Anselm Kiefer

Quelques tableaux commentés donc... A noter qu'aucune photo ne peut restituer l'importance, la densité, le relief, la complexité et surtout l'étrange beauté de ces oeuvres pourtant sombres en apparence. Surtout cliquez pour voir les agrandissements.

Bergkristall

Citation :

En véritable alchimiste, Kiefer transforme le plomb en cristal de roche. Un paradoxe en soi: le plomb, un matériau toxique dont on fait aussi des balles de fusil. Le cristal de roche, un minéral aux propriétés thérapeutiques. En tant que créateur, il impose son sceau sur sa création en écrivant de sa propre main le nom sur l'oeuvre. Ce titre renvoie à la Kristallnacht, le pogrom des Nazis contre les juifs (Allemagne 1938).

Mutatuli

Citation :

Un hommage à l'écrivain Max Havelaar. Les plantes séchées sont des tulipes. Le souvenir de leur profusion est emporté par le vent. La force de la tulipe réside cependant dans son bulbe. Le nom Multatuli vient d'une citation d'Ovide et signifie: "J'ai beaucoup souffert". Le pseudonyme est volontairement mutilé, en souvenir des nombreuses mutilations pendant la guerre.

The secret life of plants for Robert Fludd

Citation :

Le titre anglais de cette série renvoie à l'érudit du XVIe siècle Robert Fludd, un "homo universalis" qui pratiquait la médecine, la physique et la philosophie. L'oeuvre illustre l'idée maîtresse de Fludd: il y a une analogie entre le microcosme et le macrocosme. A l'aide de plâtre, Kiefer relie la vie sur terre à la voûte céleste.

Wege der Weltweisheit

Citation :

Kiefer remonte le cours du temps. Il analyse l'histoire allemande pour y trouver la genèse de la guerre. La gigantesque gravure sur papier montre 34 sages, les pères spirituels qui ont marqué la culture allemande, tant dans le sens positif que négatif. Il fait se côtoyer des généraux prussiens et Horst Wessel - un membre des SA de Hitler - avec de grands penseurs comme Kant ou Heidegger. Les "voies de la sagesse du monde" semblent impénétrables. Le motif central est une forêt en feu: l'endroit où a eu lieu la légendaire Hermannsschlacht, la dite Bataille de Teutiburg qui opposa les Germains conduits par Hermann (Arminius) et les Romains, menés par Varus.

Am Anfang

Citation :

L'échelle relie le ciel et la terre. Entre les échelons s'entrelace un rouleau de pellicule photographique. Ces photos représentent des tours. Les bâtiments de haute taille sont un symbole de civilisation. Certaines tours semblent pourtant branlantes. L'homme continue de bâtir, même si la base vacille. le titre se réfère à un verset du livre de la Genèse: au commencement Dieu créa les cieux et la terre.

Jakobsleiter

Citation :

L'échelle brisée rappelle Jacob, le petit-fils d'Abraham. Bien que Jacob soit cité dans le Tanakh (la Bible hébraïque), le Nouveau Testament et le Coran, il est aussi la figure qui a initié la scission: c'est par la ruse que Jacob obtient le droit d'aînesse qui revenait à son frère jumeau, causant ainsi la rupture avec ce dernier. Plus tard, Jacob causera encore la division, car c'est de ses douze fils que sont nées les douze tribus d'Israël/ Le motif de l'échelle vient du rêve qu'eut Jacob alors qu'il fuyait la vengeance de son frère. La notion d'"échelle de Jacob" représente également l'ascension spirituelle dans le contexte de la tradition juive: une série d'exercices de méditation et l'étude de certains textes de la Kabbale qui amènent à une meilleure compréhension de la relation entre Dieu et l'homme.

Palmzoday et Palmsonntag

Citation :

Palmzoday se réfère au Dimanche des Rameaux, l'entrée solennelle de Jésus à Jérusalem. La mutilation du titre renvoie aux souffrances du Christ. Kiefer enveloppe le buis des Rameaux de plâtre, pour qu'il guérisse. Palmsonntag est une autre référence au Dimanche des Rameaux. Le titre n'est pas mutilé cette fois-ci parce qu'il ne s'agit pas tant des souffrances du Christ que de son offrande et de sa victoire sur la mort.

