Georges Duhamel (1884-1966)
Il est ce qu’on pourrait appeler pompeusement un romancier "complet" :
- livres obligés sur la première guerre mondiale à laquelle il a participé (en tant que médecin), dont un Prix Goncourt en 1918 pour
Civilisation.
- un
Rougon-Macquart du XXème :
Chronique des Pasquier, 10 tomes parus entre 1933 et 1945 (certes c'était chose courante à l'époque :
Les hommes de bonne volonté, Les Thibault, les Jobourg hum... etc., m’enfin faut l’avoir fait quand même...)
- plein d'autres récits encore, du théâtre, des essais, de la poésie...
- et, cerisette sur la gâteau, un cycle magnifique, qui me tient énormément à cœur, de cinq romans :
Vie et aventures de Salavin, que je vais essayer de vous vendre un peu.
- Citation :
- Vie et aventures de Salavin :
- Confession de minuit (1920)
- Deux hommes (1924)
- Journal de Salavin (1927)
- Le club des Lyonnais (1929)
- Tel qu’en lui-même… (1932)
Pour commencer, je trouve que le résumé Wiki est vraiment parfait. J’en copie-colle seulement le début pour ne pas spoiler :
- Citation :
- Louis Salavin est un modeste employé de bureau parisien qui, à la suite d'un acte spontané et insensé, est renvoyé de son travail. La solitude et une certaine mise en marge de la société deviennent alors son quotidien, et le poussent à s'interroger sur le sens de sa vie et à se construire un destin. Salavin vit seul avec sa mère, dans un logement modeste de la rue du Pot-de-Fer sur la Montagne Sainte-Geneviève, qui devient le royaume de sa lente dérive. En prise avec son mal-être existentialiste, il va détruire les liens amicaux qui l'unissent à ses proches les plus chers...
A moi.
Salavin, c’est un gars mythique. Il est dans la lignée des grands figures romanesques russes : Oblomov, Dimitri Karamazov, Raskolnikov, le narrateur des
Carnets du sous-sol dont j’ai oublié le nom, etc. En fait, c’est un peu du Dostoïevski transposé dans le Paris des années 20, existentialisé. Pour dresser son portrait rapidement, je dirais que Salavin, à l’image de ces personnages russes, est un individu débonnaire, "bien brave", pétri d’amour et de bonnes intentions, auquel s’attache très facilement le lecteur, mais qui, parce qu’inapte au bonheur et incapable de s’adapter à la société, finit par devenir misanthrope, névrosé et exclu. Il est assoiffé de vertu, qu’il tient avec excès pour ligne de conduite, et essaye de s’y raccrocher en permanence, en toutes occasions. Il en est hanté. Mais son parcours n’est qu’une succession d’erreurs grossières, de malentendus, de soumissions, d’humiliations et donc de mal-être et d'errance solitaire au final.
A la lecture, on est effaré de voir que toutes les thématiques propres à l’anti-héros moderne (du XXème siècle j’entends) sont abordées par Duhamel en pionnier. Ca calme. A savoir : âme tourmentée et quête d’identité bien sûr, mais aussi la nécessité d’agir, le refus de la société moderne, le thème de l’absurde, etc. Y a tout... Le premier tome, publié en 1920, a certainement dû en influencer plus d’un. La preuve c’est qu’on pense beaucoup à Roquentin et à Meursault, un tout petit peu moins à Bardamu, pour citer les plus célèbres. Alors c’est sûr, il n’y a pas la portée philosophique d’un Camus ou d’un Sartre, et le récit n’est pas transcendé par un style nouveau, émotif, révolutionnaire, fracasseur de baraque comme chez Céline. N’empêche que Salavin a le mérite d’être peut-être le tout premier de cette série d’anti-héros (il me semble !). Il illustre par ailleurs à merveille, je trouve, la fameuse phrase de Céline dans
L’Eglise (reprise plus tard par Sartre) :
"C’est un homme sans importance collective, c’est tout juste un individu".
Le premier tome,
Confession de minuit, est un monument. Un de mes romans préférés, tout confondu. C’est très accessible, pas désuet du tout, très très court, touchant, torturé, franchement drôle par moment. Je vous assure que c'est trop bonnard à lire. Une claque énorme d’humilité qui élève et divertit...
J’aime bien recommander ce livre aux lecteurs occasionnels car il offre un boulevard pour de grandes découvertes... Dans le temps, je le distribuais autour de moi à la Paperboy...
Prenez et mangez.
La suite est inégale mais souvent très réussie.
2)
Deux hommes : une histoire d’amitié magnifique (une des plus belles que j’aie jamais lues) entre Salavin et un homme qui est un des seuls à vraiment le comprendre, et qui va se décider à le prendre en main... ce qui relève d’une certaine forme d’héroïsme... Je n’ai pas besoin de préciser que ça va tourner en cata.
3)
Journal de Salavin : c’est sous forme de journal intime (d’un bout à l’autre). Ca ressemble un peu à la première partie des
Carnets du sous-sol. Ici, Salavin, épris d’un mysticisme soudain, mais qui en fait l’accompagnait jusqu’alors en sourdine, essaye par tous les moyens de devenir un Saint...
4)
Le club des Lyonnais : Salavin s’immisce dans des cercles révolutionnaires. On a droit à des intrigues politiques. Hélas, ça n’est pas toujours très réussi.
5)
Tel qu’en lui-même... : splendide conclusion. L’action se déroule en Tunisie et fait drôlement penser à
L’étranger, qu’il précède de dix ans. Les dernières pages sont très très émouvantes. La dernière phrase... J'ai tremblé de toute ma feuille.
Voilà voilà.
C’est étonnant que personne ne mentionne jamais Duhamel. Dans aucun livre, je veux dire. J'ai rien vu en tout cas.
Je n’ai trouvé à ce jour qu’une seule référence à Salavin. C’est dans
Tropique du Cancer d’Henry Miller. Et encore, un clin d’œil évasif, une demi-phrase.
Quant à Duhamel lui-même, je n’ai pas le souvenir d’avoir vu son nom cité. Personne ne revendique jamais son influence, alors que Salavin est pourtant un anti-héros
de premier ordre.
En fait si, j’ai juste lu les "attaques" de Céline à son endroit dans
Bagatelles et dans ses derniers romans. Il le charrie beaucoup (bon, l’écrabouille). Duhamel symbolisait pour lui une littérature bourgeoise psycholochiante, au style laqué, "aérodynamique" et moribond. Il n’en est rien bien sûr. Il va jusqu'à le comparer à Delly... C'est faux ! Pas dans Salavin en tout cas ! Nenni ! Bon mais on sait que Céline pulvérise toujours plus que de raison, mais ça,
"c'est la rançon d'une mâchoire solide".
Bref.
Et puis ce Salavin me touche d’autant plus que, par bien des côtés, c’est moi.
Ca fait drôle de se lire.
Enfin voilà. On a tous envie de devenir l’ami de Salavin, et je vous souhaite de le devenir un jour !
A noter que les œuvres majeures de Duhamel sont rééditées chez Omnibus :