Les grands cimetières sous la lune (1938)
Prisonniers "soupçonnés" républicains, en attente de "jugement", peut-être collectif et sans doute sommaire, Palma de Majorque, 1936.
Ni tout à fait un essai, pas un roman, cet ouvrage est une sorte de témoignage à vocation pamphlétaire.
Et l'auteur de préciser:
- Bernanos, 1ère partie des \"Grands Cimetières..." a écrit:
- Non, je ne suis pas un écrivain. Si je l'étais, je n'eusse pas attendu la quarantaine pour publier mon premier livre (...) Je ne repousse d'ailleurs pas ce nom d'écrivain par une sorte de snobisme à rebours. J'honore un métier auquel ma femme et mes enfants doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J'endure même humblement le ridicule de n'avoir encore que barbouillé d'encre cette face de l'injustice dont l'incessant outrage est le sel de ma vie. Toute vocation est un appel -- vocatus -- et tout appel veut être transmis. Ceux que j'appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c'est pour eux, c'est pour eux que je suis né.
Exilé à Majorque depuis 1934, avec sa famille, dont un fils de dix-sept ans -Yves- engagé volontaire parmi les phalangistes (de la première vague, c'est important), et une fille amoureuse d'un républicain, ce dernier fut trouvé pendu dans une grange quelques jours avant le départ de la famille
Bernanos en hâte en 1937.
Bernanos nous livre quelques méfaits au quotidiens, en général lâches, abjects, choquants. On sent le journaliste -qu'il fut- poindre dans la relation des scènes de témoignage direct. Avec cet artisanat, fort au point, consistant amener le lecteur à la conclusion de l'auteur avec concision, en peu de mots dans la description, des "passés-sous silence" éloquents, des points de vue qui s'échafauderont tous seuls devant l'évidence narrative.
N'oubliez pas de réviser la Guerre d'Espagne avant d'entreprendre ce livre, sinon gardez à proximité la présence rassurante d'un moteur de recherches web !
Un intérêt (ou une saveur un peu particulière) de ce livre est qu'autant les ouvrages pro-répuublicains abondent sinon pullulent, autant ceux du camp d'en face brillent par leur absence.
Bien qu'en vérité,
Bernanos ne fut pro-phalange que quelques semaines, et bien que ce livre ignore (à peu près) volontairement le camp des Rouges pour dénoncer exclusivement le camp Phalangiste, ainsi que la position de l'Episcopat espagnol (en premier lieu l'Evêque de Palma de Majorque), puis l'intervention des troupes mussoliniennes, reléguant les militants Phalangistes de base au rôle de petites mains exécutantes pour les pires besognes ignominieuses.
Il est bon de rappeler que la Guerre d'Espagne débute par
La Terreur Rouge (terror rojo), l'assassinat gratuit d'environ 6900 prêtres, moines, moniales, évêques, assortis de pillages, destructions et profanations, continué et très amplifié par le massacre de Catholiques dont le seul tort était qu'ils se rendaient notoirement à la messe, et bien entendu de braves gens juste soupçonnés d'être catholiques.
- Spoiler:
Pour s'en tenir aux seuls Catholiques, ce serait le troisième plus ample massacre aveugle et sommaire des deux cent cinquante dernières années, très loin il est vrai derrière les exactions révolutionnaires françaises, de peu derrière celles commises en 1911 puis dans les années 1920 au Mexique, mais ce classement de l'horreur est sans doute erroné, pour s'en tenir aux seuls Catholiques (pourquoi se priver d'ajouter les Orthodoxes ?), en l'absence de dénombrement on ne peut que supputer un nombre de martyrs absolument colossal commis de façon aussi sommaire dans les anciens pays du bloc de l'Est, les dictatures Communistes du XXème siècle.
Cette
Terreur Rouge s'avéra particulièrement contre-productive, précipitant dans le camp de la Phalange des gens modérés et jusque là épris de paix. L'ancien aviateur communiste (si j'en crois
Bernanos) qu'est Franco a, lui aussi, commis pas mal de meurtres de prêtres, moines et moniales (mais qui s'en souvient ?) avec sa Phalange première mouture. Mais, et c'est un point important, du fait de la terreur Rouge il n'a pas eu à recruter pour alimenter en nombre ses Phalanges dès lors, ni à intercéder pour acquérir la respectabilité et un certain crédit auprès de l'opinion publique mondiale de ce temps-là.
En fait j'euphémise, la Terreur Rouge fut davantage que contre-productive, elle fut très néfaste à la cause Républicaine.
Du moins jusqu'à ce que se mette en place -classique- la contre-révolution, et la Terreur Blanche en face de la Terreur Rouge, Terreur Blanche qui procédait exactement de façon similaire...
