Georges Picard : Tout le monde devrait écrire...

Tout le monde devrait écrire de Georges Picard.

Curieux, et ironique bien sûr, ce titre perdu au milieu des six cents et quelques autres de la dernière rentrée littéraire ! Car c'est un essai, écrit par un amoureux de littérature exigeante, Georges Picard.
Il ne s'agit donc que du fait d'écrire...et non d'être publié!

"Peut-être publie-t-on trop, mais il n'est pas sûr que l'on écrive suffisamment. Tout le monde devrait écrire pour soi dans la concentration et la solitude."

Il parle de l’expérience d’écriture comme d’un chemin qui amène peu à peu à se découvrir soi-même.

« J’ai appris assez vite que l’écriture ne sauve pas l’écrivain du doute, mais m’en passer serait une abdication devant l’instinct intellectuel qui me pousse à en savoir plus sur ma propre pensée. Ce que je suis est moins en moi que devant moi : je suis plus mon futur immédiat, appelé (happé) par l’écriture qu’un passé figé dans mes précédents livres.

En écrivant, je ne cherche pas à m’étonner, encore moins à surprendre les lecteurs, j’essaye simplement d’animer des zones mal connues de ma sensibilité, d’ébranler le train de ma pensée dont le mouvement ordinairement chaotique et vague est sommé de prendre rythme et forme en se fixant.

Je souffre d’atermoiement dans le cours ordinaire de ma vie, n’étant jamais absolument sûr de penser ce que je pense. A peine ai-je émis une idée que l’idée contraire commence à me paraître intéressante et plausible. Curieuse affection, en effet, que cette instabilité intellectuelle nourrie par un scepticisme à l’égard des théories bâties à chaux et à sable.

L’écriture oblige à choisir, mais permet simultanément la nuance, la parenthèse, la notule pondératrice.

Le plus beau de l’écriture, c’est cette tension entre ce qui est écrit et ce qui est à écrire, c’est l’usage d’une liberté qui prend ses risques en laissant ses traces.

Ecrire oblige à choisir parmi des amas d’idées initialement vagues celles qui trouveront leur densité dans les limites de la syntaxe et du style. »

Voici quelques extraits de cet essai (dont je recommande chaleureusement la lecture). Ils concernent la littérature.

"Il incombe à tout écrivain de relever le défi en misant sur le besoin de concentration et d'imagination exigeante présent chez bon nombre d'individus, certes minoritaires, certes éduqués-mais quelle culture n'est pas élitiste? Et s'il ne subsistait même qu'une poignée de fins lecteurs, la passion d'écrire devrait continuer à brasiller dans la nuit de l'hébétude généralisée."

"Qu'importe que les esprits curieux et désintéressés soient mille ou dix mille, c'est toujours quelques-uns pour donner un sens à un art littéraire exigeant, voire lui permettre d'exister et d'être diffusé à une échelle réduite qui convient mieux à sa nature complexe. Aujourd'hui, précisément parce que la pression extérieure a atteint un niveau presque insupportable, la sauvegarde personnelle réside dans le repliement créateur, superbement indifférent à l'indifférence générale."

"il va de soi que le terme écrivain ne désigne pas une fonction sociale, de toute façon acquise dès la première publication, mais une passion et un destin. La création, faut-il insister, ne se confond pas avec la production. Produire, je le pourrai toujours, ayant acquis depuis longtemps les automatismes d'écriture suffisants pour noircir du papier. Ce que j'appelle création, c'est le dynamisme de l'imagination, le pouvoir d'organisation du texte et la personnalité de la voix qui font naître un monde inimitable. De très nombreux livres n'accèdent pas à la création: ce ne sont que des productions éditoriales qui brillent parfois de façon éphémère sous l'éclairage artificiel de la publicité. Mieux vaut encore écrire solitairement, pour soi seul, car, dan, ce cas, même l'absence éventuelle de talent n'insulte pas la noblesse d'une écriture sincère."

