Parfum de livres… parfum d’ailleurs
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 Tomás Eloy Martínez [Argentine]

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mimi54
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mimi54


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MessageSujet: Tomás Eloy Martínez [Argentine]   Tomás Eloy Martínez [Argentine] EmptyDim 9 Sep 2012 - 15:39

Tomás Eloy Martínez [Argentine] Tomase10

Tomás Eloy Martínez est né en 1934, à Tucuman, dans l’ouest de l’Argentine. Après des études de littérature, il a commencé sa carrière comme journaliste, critique de cinéma dans le quotidien La Nación à la fin des années cinquante, puis rédacteur en chef de la revue hebdomadaire Primera Plana dans les années soixante. Il a également dirigé un temps l’hebdomadaire Panorama, au début des années soixante-dix.  (Il est à noter qu’un autre illustre écrivain-journaliste Argentin a travaillé aussi dans ces deux dernières revues, à la même époque : Rodolfo Walsh).
Entre 1975 et 1983, pendant la dictature, il s’exile  au Venezuela, où il continue son métier de journaliste dans des publications locales. Après son retour, il a travaillé dans de multiples journaux argentins et étrangers, notamment  La Nación, Pagina/12 et El País. En 2008, ce dernier, quotidien espagnol, lui a décerné le prix Ortega y Gasset du journalisme, pour l’ensemble de sa carrière.
Il a également fait partie du comité fondateur de la « Fundación para un Nuevo Periodismo Iberoamericano » (Fondation pour un nouveau journalisme hispano-américain) créée en 1994 en Colombie par Gabriel Garcia Marquez. Il a notamment été chargé d’en établir les objectifs pédagogiques.
Tomás Eloy Martínez est décédé le 31 janvier 2010.

Principales oeuvres traduites :

*Le chanteur de tango,Gallimard - 2006 (Traduction Vincent Raynaud de: El cantor de tango - Planeta Espagne, 2004, 251p. )

*Le roman de Perón (La Novela de Perón,1985, Robert Laffont 1999),
*Santa Evita (1995, Robert Laffont 1999)
*Orgueil (El vuelo de la reina, 2002, prix Alfaguara, Robert Laffont 2004)

*Purgatoire (Purgatorio, 2008, Gallimard 2011) sur les disparus et les crimes de la dictature.
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Sigismond
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Sigismond


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MessageSujet: Re: Tomás Eloy Martínez [Argentine]   Tomás Eloy Martínez [Argentine] EmptySam 28 Déc 2013 - 18:58

Le chanteur de Tango
(titre original: El cantor de Tango)

Spoiler:
Buenos Aires, dernier trimestre 2001. Bruno Cadogan, étudiant new-yorkais, prépare une thèse sur un chanteur de Tango aussi confidentiel que monumental, Julio Martel. Se dernier se refuse depuis toujours aux enregistrements, et ne se produit jamais live à la radio ou à la télévision. Infirme et malade depuis son enfance, il se produit de plus en plus rarement, et dans des endroits invraisemblables, sans que ses récitals soient annoncés.
Sur fonds de beauté ruinée, qui est celle de la ville, d'une certaine improbabilité temporelle, de fréquents renvois à J-L Borges (entrer dans Le chanteur de Tango en ayant l'Aleph, de Borges, bien en tête est à recommander), nous sommes entraînés dans une quête aussi labyrinthique que, nous le sentons d'emblée, quasi-vaine.

Les personnages secondaires, comme El Tucumano, l'étrange comparse-petit ami, l'inouï Borgésien Bonorino, Alcira la compagne de Martel, et les défunts et leurs histoires, petites ou grandes, qui hantent ces pages, dégagent un charme puissant, tirant tantôt sur le fébrile, tantôt sur le vénéneux, tantôt sur l'héroïsme anonyme, etc...

Un laisser-aller me paraît nécessaire, accepter de s'en remettre aux méandres dans lesquels l'auteur nous entraîne. Pas mal de références tant à la littérature, la poésie que le tango, ou encore à des auteurs du type Walter Benjamin parsèment ces pages. Ce lâcher-prise me convient, et je m'en remets volontiers aux errements labyrinthiques qu'invite à arpenter l'auteur.

