Bonnard à Bâle ou le bonheur mélancolique Cécile Auguste« Il y a peu de gens qui savent voir, bien voir, voir pleinement ». L’énigmatique Pierre
Bonnard sait de quoi il parle comme le prouve jusqu’au 13 mai, l'exposition, que lui consacre la Fondation Beyeler à Bâle en Suisse. Au total, soixante-cinq tableaux rarement montrés. Visite privée par
Ulf Küster, le commissaire de l'exposition.
Coloriste, peintre d’intérieur, maître du cadrage insolite, Pierre
Bonnard renverse les codes. L’artiste auquel la fondation Beyeler rend hommage, après le musée de Giverny l’été dernier, s’avère souvent insaisissable. Les miroirs qu’il aime disposer dans ses compositions ou les fantômes qu’on devine dans ses parties brouillées le confirment. Déprimé ou heureux ? Ses peintures gardent le mystère. L’image d’un peintre tranquille retranché dans sa maison normande ou de la Côte d’Azur est fixée par la découverte de ses toiles. Faut-il pour autant se fier à la chaleur, sinon à la douceur, de ses compositions ? Tout l’art de
Bonnard tient à cette ambigüité. Contraste qu’Ulf Küster, commissaire de l’exposition, s’attache à montrer. « C'est un coloriste de génie. Il nous enseigne l'infinie possibilité d'utiliser la lumière. Et le faire découvrir à une nouvelle génération est une nécessité. »
Le commissaire a imaginé de recréer la maison imaginaire de Pierre
Bonnard dans les huit salles de la Fondation Beyeler. L’exposition regroupe donc ces tableaux, non par ordre chronologique, mais par thèmes. De la salle à manger, à la chambre, en passant bien entendu par la salle de bains pour admirer sa muse Marthe (peinte plus de 384 fois), toutes les pièces de la demeure des
Bonnard défilent. Au total, seulement soixante-cinq toiles ont été sélectionnées, dont beaucoup ont rarement été vues. « Car les tableaux doivent se regarder doucement, se savourer pour créer un moment à l’écart du temps », confie Ulf Küster. Ce à quoi
Bonnard, homme des lumières, répondait : « Une œuvre d’art, c’est l’arrêt du temps. »
Place Clichy, 1912Salle 1 : La rue «
Bonnard est un grand fidèle de la place de Clichy à Paris. Ce quartier animé est le théâtre de nombreuses de ses œuvres. « En contemplant la toile, on croit participer à une scène de marché mais à y regarder de plus près sommes-nous vraiment dans la rue ? Si on prête attention au curieux bandeau qui court le long du bord supérieur du tableau, on y reconnaîtra une enseigne de bistrot, celle de la brasserie Wepler !
Bonnard place le spectateur à l'intérieur de son café favori et lui fait voir la rue à travers une vitre légèrement embuée. Place de Clichy n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres où le peintre se sert d'une petite astuce pour faire basculer le regard qu'il jette sur une scène ordinaire. »
Le Café, 1915Salle 2 : La salle à manger« Le Café est l'une des plus célèbres toiles de
Bonnard conservée à la Tate à Londres. Face à elle, le spectateur est frappé par sa stupéfiante palette de couleurs mais aussi et surtout par la manière dont le peintre a choisi de cadrer son motif. La nappe à carreaux rouges et blancs qui recouvre la table occupe les deux tiers de la surface peinte. Tout en haut de l'image,
Bonnard place deux personnages dont les têtes sont coupées par le bord du tableau. Le chien qui pose ses pattes devant sur la table à côté de Marthe, la femme vêtue d'un jaune éclatant, retient notre attention. L'insolite, telle est la patte de
Bonnard pour représenter des petites choses de la vie quotidienne, comme l'ombre bleutée de la chaise ou la théière placée à l'extrême bord de la table. »
La Partie de croquet, 1892Salle 3 : Le jardin sauvage« Dans ce tableau d’un vert chatoyant,
Bonnard peint sa famille réunie dans le jardin de la maison parentale de Grand-Lemps, près de Grenoble. On y voit son beau-frère Claude Terrasse, son père Pierre et sa sœur Andrée, qui disputent une partie de croquet avec une amie. Composée en aplats de couleurs sans relief qui réduisent les motifs, cette œuvre porte encore l’empreinte marquée de la période où
Bonnard était membre du groupe des Nabis, les « prophètes de la modernité ». On y reconnait aussi sa prédilection pour l’estampe japonaise et certaines traces de sa première activité de dessinateurs d’affiche. »
La Grande Baignoire (Nu), 1937–1939Salle 5 : La salle de bains« C’est au moyen de petites touches de couleur bleue et jaune que
Bonnard représente la mosaïque du sol de la salle de bains, créant ainsi un contraste frappant avec la facture assez schématique du corps de Marthe allongée dans l’eau. Encore plus que dans ses autres tableaux, le peintre s’intéresse ici à la forme de la baignoire, qu’il montre à la fois latéralement et vue d’en haut. De même, le miroitement de l’eau et les reflets du corps immergé sont nettement plus travaillés que dans les deux autres représentations de la salle de bains. »
Décor à Vernon (La Terrasse à Vernon), 1920/1939Salle 6 : Jardins et paysages«
Bonnard a esquissé l’idée de cette œuvre en 1920 à Vernonnet, un petit bourg près de Vernon, en Normandie, où il allait fréquemment rendre visite à Claude Monet, qui vivait dans la commune voisine de Giverny. Mais ce n’est qu’en 1939 que l’artiste l’aura achevée, au moment où il passait les dernières années de sa vie au soleil du Midi. Dans une insolite combinaison chromatique de tons orange, rouge bleu et lilas,
Bonnard nous montre ici toute la splendeur de son jardin de Vernonnet. Le tronc d’arbre est particulièrement frappant qui barre de part en part le tableau dans sa moitié gauche. On aperçoit un peu partout des personnages : en conversation, une raquette à la main, en train de cueillir des fruits ou absorbé dans ses pensées, comme la femme au centre de la toile. »
Fenêtre ouverte sur la Seine (Vernon), 1911/12Salle 8 : Intérieur, extérieur « Plus peut être qu’aucune autre œuvre de
Bonnard, ce tableau se signale par son rythme géométrique fortement marqué. Par la porte et la fenêtre ouvertes, l’air et la lumière entrent à flots dans ‘Ma Roulotte’, la maison que
Bonnard s’était achetée à Vernonnet, en 1912. Le tableau nous fait voir le vaste paysage qui s’étend au loin le long de la Seine coulant en contrebas, derrière les arbres du jardin. Par la porte et la fenêtre, on reconnaît sans peine la rambarde qui fait le tour de la maison. Un détail de la perspective demeure indécis ici : les battants de la fenêtre s’ouvrent-ils vers l’intérieur ou vers l’extérieur ? »
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