Knud Rasmussen (1879-1933), n'est pas le premier venu.
Fils de missionnaire danois et d'une Inuit. Explorateur et anthropologue,
il fut le premier à traverser le passage du nord ouest du Groenland à l'aide
d'un traineau à chiens.
Au cours de ses voyages, il rassembla des chansons et légendes sur les Inuit et écrivit plusieurs livres sur le Groenland.
Quand on lui demandait quel était l'évenement qui l'avait le plus impressionné, il racontait l'histoire suivante :
Il se trouvait alors en expédition au Groenland. C'était la pleine nuit polaire,
et il s'apperçut ques ses provisions étaient épuisées.
Loin de toute habitation, le seul gibier possible en ce lieu et en cette saison, c'était l'ours.
Accompagné de son équipier Inuit, chacun avec son attelage de chiens de traineaux dréssés à la chasse à l'ours, il partit...
Ils finirent par trouver une piste fraiche, mais l'ours qui les avait entendus s'enfuit vers un bloc de glace pour chercher son salut.
Rasmussen ayant distancé son compagnon se lança seul à la poursuite de l'ours, bientot talonné, harcelé par les chiens qui ralentissaient sa fuite.
"C'était un jeune male, écrit Rasmussen, un de ces promeneurs solitaires
des déserts blans, à la démarche royale, à la la fourrure longue et jaunatre, brillante d'un splendide éclat..., un géant svelte, entrainé au combat...
C'était une jolie proie.
J'étais à peine à six metres lorsqu'il me vit. Les corps chauds et fumants des chiens volaient entre nous, et l'on entendait le bruit du souffle rapide qui sortait des poumons en travail. Des jappements hargneux accompagnaient chaque attaque et de profonds et sourds grognements
y répondaient...
A l'instant où l'ours m'aperçut, il écarta les chiens avec violence et se dressa sur ses pattes de derrière, plus beau et plus grand qu'avant, ...et me regarda fixement. Il resta debout quelques secondes, le temps de se remplir les poumons; alors il se souleva dans dans un saut
énorme par dessus les chiens et se laissa retomber sur la glace de tout
le poids de son corps massif et de toute la force de ses muscles tendus.
Il exécutait ainsi la manoeuvre préférée de tous les ours... Il voulait
briser la glace nouvelle et y faire un trou par où il pourrait échapper et
à moi et aux chiens, car dans l'eau il avait tous les avantages.
J'étais parfaitement préparé à ce que faisait l'ours... Je savais qu'il devait
plonger sous l'eau comme un phoque, mais il ne faudrait pas attendre trop longtemps avant qu'il ne vint respirer, ce qui me laisserait le temps de
tirer."
En fait les choses se passèrent autrement cette fois, la glace se rompit
sous les pieds de Rasmussen qui se retrouva à l'eau avec l'ours qui nageait devant lui.
Il était mort de peur, s'attendant à chaque instant qu'il se retourna contre lui.
"Ma situation étit tragique, écrit il, et trout ce que je pouvais faire était
de me maintenir le plus loin possible de lui. Ce fut un soulagement certain de constater rapidement qu'il avait aussi peur de moi que moi de lui...
J'essayais à nouveau de grimper sur la glace, mais je me fatiguais en pure perte. Chaque fois que je bougeais, l'ours grognait et grinçait des dents, comme s'il s'attendait lui aussi que je l'attaque....
Sans que je puisse expliquer pourquoi, je me mis à étudier avec attention mon extraordinaire camarade.
Malgré le danger de la situation, je prenais grand interet à mon compagnon du moment et mon esprit travaillait avec rapidité et clarté.
Moi qui étais pourtant habitué à tuer, je n'avais jamais su que des yeux d'ours pouvaient etre pleins d'expression. Au début, je n'avais vu qu'angoisse et colère, mais au fur et à mesure qu'il s'habituait à moi comme je m'étais habitué à lui, il cessa de me montrer les dents.
Et je fus frappé que je ne le regardais plus comme une pièce de gros gibier qu'il fallait tuer, mais comme un etre pensant et intelligent qui
était dans le meme danger que moi. C'était comme si je pouvais voir ses pensées se former... Il semblait se demander pourquoi j'avais aussi sauté dans l'eau. Il savait à présent que je ne lui voulais rien de mal. Est ce que je ne me serais pas mis dans le trou pour échapper aux chiens...?