Je découvre Eloy Martinez par ce roman, un peu par hasard.
Il me donne envie de continuer à le découvrir.

Ah, j'oubliais, un détail:
Eloy Matinez prend la peine de préciser, en postface, que sauf Richard Foley et Jean Franco, tous les deux américains, tous les personnages sont fictifs. Pourtant, un coup de moteur de recherche (ou bien votre grande culture en matière de tango) vous montre qu'un chanteur de Tango notoire s'est vraiment appelé Julio Martel...Mais, entre le Julio Martel d'Eloy Martinez et "le vrai", force est de constater qu'il n'y a pas grand-chose de commun...

(NB: un extrait dans la soirée ou demain, le temps que je réfléchisse auquel...)
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GrandGousierGuerin
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GrandGousierGuerin


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MessageSujet: Re: Tomás Eloy Martínez [Argentine]   Tomás Eloy Martínez [Argentine] EmptySam 28 Déc 2013 - 19:03

@Sigismond : ton commentaire et la couverture folio emportent la décision ... Dans ma LAL ...
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Sigismond
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MessageSujet: Re: Tomás Eloy Martínez [Argentine]   Tomás Eloy Martínez [Argentine] EmptyDim 29 Déc 2013 - 1:34

GrandGousierGuerin a écrit:
@Sigismond : ton commentaire et la couverture folio emportent la décision ...  Dans ma LAL ...
 bravo , GGG, te souhaitant bonne lecture de ce "Chanteur de tango" !

Difficile d'extraire de ce roman. En bout de sélection, et ce fut draconien, j'en arrive à trois extraits. Ils sont plutôt aguicheurs, et, sauf le second, ne rendent pas compte de cette écriture à circonvolutions plutôt qu'à linéarité.
Pour souligner le tout, c'est un livre de trois cent pages, découpées en six chapitres seulement (donc amples), et intitulés curieusement, en toutes lettres "un", "deux, "trois", "quatre", "cinq" et "dernier", donc a priori un ensemble un peu pudding.
A priori seulement; ajoutez que nous sommes sur un faux-rythme non rendu par ces extraits (sauf le second), qui servent à merveille la narration et vous aurez un deuxième a priori de pesanteur.
Mais, je ne connais pas assez cet auteur pour savoir si c'est propre à son style ou à cet ouvrage en particulier, le fait est que tout au contraire ça se lit sans effort et c'est là un véritable tour de maître.

Deux a écrit:
Ensuite, son corps se redressa jusqu'à atteindre une stature qui semblait celle d'un autre, gaillard et élastique. Alcira cru que quelque miracle lui avait rendu la santé. Rebelles et ensorcelés, ses cheveux se dressèrent alors, Martel les coiffait toujours à la gomina, les aplatissant et les lissant pour qu'ils ressemblent à ceux de son idole Gardel. Il avait le visage transfiguré par une expression atone qui traduisait à la fois béatitude et fureur, comme si le palais l'avait ensorcelé.

