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| André Gorz [Philosophie] | |
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+9Antisthene_Ocyrhoe Louna lekhan animal feuilllle coline JDP Queenie Marie 13 participants | |
Auteur | Message |
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Antisthene_Ocyrhoe Posteur en quête
Messages : 89 Inscription le : 30/12/2008 Age : 38
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 20:56 | |
| - animal a écrit:
- mmmh... on peut demander des précisions pour précier son idée ?
parce que à froid et avec une impression de management des temps modernes la technique opposée au développement personnel hors travail sonne un peu XIX-XXeme. Et comment ? mais à l'aide du contre argument de la responsabilisation du travailleur : autonomie, sous chefs etc.
(les sujets utilisés pour parler de stress au boulot, de moyen d'être plus productifs, l'aspect plus techniques mais "humain" de l'optimisation) Tu pourrais développer un peu ? Parce que là, j'avoue que je ne comprends pas trop ton message. | |
| | | coline Parfum livresque
Messages : 29369 Inscription le : 01/02/2007 Localisation : Moulins- Nord Auvergne
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 20:59 | |
| - Antisthene_Ocyrhoe a écrit:
- Cependant, je trouve un peu dommage de voir Gorz réduit presque à ce seul livre...(Je ne sais pas si on lit les autres, mais en tout cas on en parle beaucoup moins, pour ne pas dire pas du tout). Pour moi, André Gorz est avant tout un des grands philosophes du 20e siècle, un penseur incontournable de la réflexion sur le travail, la technique, et de bien d'autres choses encore.
[...] Métamorphose du travail : Critique de la raison économique, Folio Essais. Merci de ces informations...Pour moi le nom de Gorz n'était effectivement lié qu'à Lettre à D. | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 21:24 | |
| (en fait j'ai mis de côté la présence légère dans l'extrait de la finalité : un volume de production, un rendement pas forcément stables en regard d'une plus grande efficacité, bref des questions qu'on peut couper au moins en partie de la "technique") j'essaye en prenant comme point de départ : - Citation :
- Il dénonce aussi, et ce point est encore d'une actualité brulante, l'incompatibilité qui existe entre le développement d'un travail de plus en plus technique et abstrait et la (re)valorisation du travail comme source d'épanouissement personnel
ça nous donne deux principes en opposition : "travail technique" et "épanouissement personnel" (qu'on retrouve dans l'extrait). En première approche on image des gens qui serrent des boulons avec une machine ou non, la "rationnalisation du travail" avec un petit plus dans le technique par rapport à Ford mais sur la même ligne de pensée d'un travail monotâche avec un contremaitre (pour schématiser). L'idée que je mélange à la discussion est celle, plus récente, de "l'optimisation humaine du travail" (<- ce bricolage est de moi) c'est à dire qu'en guise de réponse à une critique d'un travail trop linéaire, trop simple, abrutissant... on oppose (maintenant) une (prise de) responsabilité individuelle, de travail collaboratif, bref d'interactions humaines dans le travail. L'idée étant que plus impliqué on produit mieux. J'ai des doutes, je l'avoue et trouve que ce n'est pas inintéressant de voir ces principes en accusation dans un thème comme un "stress au travail" (idée de culpabilité dans le non succès... ça été très bien dit par je ne sais plus qui et repris à l'occasion par Bernard Maris par exemple). C'est plus organisationnel que technique. Pour dire que je ne serai pas contre des précisions sur le sens donné au "technique" dans la pensée de cet homme et une éventuelle esquisse de l'importance qu'il donne à ce qui conditionne et utilise le travail (économie, société...). L'extrait me laissant un peu sceptique et sur ma faim. Le problème est que "technique" et "organisation" c'est vaste et implique beaucoup de réflexions et exemples dans les "réalisations humaines". je suis désolé mon truc à moi c'est plus l'ellipse que la réthorique | |
| | | Antisthene_Ocyrhoe Posteur en quête
Messages : 89 Inscription le : 30/12/2008 Age : 38
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 21:43 | |
| D'accord. Je comprends mieux ce que tu veux dire. Par contre, je vais te décevoir, car il me faut avouer qu'il serait malhonnête de ma part de tenter de te répondre : je n'ai pas assez Gorz en tête pour tenter une explication de sa pensée face à ce genre de questions, que je ne m'étais pas forcément posées en le lisant. Il faudrait lire le bouquin, crayon en main et questions en tête. Il n'est pas impossible que je le fasse, car je me rends compte qu'il me faudrait, effectivement, mettre quelques éléments au clair.
