"Le Sommel du caïman" : quand la vengeance est à portée de main
Le Monde des Livres | 27.08.09 |
Josyane Savigneau
Dès son premier livre traduit en français, Les Héros de la frontière (Albin Michel, 1999), on a su qu'Antonio Soler était un romancier de la mémoire, du trouble, de la sensation. Ce cinquième roman, Le Sommeil du caïman, est, dans une de ces atmosphères oppressantes que sait créer Soler, un beau récit sur l'impossible oubli, la trahison et la vengeance. L'amour aussi.
On est à Toronto, en 1995. Le narrateur, qui ne dit pas son nom, est réceptionniste dans un hôtel. Arrive un homme de 76 ans, un Espagnol élégant parlant un mauvais anglais. Ils ne semblent pas se connaître. Lorsque l'inconnu dit s'appeler Luis Bielsa, le réceptionniste croit à une mauvaise blague. Mais non, le passeport est tout à fait en règle. Il s'agit bien d'un homme surgi d'un passé que l'exil à Toronto, si loin de l'Espagne, avait pour but de faire oublier.
Hanté par le désir de vengeance, le narrateur se revoit à Barcelone, en 1956, quand il a rencontré Bielsa, auréolé de ses actes pendant la guerre civile et de ses années de prison. "Moi j'avais à peine vingt-cinq ans, je croyais encore à la révolution. Je croyais aussi aux mots. Non pas à ceux qui le disaient, mais aux mots eux-mêmes, aux idées. Je pensais que le monde serait autre après mon passage sur cette planète."
Il voudrait dormir, oublier. Mais la présence de Bielsa l'oblige à se souvenir. Antonio Soler sait très subtilement passer d'une scène à l'autre, d'un temps à l'autre, aujourd'hui à Toronto, hier à Barcelone. L'engagement politique, les réunions secrètes de la cellule terroriste, la trahison qui provoque arrestations, morts, années de prison. Et toujours, la figure trouble de Bielsa, "un homme de bonne famille", qui, censément "pris de remords", est allé avouer à un magistrat ses liens avec des terroristes et "ce que ces individus s'apprêtaient à accomplir" : l'assaut d'une poudrière militaire dans la province de Malaga.
FRIVOLITÉ ET INCURIE
Bielsa a-t-il vraiment été ce traître-là ? Ce n'est pas absolument certain. Quoi qu'il en soit, "il y a quelque chose de pire que la trahison. L'inconscience. La frivolité et l'incurie. Telles ont été les armes de l'homme qui actuellement sommeille sous une lampe faux rococo dans la chambre 108". En outre, Bielsa a même pris la femme que le narrateur aimait, Vera. Celui-ci en dessine un portrait à la fois émouvant et cruel, la montrant dans son embarras à avouer sa liaison avec Bielsa. "Elle avait du mal à parler et en même temps il lui était pénible de garder le silence, comme c'est le cas de tous les traîtres. Moi j'étais allongé sur mon lit, sur les draps en désordre. Un homme seul."
"Les sentiments s'endorment avec le temps. Il les rend petit à petit absurdes, presque diffus." Du moins essaie-t-il de s'en persuader, mais tous les souvenirs qui reviennent et l'étouffent disent bruyamment le contraire. Des rescapés de cette tragédie, il n'est pas le seul à s'être réfugié à Toronto. Son ami Sebastian Pasos, condamné à mort tandis que le narrateur était condamné à la prison à vie, est là aussi. Sebastian, lui, ne se posera aucune question sur la nécessité de la vengeance sur le vieil homme qu'est désormais Bielsa et sur sa possible innocence.
Prévenir Sebastian, c'est condamner Bielsa à mort. Le destin de celui-ci est donc entre les mains du narrateur. "Peu importe s'il est innocent. Quelqu'un doit payer." Il est possible que la vengeance ne répare rien, mais elle demeure nécessaire.
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