Quand j'en fus là de mes pensées, j'avais presque le sentiment que l'ours me comprenait et qu'il me suivait. Mais j'allais plus loin dans mes conclusions. A mon avis l'ours remarquait que les chiens ne cessaient de
le harceler... alors qu'il se tenaient à distance de moi, comme s'ils me
craignaient...
Mais voila qu'il tournait la tete vers moi et je ne pouvais m'empecher
de trouver dans son expression quelque chose d'amical. Et à ma grande
stupéfaction, il commença très lentement à venir dans ma direction comme pour chercher uen protection...
Il ne fut bientot plus qu'à quelques mètres de moi...Les attaques répétées des chiens pouvaient finir par le mettre hors de lui... Obéissant
à une impulsion subite, je criai de toute la la force de mes poumons et commandai aux chiens de reculer... et bien que cela prit du temps, ils obéirent...
Pour la première fois depuis le début de la chasse, l'ours était laissé à lui meme, et alors, il se passa quelque chose que je n'oublierai jamais.
Il comprenait que j'avais chassé ses assaillants, et il tournait la tete vers moi. Cette fois, je ne pouvais me tromper, il y avait une expression de reconnaissance dans ses yeux...
Cet ours qui aurait pu me tuer, non seulement épargnait ma vie, mais me considérait dans ce trou d'eau glacée comme un ami qui l'aidait...
Je promis que, si je me tirais de cette aventure sain et sauf, je ferais tout ce qui serait en mon pouvoir pour sauver aussi la vie de l'ours.
Grelottant de froid, je me promis que ni moi, ni aucun autre ne tuerions
cet ours tant que cela dépendrait de moi...
J'étais dans l'eau depuis une dizaine de minutes, mais par - 25°, chaque minute semblait une éternité.
Je ne pouvais résister beaucoup plus longtemps si le secours n'arrivait pas...
J'avais presque abandonné tout espoir, lorsque tout à coup Qolutanguaq
surgit à quelques centaines de mètres de moi. A peine m'eut il vu aupres de l'ours presque épaule contre épaule, alors que les chiens semblaient dédaigner la bète qu'il sauta à bas de son traineau... Je compris que j'étais
sauvé. Dans une ou deux minutes, je serais tiré de mon trou. Il était temps de penser à ma promesse, et rassemblant mes dernières forces, je criai : "Ne tire pas sur l'ours ! Ne tire pas sur l'ours !"
Je claquais tellement des dents que mon cri ne fut qu'un hurlement inarticulé. je dus le répéter plusieurs fois avant que Qolutanguaq ne le comprit. Finalement il sembla avoir saisi et répondit de toutes ses forces :
"Non naturellement, je t'aiderai d'abord".
Alors, il lacha tous ses chiens, tandis qu'il lançait vers moi une ligne de harpon dont je m'emparai.
La dernière chose que je vis de l'ours c'est le saut qu'il fit sur la glace pour écarter le nouvel ennemi...
J'étais à peine hors de l'eau que le froid me terrassa avec une telle violence que je perdis connaissance. j'essayai de parler, mais les mots
moururent sur mes lèvres comme un souffle ; "ne tire pas... ne tire pas..."
et tout fut noir autour de moi.
Quand je revins à moi, mes habits humides gisaient, durs comme pierre sur la glace à coté de moi ; j'étais moi meme couché au chaud et plein de vie dans mon sac de couchage; mon ami était debout devant moi, il avait à la main une tasse de thé bouillant qu'il tenait devant mes lèvres.
Ma première pensée fut pour l'ours.
"Mais l'ours. Où est l'ours ?"
L'Esquimau rit de toutes ses dents...
"Ne t'en fais pas pour l'ours, fit il avec un sourire taquin, je l'ai déjà dépouillé."
Ce texte a été publié par le Ministère danois des affaires étrangères, il
y a près de 3O ans. Introuvable depuis, je le crains. C'est pour cela que je
vous ai cité de larges extraits.
Et aussi parce que c'est un témoignage extraordinaire.