Je l'entendis alors chanter une chanson d'un autre monde - m'a raconté Alcira -, d'une voix qui semblait contenir d'autres voix douloureuses. Ce devait être un tango antédiluvien, car il le chantait avec des paroles encore moins compréhensibles que celles des autres morceaux de son répertoire; c'étaient plutôt des salves phonétiques, des sons à la volée dans lesquels on pouvait reconnaître des sentiments comme la peine, l'abandon, le regret du bonheur perdu, la nostalgie du foyer, auxquels seule la voix de Martel donnait un sens. Que voulaient dire brenai, ayaùù, panisola, car c'était plus ou moins ce qu'il chantait ? Je sentis que sur cette musique s'abattait non un seul passé mais tous ceux que la ville avait connus depuis des temps immémoriaux, quand elle n'était encore qu'une inutile volière.
La chanson dura deux à trois minutes. Martel était épuisé quand il l'acheva, et il ne parvint qu'à grand peine à s'asseoir sur la saillie de fer. Dans l'enceinte, quelque chose de subtil avait changé. Les immenses réservoirs continuaient à réfléchir, déjà presque éteintes, les dernières ondes de sa voix, et la lumière des claires-voies, en caressant les mosaïques humides du patio, soulevaient des silhouettes de fumée qui ne se répétaient jamais. Ce ne furent pourtant pas ces variations qui retinrent l'attention d'Alcira, mais un réveil inattendu des objets. La manivelle d'une des valves s'était-elle mise en marche ? Serait-il possible que la routine de l'eau, interrompue depuis 1915, soit en train de se répandre dans les écluses ? Ces choses-là n'arrivent jamais, se dit-elle. Pourtant, la porte du réservoir de l'angle sud-est, scellée par la rouille des gonds, était alors entrouverte et une clarté laiteuse passait sous la fente. Le chanteur se leva, poussé par un autre flux d'énergie, et avança jusque là. Je feignis de m'appuyer sur lui pour qu'il s'appuie sur moi, m'a raconté Alcira des mois plus tard. C'est moi qui ouvris complètement la porte a-t'elle dit. De puissants relents de mort et d'humidité me coupèrent le souffle. Il y avait quelque chose dans le réservoir, mais nous ne pouvions voir quoi. De l'extérieur, c'était caché par un des hangars du décor, avec deux claires-voies qui laissaient entrer le soleil de trois heures de l'après-midi. Du sol, aussi luisant que si personne ne l'avait touché, s'élevait la même brume que nous avions vue dans d'autres endroits du palais. Mais ici le silence était plus dense: si dense qu'on pouvait presque le toucher. Ni Martel ni moi n'osions parler, mais nous pensions tous les deux à ce que nous dirions de vive voix en sortant du palais: que la porte du réservoir avait été ouverte par le fantôme de l'adolescente torturée un siècle auparavant dans ce trou. 

Cinq a écrit:
En arrivant dans la rue de Cadix, le passage s'est transformé en une suite de cercles - si toutefois les cercles peuvent se suivre -, et très vite je n'ai plus su où j'étais. J'ai marché plus de deux heures presque sans avancer. Sur chaque panneau, j'ai lu le nom d'une ville, Genève, La Haye, Dublin, Londres, Marseille, Constantinople, Copenhague. Les maisons étaient l'une à côté de l'autre, sans espace de séparation, mais les architectes avaient fait en sorte que les lignes droites paraissent courbes, ou l'inverse. Bien que certaines aient des linteaux roses et d'autres des porches bleus - il y avait aussi des façades nues, peintes en blanc -, il était difficile de les distinguer: plusieurs portaient le même numéro, disons le 184, et avaient parfois les mêmes rideaux et le même chien montrant le museau par la fenêtre. J'ai marché sous un soleil implacable sans rencontrer âme qui vive. Je ne sais comment j'ai débouché sur une place entourée d'une grille noire. Jusqu'alors j'avais uniquement vu des constructions d'un ou deux étages, mais autour de ce carré se dressaient de hautes tours, elles aussi identiques, avec des drapeaux de clubs de football qui pendaient aux fenêtres. Je suis revenu sur mes pas et les tours se sont éteintes comme des allumettes. Je me suis une nouvelle fois cru perdu dans la spirale de maisons basses. J'ai refait le chemin à l'envers, faisant en sorte que chaque pas reflète celui que j'avais fait en direction opposée, et, de cette façon, je me suis à nouveau retrouvé sur la place, mais pas à l'angle où je l'avais laissée, en diagonale. L'espace d'un instant, j'ai cru que l'étais victime d'une hallucination, mais le store vert sous lequel j'avais été il y avait moins d'une minute brillait sous le soleil à cent mètres de distance et, à sa place, il y avait à présent une boutique à l'enseigne du Palais des Sandwichs, en réalité une échoppe qui vendait bonbons et boissons. Son gérant était un adolescent qui portait une énorme casquette qui lui cachait les yeux. J'ai été soulagé de voir enfin un être humain capable de m'expliquer en quel point du dédale nous nous trouvions. J'ai réussi à lui demander une bouteille d'eau minérale, car la soif me dévorait, mais avant que j'aie pu terminer ma prière, le gamin m'a répondu " y en a pas ", et a disparu derrière un rideau. Pendant quelques instants, j'ai frappé dans mes mains pour attirer son attention, avant de réaliser qu'il ne reviendrait pas tant que je serais là.    