Tout ce que je peux dire, c'est qu'il ne faut pas entendre par "travailleur technique" nécessairement l'ouvrier à la chaîne, mais n'importe qui exerçant un travail rendu plus abstrait par les progrès techniques, que ce travail se situe dans le primaire, le secondaire ou le tertiaire. Ce que dit Gorz, c'est qu'avec le développement de la technique, ce que l'on fait au travail est de plus en plus éloigné de ce qui nous occupe dans la vie quotidienne, et que cela génère une forme d'aliénation : il nous faut nous forcer, quel que soit notre emploi, à concentrer, plusieurs heures par jour, notre attention sur des objets qui ne nous intéressent que fort secondairement, et qui n'ont de place que très accessoire dans notre développement personnel. On peut prendre l'exemple d'un comptable : il est obligé, toute la journée, de se concentrer sur des factures, des achats, des taxes qui ne le concernent en rien, ce qui constitue autant de temps qu'il n'emploie pas à rendre son existence plus épanouissante ; et l'on peut supposer que, s'il fait de la compta tout la journée au travail, cette activité doit être assez peu présente dans sa vie extra-professionnelle. Ainsi il me semble que les théories sur "l'optimisation humaine du travail" ne remettent pas tellement en cause l'idée de Gorz, puisqu'elles ne concernent que la vie professionnelle, de l'intérieur : que l'on soit plus impliqué en interne, ça ne veut pas dire que ce que l'on fait ait plus de rapport avec notre vie de tous les jours.
Je ne sais pas si je t'ai répondu, ne serait-ce qu'un peu - je maintiens que je n'ai pas les connaissances nécessaires pour en dire long - mais je vais m'arrêter là, car je crains de rendre le tout encore plus incompréhensible en ayant la présomption de trop parler de ce que je ne connais pas assez.
PS : si quelqu'un en sait plus long et qu'il lui apparaît manifeste que je massacre la pensée de Gorz, qu'il ne se gêne pas pour me reprendre.
PS 2 : j'ai édité et reformulé pour essayer d'être plus clair.
Dernière édition par Antisthene_Ocyrhoe le Jeu 8 Jan 2009 - 22:19, édité 4 fois | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 21:52 | |
| non, non merci de ta réponse qui m'éclaire tout de même. si je devais situer un rapport à la vie quotidienne je le situerai dans le rapport aux autres, certaines situations amenant à se poser des questions et parfois à se positionner... il peut y avoir (malgré les aspects négatifs sous entendus) l'acquisition d'une expérience humaine et donc non limitée au domaine professionnel. ton comptable, pour reprendre l'exemple, sera peut être poussé à envisager de se montrer différent et à se travailler (ou s'imaginer) une capacité à "encadrer" des collègues ou plus bêtement se retrouvera mis, par nécessité, en situation de coaching d'un collègue moins expérimenté, voir en situation de rendre des comptes à la place d'un supérieur... ça a un côté ambigu et tordu souvent tout ça. en tout cas merci | |
| | | Antisthene_Ocyrhoe Posteur en quête
Messages : 89 Inscription le : 30/12/2008 Age : 38
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 21:57 | |
| - animal a écrit:
- non, non merci de ta réponse qui m'éclaire tout de même.
si je devais situer un rapport à la vie quotidienne je le situerai dans le rapport aux autres, certaines situations amenant à se poser des questions et parfois à se positionner... il peut y avoir (malgré les aspects négatifs sous entendus) l'acquisition d'une expérience humaine et donc non limitée au domaine professionnel.
ton comptable, pour reprendre l'exemple, sera peut être poussé à envisager de se montrer différent et à se travailler (ou s'imaginer) une capacité à "encadrer" des collègues ou plus bêtement se retrouvera mis, par nécessité, en situation de coaching d'un collègue moins expérimenté, voir en situation de rendre des comptes à la place d'un supérieur... ça a un côté ambigu et tordu souvent tout ça.
en tout cas merci Pendant que tu postais, j'étais en train de reformuler toute ma réponse pour la rendre plus claire. Je crois que le premier exemple que j'ai développé pouvait susciter plus de malentendus qu'il n'en levait. Enfin, tout ça pour dire que je t'invite à me relire, dans l'espoir que j'ai réussi à rendre mon message un peu moins confus. | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 22:08 | |
| huhu, je vois... tu ajoutes "préoccupation technique" (ou objet) en nuance à une simple appplication du progrès technique... c'est vrai que ça peut changer l'orientation de la discussion... on se rapprocherai chez cet auteur d'une amplification par le travail de la confrontation entre la "vie moderne" (encore une expression à la gomme) et de "préoccupations plus essentielles de l'individu" (manger, famille, dormir... et un peu plus quand même ?).
