Quand les voleurs ont des lettres de noblesse.La trilogie de
Scott Lynch fut une découverte inattendue. J'avais été subjuguée par le monument
« Gagner la guerre » de
Jean-Philippe Jaworski, aussi, quand mon Bibliomane, au moment où je me suis aperçue que j'avais oublié d'enregistrer le tome 10 de la saga
« La Compagnie des glaces » bloquant mon avancée dans cette lecture de longue haleine, me proposa d'entamer ce cycle mêlant roman de cape et d'épée et roman maritime, je me suis laissée convaincre.
Je me suis laissée emporter, toute amarre larguée, par les aventures rocambolesques, au parfum de roman picaresque, du voleur
Locke Lamora et ses amis, attachants et agaçants parfois,
Jean, le colosse calme et réfléchi, les jumeaux facétieux et la mystérieuse
Sabetha dont l'ombre plane de bout en bout.
Le premier tome,
« Les mensonges de Locke Lamora », a comme décor une cité lacustre, aux airs à peine voilés de Venise, entre Moyen-Age et Science-Fiction. Locke dict La Rose de Camorr – on ne peut que traduire par Camorra napolitaine – écume les ruelles de Camorr, ville où les cloaques soumis à la domination du Capa Barsavi côtoient les beaux quartiers où les intrigues foisonnent. La puanteur et le parfum des roses, deux visages d'une société sans pitié.
Les retours en arrière, expliquant l'enfance, l'adolescence de Locke, sont la pierre angulaire de cette mise en bouche. Ils font le récit, en sont son assise afin que le lecteur s'imprègne jusqu'au bout des ongles, de ce qui fait que Locke Lamora devient La Ronce de Camorr.
Les rapines du groupuscule sont de haute volée : les riches sont gentiment plumés, les richesses entassées dans l'antre refuge où règne leur Maître, Chains, un religieux faussement aveugle.
Ce dernier a acheté à celui qui éduquent les enfants des rues à voler, tuer, ses protégés, mis à l'index par leurs pairs parce que jugés irrécupérables. Cette vente vaut mieux que la punition extrême : la mort.
Chains leur apprend à lire, à écrire, les instruit en les plongeant dans la culture tant littéraire de leur monde qu'historique, rhétorique ou religieuse.
Chacun leur tour, ils seront plongés dans l'univers de monastères dédiés à certains dieux, au nombre de douze, le treizième, auquel Chains rend un culte, est innommé – cela ne vous rappelle-t-il pas un autre monument de la littérature uchronique ? « Le trône de fer » ! - ils y passent une période donnée à la fin de laquelle ils doivent avoir acquis le maximum de connaissances ainsi que les « tours » de passe-passe inhérents à ces univers.
Ils apprennent les langues étrangères, les us et coutumes des diverses classes sociales des régions et pays environnants, ils apprennent la comptabilité et l'art de la truquer. Ils apprennent à cuisiner avec raffinement, à connaître les usages de la bonne société, à utiliser de la vaisselle délicate, à connaître les étoffes des plus grossières au plus raffinées.
Il en fait des « salauds gentilshommes », esthètes et artistes dans tous les domaines : ils se glissent dans la peau de n'importe quel personnage, ils deviennent nobles, bourgeois, négociants, en un tour de main.
Ce premier opus enchante l'imaginaire du lecteur, l'entraîne dans de multiples directions, lui promettant les joies ineffables des rebondissements en cascade.
Camorr est rutilante et immonde, joyeux et cruelle, cité sur pilotis au-dessus de laquelle plane des ombres inquiétantes : celles d'un certain Roi Gris accompagné d'un Mage-esclave, secte ou plus exactement société spécialisée dans les intrigues en tout genre et versée dans l'art du poison subtil comme celui de la sorcellerie.
« Les mensonges de Locke Lamora » s'achève dans l'horreur absolue d'une vengeance destructrice, ruinant le cloaque du Capa, renversé par un de ses seconds, provoquant la mort des jumeaux, du Maître Chains, d'un jeune apprenti « salaud gentilhomme », dévastant leur repaire, ruinant la petite société secrète dépossédée des richesses accumulées.
Seuls, Locke, devenu presque une loque sanglante après un combat à mort avec le Roi Gris assisté de son Mage-esclave auquel il inflige une blessure qui l'amoindrira, et Jean survivent et sont contraints de quitter leur berceau pour s'exiler.