Bernanos décrit de l'intérieur cette montée de la Terreur Blanche dans une île d'Ibiza mesurée, modérée, campagnarde et paisible. Il semble ne s'adresser, non pas qu'à son propre camp (on le sait Monarchiste et Catholique, c'est restreint comme camp en France dans les années 1930 !), mais aux sympathisants de la droite française en général. Vous trouverez sans doute singulier -et peut-être décevant- que
Bernanos ne paraisse s'en prendre qu'à la Terreur Blanche et au rôle du clergé, dans ce livre. Sauf si vous conservez à l'esprit qui il voulait mettre en garde en France, qui il souhaitait atteindre...
En parcourant les critiques de ce livre, peut-être serez-vous, comme c'est le cas me concernant, un peu étonnés de constater que c'est ce témoignage de la Guerre d'Espagne que les gens retiennent de ce livre. Pourtant, ce n'est qu'une facette -et j'ajoute: une facette-socle, quand même pas un prétexte, mais une base permettant de voir plus loin- au reste, un universitaire américain spécialiste de
Bernanos précise que la Guerre d'Espagne n'occupe que 91 pages du livre (certes, ces pages sont disséminées dans l'ouvrage tout entier).
L'autre dimension oscille entre pamphlet et essai. Elle n'est pas moins intéressante, à mon humble avis, et tout aussi "choc". En particulier quelques développements, parfois un rien hypothétiques, hasardeux à mon goût, sur le devenir des civilisations - je n'insiste ni ne commente, mais cette dimension existe dans ce livre. J'ai apprécié aussi la vision, dès 1936, de la Guerre de 14-18 à laquelle il participa comme matrice de la violence du XXème siècle, avec des prolongements encore aujourd'hui, comme c'est souligné depuis cette année de commémoration (2014) assez régulièrement.
Sinon,
Bernanos se livre à un démontage en règle des positions d'une certaine droite traditionnelle de l'entre-deux-guerres.
Et il faut bien lui reconnaître la lucidité extrême manifestée dès 1936 donc, envers Hitler, Mussolini, Staline, et "le dictateur portugais" dont il fait semblant de ne jamais se rappeler le nom (à deux reprises dans le livre) et qui est bien sûr Salazar.
Not to mention Franco bien entendu.
Bien de beaux esprits, bien des leaders d'opinions, bien des intellectuels se trompaient, de même que bien des gens du peuple, y compris proches du Front Populaire en France ou des Républicains en Espagne, et bien des pacifistes aussi, sur au moins un, si ce n'est deux ou plus, d'entre ces dictateurs sanguinaires, en 1936.
Autant vous dire tout de suite que ce livre fut fortement décrié à sa parution, tant parmi le public de sensibilité de droite politique que de gauche, et qu'il avait tout pour déplaire tant à la plupart des Catholiques qu'à la plupart des Monarchistes; c'est une bonne partie de la saveur de ces
"Grands cimetières...":
Bernanos se met tout le monde à dos.
Il faut dire que le ton n'est jamais loin du brûlot, et, même si l'ensemble déverse une benne de bons mots, phrases à usage de citations lapidaires, mises en exergue diverses et de signatures potentielles de forum (surtout dans la première des trois parties), on se dit que
Bernanos, d'ordinaire déjà plutôt énervé, agité du bocal quand il monte sur ses grands chevaux d'essayiste-polémiste, a dû faire plus d'un trou dans le papier avec sa plume lors de cet exercice de témoignage-pamphlet !
Ses vues, conclusions et réflexions d'ordre si ce n'est tout à fait théologique, du moins ayant trait au rôle de l'Eglise et du clergé dans le Siècle, mériteraient un commentaire mais je ne suis pas sûr que cela intéresse grand monde ici !
Mentionnons juste que, là encore, on peut mettre en exergue son côté lucide et visionnaire et que la suite du XXème siècle les confortera, ses vues.
- \"Bernanos", dans un autre ouvrage a écrit:
- M. Mussolini a écrit un jour qu’il respectait dans l’Eglise la « plus grande force conservatrice de l’histoire ». C’est bien l’image que César s’est toujours faite de l’Eglise de Dieu, et nous savons aussi que cette image est fausse. Malheureusement, nous savons aussi que beaucoup de Chrétiens la jugent vraie, qu’ils croiraient volontiers que le Christ est mort uniquement pour la sécurité des propriétaires, le prestige de tous les hauts fonctionnaires, et la stabilité des gouvernements. Je n’ai jamais été ce qu’on appelle si drôlement « un Chrétien de gauche », je déplore qu’on ait trop souvent parlé de l’esprit révolutionnaire de l’Evangile, car cette expression est pour le moins équivoque, je ne me sens nullement anarchiste, mais, à qui prétend me parler au nom de l’Ordre, je lui demande d’abord de montrer ses titres. Mon obéissance n’est pas à qui veut la prendre, n’a pas mon obéissance qui veut.