Bernard-Marie Koltès Né à Metz en 1948 et décédé en 1989 des suites du Sida, Koltès est considéré par beaucoup comme l’un des plus grands dramaturges de la seconde moitié du XXe siècle. Ses pièces, « Combat de nègres et de chiens », « Dans la solitudes des champs de coton », « Robero Zucco », pour ne citer que les plus célèbres, ont été particulièrement remarquées lors de leur création, quelques-unes ont fait l’objet de scandales. Depuis, elles sont continuellement reprises et sont entrées au répertoire de la Comédie française.
Dans la solitude des champs de coton
J’ai eu la chance de voir cette pièce il y a quelques années. J’en étais sorti « essoré » par la densité et la violence du texte et en même temps ébloui par sa richesse. J’ai relu dernièrement ce monologue, ou plus exactement ce monologue à deux. Le synopsis est simple : deux personnages, un dealer et un client se rencontrent à la nuit tombée, au bas d’un immeuble. Le vendeur ne veut pas exposer sa marchandise de peur de subir l’humiliation du refus par le client ; celui-ci ne souhaite pas avouer son désir pour la même raison : l’humiliation du quémandeur. Les deux individus se trouvent ainsi confrontés entre deux désirs contradictoires et pourtant fermement noués comme deux serpents entrelacés :
«… et la seule frontière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie, avec moins d’injustice encore qu’il y a à être mâle ou femelle parmi les hommes ou les animaux ».
Cette situation métaphorique offre une vision terrible des rapports humains. On a parfois donné une lecture politique de la pièce la comparant aux discussions entre états en préliminaire d’une guerre. Plus généralement, l’auteur traite de la rencontre entre individus, de la solitude aussi.
Sur le plan stylistique, la phrase de Koltès est longue, belle et sinueuse, mais elle mord avec la force du cobra. Sans vouloir paraphraser les avertissements cinématographiques « certaines scènes peuvent heurter… », c’est une littérature qui frappe à l’estomac et n’hésite pas à mettre les chairs à vif. Il y a un côté Caravage chez Koltès, mais aussi Shakespearien ! Pour terminer deux petites citations :
« … moi je tiens ma langue comme un étalon par la bride pour qu’il ne se jette pas sur la jument, car si je lâchais la bride, si je détendais légèrement la pression de mes doigts et la traction de mes bras, mes mots me désarçonneraient moi-même et se jetteraient vers l’horizon avec la violence d’un cheval arabe qui sent le désert et que plus rien ne peut freiner »
« Car la seule vraie cruauté de cette heure du crépuscule où nous nous tenons tous les deux n’est pas qu’un homme blesse l’autre, ou le mutile, ou le torture, ou lui arrache les membres et la tête, ou même le fasse pleurer ; la vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait, de l’animal ou de l’homme, une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur, comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date »