Cinq a écrit:
Je le suppliai de ne chanter que deux tangos, mais il insista pour en chanter trois. La nuit précédente, il m'avait expliqué dans le moindre détail ce que ce quartier signifiait pour lui, il avait joué avec le mot quartier, quart, carte, carton, écarter, écarteler, entier, et j'avais deviné que ces jeux de mots cachaient quelque tragédie et qu'il ne manquerait pour rien au monde ce rendez-vous avec lui-même à Parque Chas. Pourtant, je ne réalisai pas à quel point il allait mal jusqu'à ce qu'il s'effondre, après le dernier tango. Sa voix s'était écoulée, impétueuse et en même temps désinvolte et mélancolique, je ne sais comment dire, peut-être parce que le souffle de sa voix balayait les déceptions, les joies, les griefs contre Dieu et la malédiction de la maladie, tout ce qu'il n'avait osé dire devant les gens. Dans le tango, la beauté de la voix compte autant que la manière de chanter, l'espace entre les syllabes, l'intention qui enveloppe chaque phrase. Tu as sûrement remarqué qu'un chanteur de tango est avant tout un acteur. Pas n'importe quel acteur, mais quelqu'un chez qui l'auditeur reconnaît ses propres sentiments. L'herbe qui croît sur ce champ de musique et de mots est l'herbe sauvage, agreste, invincible de Buenos Aires, le parfum de la luzerne et du chiendent. Si le chanteur était Javier Bardem ou Al Pacino avec la voix de Pavarotti, tu ne tiendrais même pas un couplet. Tu as vu comment Gardel triomphe avec sa voix bien éduquée mais faubourienne, là ou Plàcido Domingo, qui aurait pu être son maître, échoue et demeure l'Alfredo de La Traviata quand il chante Rechiflao en mi tristeza (" Ceux qui moquent ma tristesse "). Contrairement à ces deux-là, Martel ne s'autorise pas la moindre facilité. Il ne rend pas les syllabes plus suaves pour que la mélodie soit plus fluide. Il te plonge dans le drame de ce qu'il chante, comme s'il était tout à la fois les acteurs, les décors, le réalisateur et les musiques d'un film maudit.
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topocl
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MessageSujet: Re: Tomás Eloy Martínez [Argentine]   Tomás Eloy Martínez [Argentine] EmptySam 29 Mar 2014 - 22:20

Purgatoire

Tomás Eloy Martínez [Argentine] Talach40

La photo de couverture est de Raymond Depardon


Citation :
A cette époque, les gens disparaissaient par milliers sans raison apparente. Des ambassadeurs disparaissaient, des maîtresses de capitaines et d’amiraux, des propriétaires d'entreprises convoitées par les généraux. Et aussi des ouvriers, à la sortie de l'usine ; des paysans, leurs tracteurs en marche ; des morts enterrés de la veille et dont on trouvait les tombes vides. Des enfants disparaissaient du ventre de leur mère, et des mères de la mémoire de leurs enfants. Des malades qui arrivaient à minuit à l'hôpital n'y étaient plus le lendemain matin. Des femmes désespérées erraient à la porte des supermarchés en quête de leurs enfants qui s'étaient perdus dans le trou noir des gondoles ; quelques-uns, très peu, réapparurent longtemps après, mais ce n'était plus les mêmes. Ils avaient d'autres noms, d'autres parents, et une histoire qui n'était pas la leur. Et ce n'était pas seulement les gens qui disparaissaient : des rivières, des lacs, des gares, des villes à demi construites s'évanouissaient dans les airs comme s'ils n'avaient jamais existé. La mise à sac de ce qui n'était plus et de ce qui aurait pu être était infinie.




