La MétamorphoseMaquette de la scénographie
Michaël Lévinas est un des pionniers du mouvement spectral avec Grisey et Murail. Il a été l'élève de Messiaen et est également influencé par Scelsi et Ligeti.
C'était ce soir la première mondiale de son opéra d'après "La Métamorphose" de Kafka et j'ai reconnu dans la salle quelques compositeurs célèbres comme Kaija Saariaho ou Peter Eötvös (tous deux grands utilisateurs de l'électronique comme Lévinas).
Un accueil très enthousiaste pour ce spectacle malgré l'inévitable affrontement final entre les quelques huées et les nombreux bravos (massivement juvéniles, ça fait plaisir!).
Valère Novarina a écrit le livret à partir du texte de Kafka et a ajouté une courte introduction poético-burlesque,
Je, Tu, Il, qui, en jouant avec le langage, annonce déjà la métamorphose en train de s'effectuer, rappelle ironiquement que "J’descends pas d’l’animal j’y vais !" avant d'annoncer l'arrivée du règne animal sur terre par une énumération génialement rythmée par Lévinas de noms d'une multitude d'espèces différentes.
Place à Grégor Samsa et à ses parents. La métamorphose a déjà eu lieu et Grégor est enfermé dans sa chambre, incapable de bouger, alors que ses parents s'inquiètent de le voir prendre du retard pour partir au travail. Le reste suit la trame du récit et ses principaux épisodes d'une absurdité anecdotique cauchemardesque.
Un grand voile noir laisse entrevoir par transparence la chambre et son monstrueux insecte qui dédouble la silhouette de Grégor (chanté par un contre-ténor excellent,
Fabrice Di Falco). Les parents étant au premier plan devant le voile. Au fur et à mesure de l'opéra, la chambre apparaîtra plus nettement, se métamorphosant elle-même jusqu'à tout absorber avant de se déliter progressivement comme l'étrange cauchemar existentiel qu'est cette histoire si singulière. Le climat est un peu expressionniste et le jeu halluciné et somnambulique des personnages m'a rappelé parfois "Le Pierrot Lunaire" de Schönberg.
La musique de Lévinas mêle quelques instruments acoustiques (cordes, vents, cuivres, harpes, cymbalum, marimbas, piano...), une guitare électrique, et des claviers électroniques de l'IRCAM diffusant d'étranges sonorités enveloppantes à travers toute la salle d'opéra. Les voix sont tantôt naturelles, tantôt elles-mêmes métamorphosées par l'électronique (géniale séquence avec ce vibrato hypnotique de la soeur de Grégor).
Le résultat est extraordinaire de beauté et d'étrangeté. Toute la musique semble suggérer la métamorphose avec une intensité et une modernité qui envoûtent complètement. La voix de Grégor déjà mi-homme mi-femme (un contre-ténor) subit des distorsions qui la transforment alternativement en stridulations et en crissements d'insecte, créature chimérique pathétique qui agonise dans un final incroyable en forme de lamento pour harpes et contrebasses... du grand art!
Je ne lirai plus La Métamorphose de la même façon après cet opéra. Je n'ai jamais eu autant l'impression de ressentir le vide existentiel et l'absurdité de la condition humaine suggérés par Kafka que dans ce rêve hypnotique en forme de gouffre vertigineux. J'y retournerais bien!
En tout cas l'opéra au XXIe siècle a de l'avenir devant lui avec des compositeurs comme Philippe Boesmans, Toshio Hosokawa, Kaija Saariaho, Michaël Lévinas, Peter Eötvös, Michael Jarell, Thomas Adès et tant d'autres...
Et le public néophyte dans tout ça? Une femme de la soixantaine apparemment peu habituée à l'opéra contemporain disait à une amie en sortant de la salle: "Au moins je ne me suis pas ennuyée, je me suis juste bouché les oreilles de temps en temps". Pas si mal!