"Les cinq quartiers de l'orange"
Framboise Simon revient, cinquante ans plus tard, dans le village, en bord de Loire, de son enfance, "Les Laveuses". Personne ne reconnaît en cette veuve, la fille de
Mirabelle Dartigen, accusée d'avoir causé la perte de onze villageois pendant l'Occupation allemande.
Framboise a racheté la vieille ferme de sa mère, l'a rénovée puis y a ouvert une crêperie. Le seul héritage maternel: un vieil album tenant du cahier de recettes et du journal intime dans un désordre mystérieux et déroutant. Qui était réellement
Mirabelle Dartigen, cette femme si implacable, si dure, si dépourvue de tendresse envers ses enfants?
Nous sommes à une quinzaine de kilomètres d'Angers,
Yannick Dartigen est tombé au combat laissant seuls femme et enfants.
Mirabelle est sujette aux migraines que seules les pilules de morphine peuvent apaiser.
Mirabelle a une phobie: l'odeur, la vue des oranges, déclencheurs de ses maigraines.
"Ca sent l'orange ici. En avez-vous apporté dans la maison?" (p 102). Lors de ses crises,
Mirabelle n'est plus elle-même: la douleur insoutenable provoque des gestes de violence difficilement contrôlables, gestes qui ne lui laissent aucun souvenir.
Mirabelle est tout sauf sensuelle mais sa tendresse, son amour de la vie, sa sensualité féminine se retrouvent dans sa cuisine, ses merveilleux talents de cuisinière. Le lecteur se réjouit à la regarder préparer ragoûts de viandes ou de poissons, galettes et crêpes, confitures et pâtisseries ou conserves. Elle offre tout son amour tendre à ses arbres fruitiers à qui elle donne un nom tandis que ses trois enfants galopent dans les bois et sur les berges dangereuses de la Loire.
Cassis,
Reine-Claude et
Framboise grandissent dans la peur de leur mère, dans leur incompréhension de cette femme intimidante et sèche, dans l'absence cruelle du père et dans une rancoeur qui leur fera commettre des actes aux conséquences désastreuses.
La guerre puis l'Occupation a changé le monde et les gens: les rumeurs courent, enflent, les soupçons grandissent et parfois des hommes et des femmes disparaissent de la vie quotidienne. Où sont-ils partis? Dans une autre région? Dans leur famille? Que de secrets sont éventés pour un morceau de viande, un médicament, une rancoeur longtemps enfouie. Que peuvent y comprendre des enfants qui voient en un
Tomas, soldat allemand au regard clair et doux, une image paternelle idéalisée, un grand frère protecteur et débrouillard que l'on ne peut qu'admirer et adorer? Quel mal à le rencontrer sur les berges de la Loire, à se baigner avec lui, à jouer et plaisanter? Quel mal à l'aimer d'un amour moins fraternel, moins paternel? Quel mal à désirer l'avoir pour soi à jamais? Lorsque l'amour et la tendresse sont absents des bras maternels, est-ce incroyable de les chercher ailleurs, dans le regard complice et tendre d'un autre?
Framboise a compris le fonctionnement des migraines de sa mère: un jour, au marché, elle vole une orange et met le doigt dans un terrible engrenage. Puis, quand l'effet de la première orange se dissipe, le partage d'une autre orange en cinq quartiers, dont le dernier, très mince, est caché pour raviver les migraines de
Mirabelle. Le quartier de trop qui amènera les enfants à se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.
Reine-Claude en souffrira la première puis l'effet domino produira une cascade d'évènements incontrôlables. Qui a tué
Tomas Leibniz? La Résistance?
Les années passent, les enfants ont grandi, le monde a oublié ces sordides histoires.
Framboise fait revivre les recettes de Mirabelle jusqu'au jour où son neveu et son épouse, avides de réussite et de gloire argentée, décident de lui mener la vie impossible pour récupérer le fameux album! Le passé revient cruellement à la surface, poussant
Framboise dans ses ultimes retranchements: affronter la vérité ou céder. La vie amène souvent la possibilité de briser la chappe du silence, la pesanteur des secrets de famille et ainsi permettre à tous de revivre et respirer à nouveau.
Framboise apprend l'évidence: elle est en train de reproduire le même schéma maternel. Elle ne sait pas être tendre avec ses filles et ne sait pas accepter l'aide d'autrui. La lecture assidue de l'album familial atypique, avec l'aide inattendue de
Paul, le copain d'enfance bègue que l'on croit un peu simplet, ouvrira les portes de la prison intérieure de
Framboise. La Loire s'écoule, lente, sombre, inconnue familière, happant le passé et les superstitions, enflant au gré des saisons et des pluies avant de se déverser dans l'océan....l'Histoire, les histoires la peuplent de secrets et de zones d'ombre, tel Génitrix, le brochet, divinité inquiétante d'une enfance sauvageonne. Le temps passe, elle s'écoule imperturbable, immuable et muette, distribuant ses douceurs dans les vergers et les vignobles. Derrière le calme et la nonchalance d'un fleuve, se dissimulent les passés inavouables et les rancoeurs héréditaires jusqu'au jour où le dépôt de ces tristes alluvions devient insupportables et s'étale au grand jour afin d'ensemencer de nouveaux départs.
"Les cinq quartiers de l'orange" est un roman où la sensualité est partout présente, où les odeurs, les images sont gorgées de saveurs et de sucs plus odorants les uns que les autres. Un roman où les allers-retours entre le passé et le présent mènent le lecteur à une lecture jubilatoire et savoureuse. Comment ne pas être touché, ému par le personnage extraordinaire de
Mirabelle, femme blessée et souffrante car consciente de son incapacité à exprimer son amour pour ses enfants, femme qui ne se plie pas à la coutume et ne se remarie pas une fois devenue veuve? Comment ne pas être touché par
Framboise et
Paul, enfants puis vieillards solidaires? Comment ne pas tomber sous le charme d'une belle écriture pleine de tendresse pour ses personnages et pleine de tact? Un roman à lire sans modération!