"Je me suis débarrassé de l'illusion de peuples plus éduqués, réconciliés avec la culture, amoureux des belles lettres et des belles choses. Reste la réalité plus modeste d'une littérature acceptée comme une manifestation marginale, mais intense, d'un désir minoritaire réunissant quelques milliersd'individus. Il est vain de dénoncer le caractère élitiste du phénomène, puisqu'il résulte d'une évolution que nos sociétés n'ont pas su ou pas voulu enrayer."

"A quoi bon se lamenter tant qu'il sera possible de publier (même à peu d'exemplaires) et de lire des textesde grande qualité? Une époque viendra peut-être où, à défaut de brûler les livres littéraires, on se contentera de ne plus les éditer. Ce n'est pas encore le cas, du moins pas en France: accrochons-nous au possible, protégeons-le."

Georges Picard dans ce livre ne parle pas seulement de romans . De longs et passionnants passages sont consacrés à la poésie.
Il parle plutôt de l'acte d'écrire en général.

L'auteur a lui-même écrit des livres très différents. Il dit se construire en partie dans l'exigence de l'écriture et reprend cette citation de Malraux: "Il faut plusieurs années d'expression à un écrivain pour écrire avec le son de sa propre voix." (La psychologie de l'Art)

Dans cet essai, Georges Picard parle essentiellement de l'écriture comme d'un "désir de se découvrir autant à soi-même qu'aux autres".
Il défend aussi la littérature exigeante, libérée de tous les diktats commerciaux.
J'ai trouvé dans cet essai (qui m'a vraiment intéressée) des tas de passages passionnants mais trop longs à recopier. :)

Tout le monde devrait écrire

Extrait:

« La dureté des temps, des conditions de travail ou l'angoisse du chômage rendent recevable l'excuse de prendre la culture par son versant le plus aisé. Comment ne pas comprendre que l'on puisse manquer d'ambition intellectuelle après une journée d'usine, de bureau ou d'ANPE ? J'ai connu de ces périodes découragées et décourageantes où le journal ou la télévision ont plus d'attrait qu'un livre. Alors, étant au plus bas de moi-même, l'angoisse enlevait toute saveur à ma vie. C'est que j'avais goûté auparavant à des substances intellectuelles prodigieusement roboratives, notamment à ces livres qui obligent le lecteur à poser sur l'existence un regard métamorphosé. Pour les personnes n'ayant jamais connu cette expérience bouleversante, lire un livre n'est rien de plus qu'un moyen de passer le temps ou de se changer les idées. Comment leur suggérer que la littérature possède des pouvoirs bien plus déterminants sans leur donner l'impression qu'on agite de façon grandiloquente des idées théâtrales ? »

Je cite ce passage de Tout le monde devrait écrire de Georges Picard comme un hommage et un remerciement à ma libraire (maintenant mon amie...

"Je connais maintes librairies dans les rayons desquelles il est encore possible de dénicher des ouvrages négligés par la critique, mais dont la force est autrement plus réelle que celle d'une bonne partie des livres chroniqués. Derniers combattants de l'exigence, ces libraires (malheureusement minoritaires dans leur profession contaminée par le syndrome journalistique des "meilleurs ventes") essaient de sauver ce qui est possible dans un pays prétendument cultivé, où on lit peu. Distinguer les libraires des marchands de livres, rien n'est plus facile d'ailleurs. Ces derniers se remplaceraient avantageusement par des distributeurs automatiques à monnaie, comme cela commence à se voir et conduira peut-être un jour à la disparition d'un petit commerce indiscernable de l'épicerie. Seuls les vrais libraires, qui défendent la découverte et la variété, justifient leur fonction: qu'ils vivent et que les autres passent à la trappe, sachant que cette malédiction condamnant quelques milliers de points de vente n'est qu'un malheur sociologique, mais certainement pas artistique."