Camões est définitivement un géant des lettres mondiales, l’équivalent d’un Shakespeare, d’un Goethe ou d’un Cervantès. Et un géant essentiel, à lire et relire, sans crainte, tant son œuvre est belle et de lecture plutôt abordable. Il est plus que temps pour ceux qui ne le connaissent pas de le découvrir, et pour les autres de s’y replonger avec délices.
Replaçons-nous dans l’époque. Nous sommes au début du XVIème siècle. En Europe, de grandes nations s’affirment et guerroient férocement : France, Angleterre, Espagne. Au bout de l’Europe, un petit pays est tenu à l’écart des grands mouvements et des guerres. Depuis que les Croisades ont définitivement cessé, le Portugal se cherche un avenir.
Cet avenir, il le trouve par delà les mers, vers les Indes lointaines et mythiques. Petit à petit, au cours des XVème et XVIème siècles, en longeant patiemment les côtes d’Afrique, les marins portugais parviennent aux Indes. Débute alors l’époque de la splendeur du Portugal, minuscule nation européenne régnant sur les mers et commerçant avec l’Orient fabuleux.
En 1524, lorsque naît Camões, l’empire portugais est à son apogée, et domine théoriquement la moitié du monde. Mais tout empire finit par périr, et lorsqu’il meurt, en 1579, le Portugal est en déclin ; l’année suivante, le pays est annexé par l’Espagne.
Camões est à la croisée des époques et des influences. Comme ses collègues, il prend l’Antique pour référence. Mais il vit parmi un peuple qui a dépassé ses modèles grecs et latins, en allant plus loin, en découvrant des terres lointaines, inconnues des Anciens. Il faut aux grandes épopées maritimes du royaume portugais un poète. Ce poète, ce sera lui, il l’a décidé.
Soyons clairs, Luis de Camões n’était sans doute pas un bonhomme particulièrement fréquentable : escroc à la petite semaine, coureur de jupons, marin malchanceux qui rêvait de fortune, poète méconnu qui se voulait l’Homère du Portugal, il n’eut guère de gloire et beaucoup d’ennuis. De nos jours, on dirait qu’il est un « looser ». Mais un looser céleste, un homme qui s’est embarqué pour les Indes plus ou moins pour échapper à la justice, et dont il ne ramène pas de fortune sonnante mais la richesse de la poésie.
Echoué au large du Cambodge, il ne rentre au Portugal qu’au prix de difficultés sans nombre.
C’est certainement pendant son voyage de retour et les quelques mois suivants qu’il compose son chef-d’œuvre : Les Lusiades, l’épopée nationale du peuple portugais. Une œuvre dont on ne connaît souvent hélas que le nom. C’est aujourd’hui qu’il faut relire ce miracle de littérature, concentrant en lui tout ce qui fait le génie du Portugal et de son peuple.
Car il y a dans les Lusiades plus qu’une épopée héroïque, il contient l’âme d’une nation. C’est un poème épique qui a la grandeur de l’Antique, mais aussi une défense de la foi chrétienne face au « Turc » et aux païens, une reconstruction mythique et mythologique du Portugal, mêlant avec bonheur les figures chrétiennes et les dieux latins, ainsi qu’un témoignage de la dure vie des marins, le tout fondu dans un poème d’une grande richesse et d’une beauté inégalée, évitant toute préciosité. On y trouve aussi quelques traces de l’amertume du poète, mal rémunéré pour son talent, et qui prédit aux rois leur perte s’ils délaissent les arts.
Le poète a la conscience aigue de vivre l’automne d’une ère extraordinaire pour son pays, et dont il a déjà la nostalgie de la grandeur perdue. C’est peut-être avec Camões que naissent véritablement à la fois la saudade et le Portugal. Camões n’est pas qu’un symbole de son pays, il est le Portugal, dans sa lumière et ses désastres, dans sa grandeur et ses misères.
Et ce n’est que parce qu’il est fondamentalement portugais qu’il est pleinement européen.
Je n’ai jamais mis le pied au Portugal. Je présume, comme on le raconte, qu’il règne à Lisbonne toute la quintessence de l’âme lusitanienne, l’esprit de Pessoa et l’odeur de l’océan, le souvenir d’une reine morte, l’espoir d’un roi caché et la tristesse du fado, le tout baignant dans cet indéfinissable sentiment de « saudade ». Mais j’espère aussi qu’il s’y trouve encore, quelque part sur le port, près de la tour de Belém, un peu de la splendeur perdue du Portugal et de l’âme de Camões, poète borgne rêvant aux rivages lointains et au soleil d’Orient.