j'ai peur que la remise en forme de messages précédents ne puisse compliquer la lecture de ceux qui n'ont pas eu les premières versions ? | |
| | | Antisthene_Ocyrhoe Posteur en quête
Messages : 89 Inscription le : 30/12/2008 Age : 38
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 8 Jan 2009 - 22:12 | |
| Possible. A eux de le dire. J'espère toutefois que non ! Le plus simple, dans tous les cas, reste de (re)lire l'ouvrage en question. :) (Et oui, bien plus que ça, quand même ) | |
| | | bix229 Parfum livresque
Messages : 24639 Inscription le : 24/11/2007 Localisation : Lauragais (France)
| Sujet: André Gorz Jeu 8 Jan 2009 - 22:28 | |
| Je pense aussi qu'on ne peut pas résumer la pensée de penseurs comme Gorz, Morin ou Castoriadis au débotté. C'est une pensée politique complexe et la résumer ne peut que la schématiser ou meme la caricaturer.
Mais elle a été interessante parce qu' elle s'est construite à la fois sur une critique du communisme bureaucratique et du capitalisme. | |
| | | Angeline Envolée postale
Messages : 169 Inscription le : 31/10/2008 Age : 64 Localisation : Dans un livre.
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Dim 8 Mar 2009 - 16:40 | |
| Je viens de le terminer, quel amour, ça n'existe donc pas qu'au cinéma ! | |
| | | MezzaVoce Envolée postale
Messages : 290 Inscription le : 13/07/2012 Age : 59 Localisation : Lyon
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Mer 5 Sep 2012 - 21:49 | |
| - Antisthene_Ocyrhoe a écrit:
- Cependant, je trouve un peu dommage de voir Gorz réduit presque à ce seul livre...
Je trouve aussi. Sa pensée, profondément humaniste et subversive, est incontournable et s'avère de plus en plus pertinente pour penser le monde qui s'annonce. Un exemple : i l'homme a élaboré des outils pour se libérer pour finalement se retrouver prisonnier de ces mêmes outils. Quelques jours avant sa mort, il publiait un texte visionnaire : La sortie du capitalisme a déjà commencé. « La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital...La suite : - Spoiler:
Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement de la production et l’extension des marchés. La production n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et des délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l’échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas, même quand leurs bénéfices explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d’une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé), les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter les ménages à s’endetter, à consommer leurs revenus futur, leurs gains boursiers futurs, la hausse future des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposés par les LBO, d’entreprises qui ne s’étaient pas encore mises à l’heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.
La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 milliards à 160 000 milliards de dollars (soit trois le PIB mondial), entretenant aux États-Unis une croissance économique fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l’Europe.
L’économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n’éclate pas - et une hausse continue - du prix de l’immobilier pour que n’éclate pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l’épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles - car l’éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l’économie réelle d’une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).
"Nous cheminons au bord du gouffre", écrivait Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun État n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu’une politique sociale ou une politique de "relance de la croissance" puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y a rien à attendre de décisif des États nationaux qui, au nom de l’impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-État supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois, promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commercia1es. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclaré à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme "travail" pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels, exigeaient que l’État ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manœuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.
Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de ce que les britanniques appellent les commons et les Allemands le [i[Gemeinwesen[/i], c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par nous. Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’État a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d’autant plus fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menacent de se radicaliser, et plus la répression s’accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.
Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernement et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme n’offre aucune perspective d’avenir sinon celle d’une détérioration continue de vie, d’une aggravation de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n’y a aucun "mieux" à attendre si on juge le mieux selon les critères habituels. Il n’y aura plus de "développement" sous la forme du plus d’emplois, plus de salaire, plus de sécurité. Il n’y aura plus de "croissance" dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.
L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des "réformes révolutionnaires" qui, engagées de l’intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs ; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d’un contrat de travail. Les promesses et programmes de "retour" au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire salarial et marchand c’est-à-dire l’idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent gagnés autrement dit qu’il n’y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises, qu’il n’y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme.