Schwarze Flocken

Citation :

Un livre de plomb au milieu d'un paysage désolé, couvert d'une neige aux lueurs rosâtres. Un livre avec un contenu d'une lourdeur de plomb, d'où s'échappent des vers du poème Schwarze Flocken du poète juif de l'Holocauste, Paul Celan (1920-1970). Les tiges font penser à des ceps de vigne ravagés, aux rangées infinies de signes commémoratifs dans les cimetières militaires, ou encore à des runes, cette écriture ancienne des peuples germains que les nazis reprient et employèrent dans leurs symboles (par ex. SS). le mot holocauste vient du grec, où il signifie "tout brûler", et par extension, "immolation par le feu".

Böhmen liegt am Meer

Citation :

Le paysage désolé et ravagé porte encore les blessures du combat. Pourtant la vie y fleurit de nouveau: les coquelicots. Leur couleur évoque le sang versé, mais leur pouvoir thérapeutique peut alléger la douleur. Le titre se réfère à la Bohème, une partie de la Tchéquie, une zone frontière qui a souvent été l'enjeu du combat. La Bohème n'est pas du tout près de la mer, le titre renvoie à un poème d'Ingeborg Bachmann (1926- 1973). il s'agit de la force et des potentialités infinies de la mer.

Voyage au bout de la nuit

Citation :

Une mer du trépas, comme si la guerre durait éternellement. Cette oeuvre se rapporte aux calculs de Khlebnikov (1885-1922): un écrivain russe visionnaire, selon les théories cycliques duquel un important combat naval se déroulerait tous les 317 ans. Le titre se réfère au premier roman de Céline qui écrirait plus tard des pamphlets antisémites. L'oeuvre porte sur les banalités et l'inanité de l'existence: les mêmes problèmes reviennent toujours.

Geheimnis der Farne

Citation :

Une nature exsangue, à première vue. Mais un peu d'eau suffit à ramener à la vie cette terre aride. C'est le secret des fougères auquel se réfère le titre: une plante millénaire vivace qui n'a besoin que d'eau pour survivre.

Fruchtbarer Halbmond

Citation :

Cette oeuvre renvoie à la tour de Babel, dont la construction s'arrêta à cause de la confusion des langues. Le titre se réfère à ce qui est encore considéré comme le creuset de la culture occidentale: le Croissant fertile, englobant la Mésopotamie, le Levant, le Tigre et l'Euphrate. Une région dont les conflits font aujourd'hui la une des journaux. Kiefer ne voit pas la ruine comme une fin, mais comme un nouveau commencement. Il entend participer à l'unité dans la diversité.

Lilith

Citation :

L'oeuvre semble représenter Ground Zero, mais elle a été crée une décennie plus tôt. La ville moderne avec ses gratte-ciel, en cendres et en poussière. La destruction est-elle le fait de la sombre Lilith? Dans la tradition juive, Lilith est la première femme d'Adam, créée comme lui de la terre et donc son égale. Cela conduisit à des conflits. Lilith représente la force négative du mal dans le monde. Pourtant nous voyons aussi des éléments positifs: des graines de pavots et des spirales ascendantes en argile rouge.

Shebirat Ha Kelim

Citation :

Une oeuvre qui véhicule des histoires et des idées cabalistiques. Le titre se réfère au bris des vases avec la lumière divine. Pendant la création, quelques vases se brisent et le mal, sous la figure de Lilith, pénètre dans le monde. Les éclats de verre renvoient tant aux vases divins brisés qu'à la Kristallnacht, un pogrom des Nazis contre les juifs. Les dix poches sur la robe représentent les dix maisons de la connaissance, les Sephirot. Chaque Sephira représente un stade de la connaissance qu'il faut comprendre pour atteindre l'infini. Les poches affichent une structure hiérarchique à quatre niveaux, avec en dessous Malkouth, la Terre-Mère. Par les valeurs du Sens Moral et par le Monde Matériel, on accède jusqu'au niveau le plus élevé, l'Intellect. Au sommet de ces 10 degrés de la connaissance se trouve la Volonté Divine (Kether), représentée ici par une auréole de verre. Ici aussi, Kiefer représente une ascension spirituelle, une vision totale, cette fois sous la forme d'une figure avec un visage comme un cercle solaire.

