Par les villagesTexte de Peter Handke- Mise en scène de Stanislas NordeyA l’heure où les multi médias investissent la scène du théâtre, il faut aujourd’hui un sacré courage pour choisir de monter
Par les villages de Peter Handke. Pièce composée de très longs monologues denses et magnifiques.
On revient à l’origine du théâtre : seulement un texte et des comédiens, leur présence, leur énergie et leur voix. Leur engagement pour que le texte soit entendu dans toute sa beauté, la langue en est classique. Il s’agit d’un long poème dramatique. Drame. Poème. Un texte immense. Un théâtre de la parole.
Alors on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’avant Stanislas Nordey, en France, c’est Claude Régy qui l’avait mis en scène en 1982.
L’adresse de ces monologues va soit vers un autre personnage, soit directement même vers le spectateur qui écoute. Comme dans le théâtre antique.
On n’est plus dans les courtes répliques, les échanges rythmés et l’action.
Le corps est tout entier dans le don du texte, corps placé dans un décor minimal (des baraques de chantiers).
Un musicien toutefois (Olivier Mellano) assure une présence subtile tout au long de la pièce. Quelque chose du choeur antique? C’est une première chez Stanislas Nordey. Et c’est une réussite.
«Mon frère m’a écrit une lettre. Il s’agit d’argent ; de plus que d’argent : de la maison de nos parents morts et du bout de terre où elle se trouve.»Dans ce texte fortement autobiographique, un homme, Gregor, un écrivain, revient dans son pays d’origine pour régler une succession à la mort de ses parents. Il est l’aîné, lui seul a étudié, lui seul vit à la ville. Auprès de son frère Hans, ouvrier, et de sa sœur Sophie, vendeuse, il apparaît comme un étranger. Il ne reconnaît pas le pays, il ne connaît rien de leurs existences. Il ne sait rien de leurs frustrations, de leurs blessures. Un fossé s’est creusé, qui ne pourra être comblé semble-t-il. Il y aura comme « une guerre » entre eux et lui. Une guerre qui passe par la parole.
Et celui qui devrait avoir les mots, lui donc, dans son affrontement avec son frère Hans, va laisser la place pour le long cri puissant de ce dernier. Un cri empreint de lyrisme et d’une rare beauté, qui est le cri des simples, des humiliés.
C’est Stanislas Nordey lui-même qui incarne le personnage de Hans, lui donnant une puissance enfiévrée, presque hallucinée. Sidérante. Fascinante. J’étais béate d’admiration devant tant de générosité de jeu et de charisme. J’étais au premier rang. Je n’ai rien perdu de ce qui se passait. Le texte traverse tout son corps, ses bras et ses mains tremblent, pour porter l’énergie jusqu’au bout de ses doigts. Son visage se transforme, son visage se tend, vieillit...Sa diction est extraordinaire mais tout à coup ressurgit ce qui est peut-être un défaut de diction combattu qu’il ne maîtrise plus : les sons
S deviennent des
CH….
Le chiel…Un cheul jour…Ils chont là…Stanislas Nordey ne lâche rien, jamais, c’est fou ce qu’il donne et c’était d’autant plus surprenant de le retrouver si calme et souriant, plus jeune, dans la discussion qui a suivi le spectacle (et sans défaut de prononciation!).
Son frère Gregor dans la pièce, Laurent Sauvage, par contraste (quatre heures sur la scène !) a une présence décontractée, forte cependant.
C’est un esprit de troupe, de famille, qui anime Stanislas Nordey dans le choix de ses dix comédiens : sa mère, Véronique Nordey, Laurent Sauvage « son frère de théâtre », Richard Sammut ami depuis le Conservatoire, Raoul Fernandez et Moanda Daddy Kamono qui ont déjà travaillé avec lui, Emmanuelle Béart (Sophie) qui retrouve Nordey pour la troisième fois (je l’ai trouvée excellente). Une nouvelle venue, avec une voix incroyable, Annie Mercier. (Tout le monde s’accorde à la trouver remarquable, moi j’ai un peu de mal avec sa gouaille.)
Jeanne Balibar qui interprétait Nova à Avignon, est remplacée par Claire Ingrid Cottanceau.
Véronique Nordey
Emmanuelle Béart.
Claire-Ingrid Cottenceau
Annie Mercier
Cette pièce parle de la filiation, de la transmission, mais aussi de la solitude des êtres. De leur difficulté à se comprendre, à panser les blessures anciennes, les frustrations, les déceptions, les rêves inassouvis.
La haine, et donc la guerre, en fait son terreau. L’espoir réside dans la force de l’Art.
“Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit,
et que le bruit des feuilles devienne doux.”J’ai beaucoup aimé, beaucoup pris dans ce spectacle. Le texte est si beau ! Et les comédiens l’ont porté magnifiquement sous le modèle d’engagement et la conduite de leur chef de troupe, Stanislas Nordey. Epoustouflant.
Je ne le conseillerais cependant pas à n’importe qui. Sa densité et sa durée (4 heures) sont exigeantes et particulières. Il faut vraiment aimer le théâtre du verbe.
Après l’entracte des spectateurs ne sont pas revenus. J’ai entendu leurs récriminations et mesuré leur ennui dans les files pour aller aux toilettes à la pause.