L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher l’intériorisation des conditions de vie.
La "restructuration écologique" ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d’être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une autre. La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d’une des deux "principales sources d’où jaillit toute richesse" : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer.
L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, techno-bureautique serait la conclusion logique - on est tenté de dire "normale" - d’une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la "désublimation répressive" - c’est-à-dire la répression des "besoins supérieurs", pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l’origine des sociétés : la question du rapport entre les besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question d’une façon de gérer des ressources limitées de manière qu’elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles.
Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadé d’avoir afin d’écouler des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer. Pour nous enseigner à y renoncer, l’écodictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait la préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses ; et qui prévoient une reconstitution du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et des créances.
Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels - connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. - reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production "libre" de toute la vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée "out-cooperating", un exemple classique étant Wikipedia qui est en train d’ "out-cooperate" l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à la baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la "culture du quotidien" sans avoir à être enseignées, est un exemple parmi d’autres. L’invention des fabbers, aussi appelés digital fabricators ou factories in a box[/] - il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où - ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.
Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché. Elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et en qualité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l’économie de marché a tout fait pour abolir. L’autoréduction de la consommation, son autolimitation - [i]le self-restraint - et la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là.
Il est probable que les meilleurs exemples de pratiques alternatives en rupture avec le capitalisme nous viennent du Sud de la planète, si j’en juge d’après la création au Brésil, dans des favelas mais pas seulement, des "nouvelles coopératives" et des "pontos de cultura". Claudio Prado, qui dirige le département de la "culture numérique" au Ministère de la culture, déclarait récemment : "Le ’job’ est une espèce en voie d’extinction... Nous espérons sauter cette phase merdique du 20e siècle pour passer directement du 19e au 21e." L’autoproduction et le recyclage des ordinateurs par exemple, sont soutenus par le gouvernement : il s’agit de favoriser "l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale". Si bien que les trois quarts de tous les ordinateurs produits au Brésil en 2004/5 étaient autoproduits. »
André Gorz.
Source : http://kinoks.org/spip.php?article214
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| | | MezzaVoce Envolée postale
Messages : 290 Inscription le : 13/07/2012 Age : 59 Localisation : Lyon
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Mer 5 Sep 2012 - 21:50 | |
| On peut aussi retrouver Gorz dans deux très belles émissions de Là-bas si j'y suis qui lui étaient consacrées : les 9 juin et 10 juin 2011.
Elles contiennent des enregistrements d'interviews qui montrent combien la pensée de Gorz était à la fois pointue et accessible. | |
| | | Marko Faune frénéclectique
Messages : 17930 Inscription le : 23/08/2008 Age : 56 Localisation : Lille
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Mer 5 Sep 2012 - 23:45 | |
| - Marie a écrit:
- En 2006, André Gorz écrivait à sa femme:
Tu vas avoir quatre-vingt deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien....
...La nuit je vois parfois la silhouette d'un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C'est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. J'entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante " Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr" et je me réveille. Je guette ton souffle , ma main t'effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l'autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.
Quelle belle déclaration d'amour.
André et Dorine Gorz se sont suicidés le 24 septembre 2007. L'hommage de Jacques Julliard ici Ce texte d'André Gorz rappelle étrangement le dernier film d'Haneke qui pourtant ne semble pas s'en être inspiré. Troublant mais probablement le croisement d'un même cheminement autour de ce questionnement sur la fin de vie. Je vais lire Lettre à D., Histoire d'un amour. Et le film d'Haneke sort bientôt...Je retournerai le voir. | |
| | | bix229 Parfum livresque
Messages : 24639 Inscription le : 24/11/2007 Localisation : Lauragais (France)
| Sujet: Re: André Gorz [Philosophie] Jeu 6 Sep 2012 - 0:19 | |
| - MezzaVoce a écrit:
- On peut aussi retrouver Gorz dans deux très belles émissions de Là-bas si j'y suis qui lui étaient consacrées : les 9 juin et 10 juin 2011.
Elles contiennent des enregistrements d'interviews qui montrent combien la pensée de Gorz était à la fois pointue et accessible. ... Et très en avance sur son époque ! On se tue à le dire... Mais (presque) tout le monde s' en fout ! Et merci pour ta référence : Là bas si j' y suis, sur France Inter ! Quoi qu' on pense de Mermet, c' est vraiment une autre France qu' on écoute et qu' on n' entend nulle part ailleurs sur les médias du service public... | |
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