Jaipur

Citation :

De tout temps, l'homme a scruté le firmament et bâti des observatoires astronomiques pour le faire. Le plus grand observatoire de pierre du monde se trouve à Jaipur en Inde. La passerelle qui y mène semble être une échelle qui relie la terre au ciel. L'homme a cartographié l'univers infini et noté soigneusement les coordonnées de tous les astres et planètes afin de définir précisément leurs positions. Les séries chiffrées ne sont pas des coordonnées de la NASA, mais ont été créées par Kiefer. Elles évoquent les matricules que les nazis tatouaient sur les avant-bras des déportés. Les taches bleues renvoient au bleu intense d'Yves Klein. Il ne considérait pas son bleu ultramarin comme une simple couleur, mais comme un saut spirituel dans l'espace.

Il est des jours où je mesure plus que d'autres la chance inouïe que nous avons de participer à un forum comme le nôtre...
Merci Marko...et Maline aussi, pour toutes les informations que vous venez d'apporter si généreusement sur ce fil...
Je suis éblouie par l'oeuvre de Kieffer que je ne connais que par magazine ou écran...

je vais poser une question bête mais pourquoi la référence à Ground Zero ? (si il y a une vraie raison particulière autre que l'effet de plaquette)

animal a écrit:

je vais poser une question bête mais pourquoi la référence à Ground Zero ? (si il y a une vraie raison particulière autre que l'effet de plaquette)

C'est juste l'impression que donne ce tableau (surtout quand tu le vois en vrai avec ses proportions énormes) et qui s'imposait à pratiquement tous les gens qui le regardaient, qu'ils aient lu ou non la plaquette. Probablement du fait que depuis le 11 septembre lorsqu'on voit des images de gratte-ciel dévastés en plongée on songe plus à Ground zero qu'aux villes bombardées par les avions pendant la guerre. C'est immédiat et c'est vrai que dans l'après-coup ça lui donne quelque chose de prophétique. C'est juste une construction mentale. Mais ce tableau peut se voir de bien d'autres façons évidemment.

moui mais ça peut quand même se jouer sur des images et des concepts très différents non ?

Ground zero (si on l'admet, perso sur une reproduction je les vois plutôt debout les immeubles), il faut vraiment faire une grande abstraction du 11 septembre pour ne conserver que l'état détruit. (et abstraction de la ville dans une certaine mesure). parce que l'acte destruction symbolique se raccroche très vite. et il est différent par son symbole de justement la ruine conventionnelle, souvent verticale d'ailleurs des photos 2ème GM, c'est plus une destruction intra civilisation. Dans les deux cas tu perds du labyrinthe et de la profondeur. Pourquoi pas une ville debout en train de se détruire (et plus si affinités donc) ? ce qui peut faire pencher pour un rapport plus intime, urbain à la ville.

tout ça pour dire que je trouve ça un peu vicieux comme rapprochement (et que les plaquettes c'est pas toujours ça, huhu).

pour la curiosité ce qui est associé à l'image sur le site de la Tate :

Citation :

This horrific vision of urban sprawl was inspired by Kiefer’s visit to Sao Paulo in Brazil. Tangled copper wiring signals the breakdown of communication. The city is engulfed in an apocalyptic haze, which Kiefer created by spreading dust and earth across the painting, then burning parts of its surface. According to Hebrew mythology, Lilith was Adam’s first wife, a seductive and demonic airborne spirit. In Kiefer’s painting, Lilith seems to bring destruction from the air upon Oscar Niemeyer’s modernist buildings.

animal a écrit:

moui mais ça peut quand même se jouer sur des images et des concepts très différents non ?

Ground zero (si on l'admet, perso sur une reproduction je les vois plutôt debout les immeubles), il faut vraiment faire une grande abstraction du 11 septembre pour ne conserver que l'état détruit. (et abstraction de la ville dans une certaine mesure). parce que l'acte destruction symbolique se raccroche très vite. et il est différent par son symbole de justement la ruine conventionnelle, souvent verticale d'ailleurs des photos 2ème GM, c'est plus une destruction intra civilisation. Dans les deux cas tu perds du labyrinthe et de la profondeur. Pourquoi pas une ville debout en train de se détruire (et plus si affinités donc) ? ce qui peut faire pencher pour un rapport plus intime, urbain à la ville.

tout ça pour dire que je trouve ça un peu vicieux comme rapprochement (et que les plaquettes c'est pas toujours ça, huhu).