Commencent alors de nouvelles pérégrinations, sur mer cette fois, où les batailles seront dantesques, les traquenards mortels, les victoires belles et sanglantes.
« Des horizons rouge sang », opus maritime où les courses entre les bateaux corsaires sont extraordinaires, où les rebondissement sont nombreux et tiennent en haleine le lecteur, entraîné à la suite de ce Locke immortel.
Après Camorr, nous accostons aux Sept Essences où l'enjeu est de dévaliser « L'aiguille du péché », maison de jeux réputée imprenable, tenue d'une poigne de fer par Requin, sobriquet éloquent quant à la personnalité du maître des lieux, secondé par sa féale Selendri.
Locke et Jean sont victimes d'un empoisonnement sophistiqué dont, seul, leur commanditaire, l'Archon, dictateur de cette île-état, détient l'antidote.
La psychologie des personnages prend une autre ampleur, l'amour inconsolable de Locke pour Sabetha lui barre le chemin de toute aventure suivie avec une autre femme. Au fil des pages, la présence, invisible, de la jeune fille, se ressent, resserre son étau sur Locke.
Requin, l'Archon, deux marionnettistes usant des qualités de Locke pour parvenir à leurs fins. Le jeu de poker menteur prend, de temps à autre, des allures de mascarade, maintenant à flot l'intérêt du lecteur. Ce dernier cherche sa respiration dans les passages calmes, mais angoissants, du récit, avant de replonger dans le rythme infernal des poursuites navales.
Dans ce deuxième roman, on a devant soi un Locke, certes toujours persuadé de sa chance et des réussites de ses ruses, affaibli par la douleur de la perte de ses amis, son sentiment de culpabilité, le deuil de l'amour de sa vie, la souffrance du poison insidieux qui lentement le mène à la mort. Décrépitude et dépression que combat, inlassable, Jean, son acolyte de toujours. Locke a des faiblesses l'engageant sur une pente mortifère.
S'en sortira-t-il ? Si oui, à quel prix ? Car la vie a un prix, terrible et douloureux... tout comme la vengeance.
Un début de réponse est donné dans l'ultime opus
« La République des voleurs » où d'entrée, Locke est aux portes de la mort. Un pacte lui est proposé : un Mage le délivrera de son empoisonnement – au cours de scènes d'anthologie – à condition qu'il aide une faction rivale des maîtres en place à remporter les élections.
De trahisons en victoires, la politique provoque l'impensable : Sabetha est son adversaire dans la campagne électorale, façade d'une lutte de pouvoir entre les Mages.
Le combat ou la séduction pour reconquérir celle qui a marqué sa vie amoureuse, celle pour laquelle son cœur bat.
Le rythme est plus lent, les aventures moins fantasques, l'auteur emmenant son lecteur dans l'observation d'un duel entre deux virtuoses de l'arnaque, de la dissimulation et du mensonge. Les regrets deviennent plus présent malgré les bouffées de haine submergeant les âmes meurtries.
On tremble pour Locke que l'on ne peut pas voir perdre et mourir... c'est sans compter sur une vérité, simple et évidente depuis le début, un enfant de Camorr, éduqué pour devenir le Roi des voleurs, être subtil et d'une intelligence aiguë, ne se laisse jamais mettre à bas. La Ronce possède encore bien des épines... certaines sont vénéneuses.
La trilogie est un souvenir de lecture puisque je la commençai mi février pour l'achever un mois plus tard. Partager les bons moments, offerts par la plume de l'auteur que je ne connaissais pas, me taraudait, j'y pensais puis oubliais avant que je ne prenne un crayon pour amorcer une ossature de commentaire, ossature qui ne prenait jamais corps...jusqu'à aujourd'hui.
L'ambiance ne pourra que plaire aux amateurs de littérature « fantasy », d'uchronie et de héros ne sombrant pas dans le manichéisme simpliste. J'en garde un souvenir rempli d'embruns, de miasmes lacustres, de masques plus fous les uns que les autres, de beauté et de laideur incommensurables, de trahisons sordides et de vengeances amères : le tumulte d'une histoire plaisante servie par une traduction qui ne saccage pas l'esprit voulu par l'auteur.