Projection privée (Indibijuaru Purojekushon, 1997; 10/18, 190 pages, traduit en 2000 par Jacques Lévy).
Ce roman se présente sous la forme d'un journal (ou d'extraits de journal ?) tenu par Onuma, jeune (moins de 33 ans) projectionniste dans un cinéma un peu minable, le Cinéma international de Shibuya.
Il rédige ses réflexions, ses remarques de manière très objective, quasi clinique.
La forme même du journal lui permet d'avoir le contrôle de ce qu'il raconte, puisqu'il rapporte toujours les événements après coup ; il a donc eu le temps de les digérer, les remanier, d'y réfléchir (si on voulait aller plus loin, on pourrait même penser que c'est très subtil, et que le journal est une forme fragmentée du roman qui fait écho au fait que le film est lui-même fragmenté image après image sur une pellicule ; "le cinéma, c'est la réalité à 24 images par seconde", pour citer Godard, le réalisateur le plus sur-estimé du monde ; au passage - et sans rapport avec ce qui précède - à la télévision, il y a 25 images par seconde, du coup un film de cinéma de deux heures ne durera plus qu'une heure cinquante cinq minutes... heureusement que la coupure de publicités est là pour compenser sur les chaînes commerciales).
A propos du caissier d'un libre-service qui ne se cache pas d'être "un fétichiste invétéré des jambes" :
- Citation :
- "Comme il me soupçonnait d'avoir moi aussi des penchants dans ce goût, je lui ai dit que, ces temps-ci, je donnais dans le voyeurisme. Toujours est-il que, selon les journaux, la criminalité et le chômage ne cessent de croître, que déjà l'été s'annonce froid et que les agriculteurs sont complètement découragés. Les politiciens n'arrêtent pas de commettre des bourdes diplomatiques et gagnent l'hostilité du monde entier. Sans doute tout cela va-t-il se solder par une guerre. Sur les écrans de cinéma les monstres s'en donnent à coeur joie. Bref, il ne se passe que des choses inquiétantes." (pages 11-12).
Il est vrai qu'Onuma aime observer les gens. Depuis sa cabine de projectionniste, il ne regarde pas les films.
- Citation :
- "Je regarde autre chose à la place. D'où je suis j'ai vue sur la totalité des sièges, de sorte que je suis tout le temps en train d'observer ce qui se passe parmi les spectateurs. C'est plus intéressant que le film. Et ce n'est jamais le même spectacle." (page 26)
Il a visiblement la volonté de se tenir au courant des choses du monde, d'être un observateur attentif de ce qui se passe, tout en gardant un profil bas. Il semble cacher quelque chose...
Un jour, il se trouve pris un peu légèrement dans une rixe ("Quelle bêtise j'ai commise aujourd'hui.", page 12 - et on remarquera qu'il n'y a pas de point d'exclamation, mais bien un vrai point, qui dit la chose factuellement. Un peu comme Droopy qui dirait "I am happy". Les "!" et autres "!?" font leur apparition progressivement, accompagnant le crescendo maelströmien de l'intrigue).
Devant quatre jeunes morveux à qui il doit régler leur compte, on voit que Onuma semble être un vrai professionnel du combat, très observateur.
- Citation :
- "Trois parmi les quatre portaient les cheveux longs qui, à l'état naturel et sans produit coiffant, ne manqueraient pas de leur gêner la vue au premier mouvement. Ils avaient tous des AJXI aux pieds." (page 17).
Plus loin :
- Citation :
- "Bien m'avait pris ce jour-là de ne pas avoir chaussé mes Irish setters et choisi mes Nylon cortez. J'avais le pied léger, ce qui facilitait l'attaque." (page 18).
Après la baston, Onuma s'en veut de s'être laissé aller...
- Citation :
- "Pourvu que mes patients efforts depuis près de six mois pour ne pas me faire remarquer ne soient pas gâchés. Ce genre de conduite futile peut coûter la vie à un espion en sommeil." (page 19).
Qui est vraiment Onuma ? Et que s'est-il passé six mois auparavant ?
Il tente d'analyser son désir de violence :
- Citation :
- "Je le reconnais, j'ai tendance à être attiré par la violence. Mais alors pourquoi le suis-je, ou encore pourquoi les gens le sont-ils ? Prétendre que c'est pour combler le vide creusé par l'ennui peut tenir lieu d'explication, pourtant rien ne dit qu'il suffise que l'ennui disparaisse pour que se dissipe l'attrait qu'elle exerce. Difficile également de croire que ce soit la formation que j'ai reçue quand j'étais élève au Cours qui soit à l'origine de mon très fort intérêt pour tout ce qui a rapport à la violence."(page 20)
Mais quel est ce mystérieux Cours ?
Le passé va remonter à la surface à la suite d'un accident (mais est-ce vraiment un accident ?).
Que se passe-t-il exactement ?
Y a-t-il vraiment des complots ?
Tout cela relève-t-il d'un esprit fiévreux, paranoïaque ?
Cela sert-il à quelque chose de se poser des questions ?
Confusion, révélations, et contre-révélations se suivent...
Il est sans doute vrai, comme le mentionne la quatrième de couverture, qu'il y a quelque chose de
Fight Club (n'ayant vu que le film, je ne serai pas catégorique).
Tout est flou et sujet à caution dans le livre, jusque dans les détails. Prenons les dates. On trouve par exemple "29 juin (mercredi)", "20 août (samedi)"... Jusque là, c'est cohérent.
Mais comme tout est minutieusement précisé, page 96 il est question de chaussures : Air Max 95, Air Max 96. On pourrait penser qu'on est en 1996 ou en 1997, mais est-ce vrai ? En quelle année se déroule le roman ? Une petite recherche montre qu'un 20 août qui tombe un samedi, on en a un en 1994, ce qui trop tôt, les Air Max 96 n'existaient pas, le suivant étant... en 2005 ! Donc, Abe Kazushige aurait écrit en 1997 un roman futuriste ? Les jours de la semaine tombant à chaque fois correctement par rapport au jour du mois, il a forcément consulté un calendrier.
Cela relève donc bien d'une intention...
C'est quand même curieux... comme le livre, pas mal, parfois un peu long (la confusion ça va bien cinq minutes, mais à force, quand tout peut arriver, l'attention faiblit, on n'est même plus vraiment surpris, juste blasé).
Ceci dit, il y a une atmosphère, et l'intrigue est souvent... intrigante.