Les deux héros du livre sont cartographes, c'est-à-dire qu'ils tracent des cartes pour fixer la réalité, pour que les autres ne se perdent pas. Mais ils vivent dans un monde où la disparition, l'illusion, la dissimulation sont la loi, l'Argentine sous la dictature militaire. La disparition de Simon, que certains ont vu tué de 2 balles dans la tête, que d'autres ont plus tard croisé dans diverses villes d' Amérique latine, Émilia la vit comme la perte d’elle-même. Trente ans durant, elle court après l’image de son amant, jusqu’à l’exil, jusqu'à la folie.
Un écrivain argentin en exil, curieusement malade comme l'était Tomas Eloy Martinez quand il écrit ce livre, rapporte leur histoire, et par là toutes les pertes de ce monde où on refuse la moindre identité à l'individu comme aux morts : En face, la machine implacable du pouvoir, représentée le père d’Emilia, conseiller des puissants.

Page d'histoire, ce livre rapporte les exactions du temps des militaires, une époque où
Citation :
C'est ainsi qu'on sauve l'espèce humaine. Les atrocités nous sauvent.

Mais c'est, évidemment, bien plus.

La disparition et la perte sont le noyau central du livre dans un jeu de correspondances assez fascinantes. (Par cette disparition, Emilia perd sa jeunesse et Simon perd sa maturité, la mère perd la raison et ses droits, tous les Argentins perdent leur honneur, la reine perd sa cape, Emilia et l’écrivain perdent leur pays dans l'exil, et la liste continue…). Et ce qui en fait toute la puissance, c'est que, justement, Emilia ne perd jamais son espoir, dans une obsession dont on ne sait guère s'il s'agit d'une folie, d'un désir, d'un rêve, ou, tout simplement de la fiction consolante de l'écrivain. Cette réponse inacceptable, et intime, est sa façon d'échapper à ce qu’on a voulu lui dicter.

Citation :
Je pourrais lui dire à présent que je suis un type optimiste, que le seul fait d'exister et d’aimer  suffise pour que tout prenne du sens.

L'écrivain impose un  recul, réfléchit aux questionnements qui en découlent, le sens d'une vie menée par le mensonge, l'absence, quel refus face à l'inacceptable, la culpabilité d'être encore là. Là où Emilia choisit une réponse personnelle à la limite du fantastique, lui apporte la solution pragmatique du témoignage. Car si l'écriture se cherche un sens, c'est bien celui-là.

Citation :
Pas exactement un rêve, plutôt le souvenir d'un rêve qui le poursuivait. Un énorme chien noir se jetait sur lui et le léchait. Le chien portait en lui toutes les choses qui n'avaient jamais existé et celles dont on n'imagine même pas qu'elles aient existé. Ce qui n'a jamais existé est toujours en quête d'un père, dit le chien, quelqu'un qui lui donne une conscience. Un dieu ? demanda l'écrivain. Non, n'importe quel père, répondit le chien. Les choses qui n'existent pas sont beaucoup plus nombreuses que celles qui parviennent à exister. Ce qui n'existera pas est infini. Les graines qui n'ont trouvé ni leur terre ni leur eau et qui ne se sont pas transformées en plantes, les êtres qui ne sont pas nés, les personnages qui n'ont pas été écrits. Les roches devenues poussière ? Non, ces roches ont été une fois. Je ne parle  que de ce qui n'a pas pu être et n'a pas été, dit le chien. Le frère qui n'a pas existé car tu as existé à sa place. Si tu avais été conçu quelques secondes avant ou après, tu ne serais pas qui tu es et ne tu ne saurais pas ton existence s’est perdue dans l'atmosphère de nulle part sans même que tu t'en rendes compte. Ce qui ne parvient pas à être ne sait jamais qu'il aurait pu être. On écrit des romans dans cette intention : pour réparer dans le monde l'absence perpétuelle de ce qui n'a jamais existé. Le chat se désagrégea dans les airs et l’écrivain se réveilla.

Le questionnement se poursuit autour de l'idée de l'illusion car s’il y eut plus grand crime que de faire disparaître ces milliers de victimes, ce fut bien de taire et travestir la  réalité.

C'est un roman d'une grande richesse, qui mérite qu'on y revienne pour  en inventorier tous les sens et en décrypter les métaphores (et qu'on accepte d'en laisser sûrement de côté). Entre roman intime et fresque historique, Tomas Eloy Martinez magnifie la quête d’Emilia en un conte philosophique, le Petit Poucet qui court après ses petits cailloux, le combat universel de l’homme face à l’oppression.
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