Puisque ça semblait t'interpeller ce lien à Ground Zero, j'ai cherché ce qui faisait s'imposer son image. Ce sont les cendres et notamment l'une de ces photos entrevue dans les journaux ou à la télévision:


Mais ça ne reste qu'une impression et on y voit plein d'autres choses. De là à dire que c'est un rapprochement "vicieux" c'est beaucoup dire

je suis quand même allé chercher des images de Ground Zero pour voir si j'avais fait l'impasse sur une image toute faite (l'angle de la représentation n'a rien à voir et est liée à la perception ou non de ruines suis-je tenté de maintenir), tu peux aussi trouver des photos de Sao Paulo (et voir que ce n'est pas déconnecté dans l'organisation et les couleurs) mais le motif de la question est plus dans la différence (possible) du sens et dans la réduction par l'assimilation à un symbole ?

En fait, dans mon imaginaire, j'ai surtout pensé immédiatement à la plupart des villes bombardées pendant la guerre 39/45 et notamment Dresde et Stalingrad. Mais aussi au 11 septembre qui est une image récente et marquante de destruction d'un paysage urbain en même temps qu'une nouvelle forme de guerre. Je n'ai par contre pas de vision immédiate de Sao Paulo que je n'associe pas à la destruction même si on en connait le degré de pollution. Et un tableau comme Lilith peut aussi faire penser à la destruction allégorique d'une ville futuriste imaginaire.

Dresde

"La nature de l'art est de se mettre en danger"

Citation :

Il est l'un des artistes internationaux les plus célébrés, courtisé par les collectionneurs et les musées du monde entier. L'artiste donne depuis le début de 2011 des cours au Collège de France. A cette occasion, il nous reçoit chez lui, à Paris, dans un hôtel particulier du Marais.

source et suite

kenavo a écrit:

source et suite

Merci pour le lien

Citation :

Vos compagnons de route sont nombreux. Ce sont plus des écrivains, des poètes, des philosophes que des artistes. Vous les évoquez dans vos oeuvres, parfois émaillées de leurs citations. Pourquoi cet attachement aux mots?

J'ai toujours eu une passion pour la littérature et surtout pour la poésie. J'aime Céline, Rimbaud, Mallarmé, Genet... Pour moi, les poèmes sont comme des bouées posées dans l'abîme ; je nage de l'un à l'autre. Sans eux, je suis perdu. Je lis d'ailleurs tous les matins, c'est ma première activité. Je descends dans ma bibliothèque et je prends un livre, presque à l'aveuglette. J'aurais pu aussi devenir écrivain. A 17 ans, j'avais reçu un prix pour un journal que j'avais rédigé. J'ai hésité à suivre cette voie. Cela ne s'est pas réalisé, car on ne peut pas faire profondément deux choses en même temps dans la vie, mais j'ai continué d'écrire mon journal. Quand je suis bloqué sur une oeuvre, l'écriture m'inspire.

Dans Rencontres pour mémoire, un dialogue avec Daniel Arasse, Anselm Kiefer dit :

"J'ai toujours été intéressé par le fait de combiner le temps, le temps cosmique, le temps géologique et le temps humain. Dans la géologie, on peut dire que tout ce qui peut arriver arrive. Chez nous, dans notre temporalité, ce que l'on souhaite n'advient pas nécessairement. Sinon, je serais un poète."

colimasson a écrit:

Dans Rencontres pour mémoire, un dialogue avec Daniel Arasse,

Merci pour l'info...

Documentaire sur ARTE

Quand ces grottes/installations seront accessibles au public je crois qu'un voyage parfume s'imposera!! Très impressionnant de le voir en pleine création. Un vrai travail sur la métamorphose. Il y a quelque chose d'alchimique qui fascine. Le documentaire est formidable. Avec la musique de Ligeti en plus! 

Oh oui, c'était vraiment chouette de le voir au travail. Ça donne envie d'une expo pendant ces heures où il est en train de faire l’œuvre.