Voyage à travers la nuit de
Katie MitchellUn spectacle de 1h15, extrêmement dense, tendu, parfaitement réussi.
Pas de camps divisés chez les spectateurs. Au cours de 5 ou 6 rappels, nourris, ils communiquent leur enthousiasme et leur reconnaissance du très beau, très fort, très artistique travail accompli par Katie Mitchell (et Léo Warner, directeur de l’image) sur le texte de l'Autrichienne Friederike Mayröcker, "Reise durch die Nacht" (
Voyage à travers la nuit).
Friederike Mayröcker a publié ses premiers textes, des poèmes, à Vienne, dans l'après-guerre. Elle a obtenu le prix Büchner en 2001.
Voyage à travers la nuit évoque le voyage en train de nuit, entre Paris et une ville allemande, d’une femme d’âge mur qui va à l’enterrement de son père, accompagnée de son mari.
Au cours du trajet, en proie à l’insomnie, elle voudrait écrire sur son père.
Ayant dans les mains des photos, des papiers, cherchant les mots, elle est assaillie d’ébauches de souvenirs qui ne sont que fulgurances, violentes et éphémères.
Quelque chose du passé, douloureux, cherche à remonter, insaisissable.
« Un roman traversé par un incroyable flux de conscience. Il se situe dans la tradition des œuvres de Virginia Woolf et du surréalisme d’après-guerre. Il n’y a ni narration ni gangue formelle, mais il est porté par un souffle poétique magnifique. »(K.M)
Sacré défi que de transposer un tel texte au théâtre !
Et c’est là que le choix de mise en scène de Katie Mitchell est des plus heureux, des plus appropriés.
Un wagon est vraiment là, en fond de scène, avec ses compartiments, son long couloir.
De gauche à droite, pour ce dont je me souviens, un compartiment toilettes-services, un compartiment studio-son, un compartiment du passé qui s’éclaire de temps à autres : c’est la cuisine d’enfance de la voyageuse. En position centrale le compartiment-couchettes occupé par le couple. Puis à droite encore, un autre compartiment du passé, la chambre d’enfant de la voyageuse.
Sur le plateau, devant le wagon, six comédiens armés de caméras s’activent, d’une vitre à l’autre. Ils interviennent en personnages parfois aussi à l’intérieur du train. Ils filment en direct, avec agilité, rapidité et précision ce qui se passe dans le wagon (des virtuoses !).
La caméra est utilisée
en live, on n’est pas au cinéma, rien n’a été monté ! Tandis que les acteurs jouent, la caméra les filme et ce qu’elle filme apparaît en image très large au-dessus du wagon.
La comédienne est muette et c’est une autre comédienne qui dit son monologue, en OFF, devant un micro, on la voit dans l’un des compartiments. Elle lit en allemand, et en bas de l’image géante apparaît le sous-titrage. Et donc le texte magnifique interprété avec une grâce inouïe par la comédienne Julia Wieninger ! Rien ne nous échappe dans son jeu subtil filmé au plus près, de ses émotions et des sentiments qui la traversent tout au long de la nuit et la défont, de l’errement de sa pensée et de ses pas dans le train, de sa détresse.
Dans la grande salle du Gymnase Aubanel, le spectateur est si proche, voyeur de ce qui se dégage d’intime, d’infime, dans le jeu notamment de la comédienne. Il est bouleversé, sous l’emprise de la richesse de ce qu’il voit et qui s’inscrira sans doute durablement dans sa mémoire. Sous l’emprise aussi d’un vrai suspense psychologique !
Le jeu des acteurs, la voix Off de la comédienne en allemand, la beauté du texte traduit en français, la qualité des images filmés sous inspiration évidente de Tarkovski et Bergman…C’est fou ce qui nous est donné !
La pièce a été créée à Cologne en Allemagne en octobre dernier.
A propos de sa technique théâtrale proche des arts multimedia, voici ce que dit Katie Mitchell :
« Je ne pense pas faire du cinéma au théâtre. Vous regardez à la fois le film et le film en train de se faire, ce qui n’est pas du tout le cas d’un film pré-enregistré. Je fais avant tout du théâtre. Lorsque vous êtes metteur en scène, vous êtes très privilégié, car vous pouvez voir des acteurs de grande qualité jouer de très près. Mais la plupart des spectateurs ne peuvent pas voir cela. Dans un grand théâtre il est impossible de percevoir tous les détails du jeu des acteurs. Plus les salles sont grande, plus les comédiens doivent amplifier leurs gestes, qui deviennent imprécis, mécaniques et parfois grossiers. Utiliser la caméra est pour moi une façon de préserver un jeu très détaillé et proche de la vie, et d’être assurée que chacun puisse le percevoir dans la salle. Toute la puissance discrète et magnifique du jeu des comédiens peut ainsi se déployer. ».
« La biologie me passionne, ainsi que la façon dont les émotions sont gravées dans le corps. Pour moi, dans la vie, les plus grands événements sont minuscules, comme un regard qui se détourne, le temps d’une fraction de seconde, face à la personne aimée. En un instant un abîme s’ouvre, seulement à cause
« de ce regard fuyant qui révèle un mensonge, une trahison, la perte de l’amour. C’est ce détail, complexe à montrer sur scène, que la caméra peut saisir. »
« Les détails nous révèlent beaucoup de choses en matière de psychologie et de processus inconscient. La mise en scène conventionnelle les néglige. C’est ce manque du théâtre, cette absence que je ressens qui m’intéresse. » Une critique:
clicJe ne trouve, hélas, que très peu d'images autorisées. Vous pouvez en retrouver sur le site du Festival d'Avignon:
clicSi j’ai su vous communiquer quelque chose de mon admiration, surveillez la tournée (je n’ai pas trouvé les dates)
Katie Mitchell"Die Gelbe Tapete" (« La tapisserie jaune »), la toute dernière création très multimédia de Katie Mitchell, sera montée au théâtre de l'Odéon à Paris du 20 au 26 septembre prochain.
En projet: une pièce pour Salzbourg en 2014 et un travail sur les cantates de Bach pour le prochain festival d’Aix.