Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil
De
Murakami Haruki, je n'avais lu que
"Chroniques de l'oiseau à ressort" qui m'avait enthousiasmée, et j'ai, sur ma PAL depuis près d'un an
"Kafka sur le rivage". Il a fallu qu'il soit parmi les 11 auteurs du mois pour qu'enfin je lise un autre
Murakami!
Autant dire tout de suite que ce roman n'a rien à voir avec les
Chroniques!
Hajime est enfant unique et rencontre
Shimamoto-san à l'école, elle est aussi enfant unique. Elle a une particularité: elle boite et a une jambe plus courte que l'autre. Une tendre amitié naît entre eux: ils écoutent ensemble de la musique classique, du jazz, s'inventent des mondes à eux, partagent les sourires complices et les premières émotions d'une sensualité qui s'éveille. Un amour qui ne dit pas encore son nom est en gestation sous les effleurements, les regards et les sourires. Mais la vie décide de changer le cours du destin des deux enfants:
Hajime déménage à quelques arrêts de train, change d'école, d'environnement et de camarades. Il pense souvent à
Shimamoto-san, va la voir deux ou trois fois avant de laisser filer le temps et les occasions. Ils se perdent de vue et semblent s'oublier dans le tourbillon de la vie.
Hajime vit une adolescence ordinaire: amis, lycée, bonnes et mauvaises notes et envie de découvrir plus concrètement les mystères de la féminité.
Hajime est un beau jeune homme, sportif, attirant le regard des filles; il ne remarque pas les filles les plus belles mais regarde celles qui ont un petit quelque chose qui fait tout leur charme: il aime les légers défauts, les petits riens qui déséquilibrent une harmonie. C'est ainsi qu'il se lie à
Izumi en compagnie de laquelle il tente d'explorer les joies de l'amour charnel....la citadelle est difficile à conquérir et un incident de parcours va ruiner ses chances de conquête.
Hajime apprend que son égoïsme peut faire souffrir l'autre et son estime de soi se fissure un peu.
Les années passent, les études s'achèvent, un travail insipide scande les journées ennuyeuses d'
Hajime, toujours à la recherche d'une âme soeur. Un jour, une silhouette drapée dans un manteau rouge retient son attention par son apparence et sa légère boiterie: est-ce
Shimamoto-san? Pour en avoir le coeur net, il la suit longtemps sans jamais oser une seule fois aborder l'inconnue jusqu'à ce qu'un homme vienne lui intimer l'ordre de cesser ses manigances en lui remettant une forte somme d'argent. Qui est cette femme à la folle ressemblance avec son amour d'enfance? Il n'en saura pas plus et reprend le cours lancinant de sa vie monotone.
Le temps coule,
Hajime rencontre une jeune femme dont le père est un riche entrepreneur, il l'épouse et se lance dans l'aventure en ouvrant un puis deux clubs de jazz. Il a tout pour être heureux: une épouse, des enfants, une affaire qui marche, une aisance financière certaine, une apparence d'homme jeune malgré la quarantaine grâce aux longueurs de piscine et un flair imparable pour créer une ambiance plaisante pour les clients. Un soir de pluie, une femme vient prendre un cocktail: c'est
Shimamoto-san, grain de sable inattendu dans le déroulement du quotidien. Elle est mystérieuse, insaisissable, terriblement belle, sensuelle et ne boite plus. Commence alors pour
Hajime une descente au coeur de ses souvenirs, de ses rêves enfouis et des sentiments qu'il croyait éteints. La passion ne couve que pour mieux crépiter à la moindre étincelle:
Hajime et
Shimamoto-san vont expérimenter cette douloureuse route amoureuse jusqu'au choix ultime oscillant entre folie et raison.
L'histoire s'installe lentement, laissant le temps aux personnages de prendre corps, de s'affirmer et d'entrer dans la vie. Cette dernière est en apparence sans histoire, presque anecdotique, tendue vers une morne ligne d'horizon d'un calme presque angoissant. D'ailleurs, les légers accrocs dans le récit (la rupture avec
Izumi, le faire-part de decès de la cousine d'
Izumi, première amante de
Hajime, la silhouette rouge suivie dans la rue) sont autant d'avertissements des futures secousses qui perturberont la ligne d'horizon d'
Hajime. On sait que le grain de sable va arriver et qu'il chamboulera la vie des personnages, aussi l'attend-on avec impatience et appréhension. L'apparition de
Shimamoto-san dans le paysage monotone et calme d'
Hajime, rythmé par un jazz mélancolique et feutré, ouvre une fenêtre mortifère sur l'amour:
Hajime peut basculer à tout moment et jeter aux orties sa petite vie ordinaire et insipide.
"Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil" est un roman des réminiscences et de la folie:
au sud de la frontière, un morceau de phrase d'une chanson de jazz que
Hajime et
Shimamoto-san écoutaient en rentrant de l'école, qui révèle son sens décevant à l'âge adulte;
à l'ouest du soleil, le cheminement fou qui lance parfois sur la route les paysans de Sibérie qui n'en peuvent plus de la plaine enneigée sans rien à l'horizon pour briser la perspective. Le désenchantement côtoie la déraison, le sentiment marital la passion dévorante et mortifère. J'avais parfois l'impression d'être dans le film
"In the moon for love" et voir les amants de l'impossible, que sont
Hajime et
Shimamoto-san, se frôler dans leurs regards dévorants, le soir, en écoutant du jazz devant leur cocktail et leurs souvenirs. Le même rythme lent, sensuel de l'attente et de la satire sociale lancinante et ironique derrière l'autodénigrement de
Hajime (le déterminisme du résulat des études, les carcans sociaux, les absences conjugales des hommes, la solitude des épouses confinées à l'éducation des enfants et à la tenue du ménage...). Une histoire du monde où regards sur le passé, réalisation de la vie professionnelle et l'épanouissement personnel se heurtent parfois à l'aune de ce que l'on a pu rater malgré la réussite apparente.
Une lecture sublime comme je les aime: les apparences tranquilles cachent des remous parfois violent au coeur de l'intériorité des êtres...un peu comme une lame de fond vient happer ce qui se trouve en surface. Entre les lignes, les agitations du monde se cachent pour ressurgir au moment où on s'y attend le moins. Du grand art