chaque séquence d'une présence à la fois étrange et menaçante. Elles commentent ses actes, lui donnent des ordres, le leurrent et le harcèlent.
La nature a également une place essentielle et elle a trouvé un dispositif original pour rendre compte de l'effacement de la limite entre soi et non-soi propre à la schizophrénie en faisant pénétrer progressivement des rochers dans l'espace de la scène. Ils apparaissent d'abord comme une maquette dans des vitrines puis surgissent progressivement à l'intérieur du cadre pour occuper pratiquement tout l'espace. L'eau coule sur le sol, il n'y a plus de dehors et de dedans.
De la même façon il y a dissolution des notions de haut et de bas, de dedans et de dehors. L'effet est stupéfiant et on expérimente un vécu de morcellement et de dissolution de la réalité très dérangeant. La musique est d'une complexité inouïe. J'étais au premier rang et c'était merveilleux de voir les musiciens s'affronter ou fusionner dans des combinaisons sonores infinies. Très impressionné aussi par Georg Nigl qui interprète le rôle titre même s'il en rajoute parfois dans la caricature du fou qui s'agite. Mais il en montrait surtout toute la fragilité et l'humanité.
Enfin le spectacle ne se contente pas d'être l'observation douloureuse d'un cas clinique. Elle est en même temps une métaphore de la condition humaine qui se débat avec ses traumatismes, ses souvenirs ineffaçables, sa quête d'amour et de sens, son angoisse de la mort et sa terreur d'un monde qui menace de l'engloutir à tout moment. C'est le thème très romantique de la folie comme paroxysme quasi mystique de la nature humaine. C'est une descente aux enfers et en même temps une course vers l'apaisement et la libération des tourments. Ce personnage porte le masque déformant de la folie mais nous tend un miroir terrifiant. Lorsque son agitation se calme enfin c'est la vie qui s'arrête.
Un opéra essentiel que je vous souhaite de voir un jour. La musique n'est pas facile d'accès au départ mais progressivement on est subjugué par sa force d'évocation.