Un bon début, ça aide...

Incroyable le premier animal qui rêva d'un autre animal. Monstrueux le premier vertébré qui réussit à se dresser sur deux pattes, semant la terreur parmi les bêtes qui rampaient encore normalement, avec une joyeuse et naturelle proximité, dans la fange de la Création. Ahurissants le premier coup de téléphone, la première ardeur, la première chanson, le premier cache-sexe.

(...)

- Mais la raison, ni lente ni paresseuse, nous apprend que sitôt répété, l'extraordinaire devient ordinaire, de même que dès que cesse la répétition, ce qui auparavant passait pour fait commun prend figure de prodige : ramper, lancer des pigeons voyageurs, manger du gibier cru, abandonner les morts au sommet des montagnes afin que les vautours, en se nourrissant, assainissent et accomplissent le cycle naturel des fonctions.

Terra Nostra , Carlos Fuentes.

Fuentes arrive à faire tenir en quelques phrases la quintessence de son roman : fulgurance des temps pour ne pas dire conflagration (certains instants devenant totalement apocalyptiques voir eschatologiques) et réflexion sur le banal et le surgissement du fantastique.

Home Toni Morrison

shanidar a écrit:

Fuentes arrive à faire tenir en quelques phrases la quintessence de son roman : fulgurance des temps pour ne pas dire conflagration (certains instants devenant totalement apocalyptiques voir eschatologiques) et réflexion sur le banal et le surgissement du fantastique.

Je n'imaginais pas que Fuentes écrivait comme ça. Voilà qui m'intéresse pour les auteurs au portail ce mois-ci.

colimasson a écrit:

shanidar a écrit:

Fuentes arrive à faire tenir en quelques phrases la quintessence de son roman : fulgurance des temps pour ne pas dire conflagration (certains instants devenant totalement apocalyptiques voir eschatologiques) et réflexion sur le banal et le surgissement du fantastique.

Je n'imaginais pas que Fuentes écrivait comme ça. Voilà qui m'intéresse pour les auteurs au portail ce mois-ci.

une très belle écriture, classique mais avec des écarts de langue, une permissivité qui enchante et surtout une densité de la réflexion qui grâce à la fluidité du style est très agréable à appréhender. (en revanche je ne suis pas sûre d'être très claire !?!). Je vais mettre des extraits sur le fil...

L'hiver, sur ces petites routes secondaires, les lignes blanches sont invisibles. Seules les congères, repoussées sur les accotements, matérialisent d'un large trait crasseux les limites de la route. Les feux de l'automobile s'enfoncent dans ces bas-côtés informes et dévoilent, derrière le pare-brise, le large hémicycle d'une scène mobile où l'on s'attend à voir surgir de l'obscurité l'acteur de la pièce qui va s'y jouer. Les pleins phares sont d'une efficacité limitée, tout juste bons à mettre en lambeaux les vapeurs laiteuses qui flottent au-dessus de ce paysage hivernal.

Début de "Récits ultimes " d'Olga Tokarczuk.
Le décor est planté, action !

Axel est debout dans son manteau de bure, trop grand pour lui, il se penche en avant comme si le sol glacé l'attirait à lui. Ou bien est-ce la femme recroquevillée dans la neige qui veut lui dire quelque chose, qui veut crier vers lui de sa bouche noire et béante dans laquelle les flocons de neige se précipitent comme des insectes? Il est là, les bras écartés, comme s'il n'avait pas de mains. Le ciel est si bas qu'il touche presque terre avec ses nuages. Un vent glacial pousse vers le sud des gens dévorés de faim et de peur. La femme morte est couchée les yeux mi-clos, sa main fermée retient la corde du traîneau sur lequel gisent deux balluchons silencieux. Ou bien se plaignent-ils ? Peut-être est-ce seulement le vent qui passe dans les ramures noires des arbres et fait grincer branches et troncs. Les bourrasques deferlent sur les champs comme un brouillard; une bande de moineaux est posée dans la haie comme des points noirs. Sous son bonnet de tricot à  grosses mailles, ses yeux de myope contemplent quelque chose d'inconnu qui vient du fond des âges, quelque chose qu'il n'a jamais vu jusque-là mais à quoi il s 'est toujours attendu, quelque chose qui a toujours fait partie de sa vie. Il ne le savait pas; et en cet instant, il ne le sait pas, il garde les yeux mi-clos et cela l'attire, il ne parvient pas à bouger. Ce quelque chose le fait sortir de son corps qui sous ses lourdes couches d'habits, de gants, de cache-nez, exhale un brouillard, le brouillard de sa peur, et il se sent étrangement calme, étrangement vide. .

"Axel" de Bo Carpelan

Le mur en face duquel je vivais m'était infiniment familier. Il constituait depuis tant d'années le point d'appui de ma rêverie, il m'était devenu si proche dans la rareté des choses autour de moi, qu'il faisait en quelque sorte partie de moi-même, je veux dire qu'il formait tellement, en lui-même, par sa simple constance à être ce qu'il était, le décor quotidien du déroulement de ma vie, que je ne le distinguais plus guère de la couleur du temps et de la monotonie de mes sentiments et de mes pensées. Il est vrai que je me déplaçais fort peu. Non seulement j évitais autant que possible de sortir de chez moi mais même à l'interieur de mon petit logement, n'ayant guère de raisons de bouger, je me tenais le plus souvent dans une immobilité paisible et douceâtre - de cette douceur insipide de la salive qui comblait si parfaitement mon intimité - occupé à lire des livres très gros et très fastidieux dont l'absence de tout pouvoir stimulant sur l'esprit favorisait mon enlisement dans une rêverie informelle, dénuée de passion directrice, et qui avait la lourdeur de mon corps, son épaisseur charnelle et la douce tiédeur de ma respiration... Je pouvais demeurer ainsi des moments qui, à l'echelle des médiocrités courantes, passaient pour infinis. Le mur, en face de moi (mais en moi, tout aussi bien) m'offrait sa présence foncièrement stable, toujours la même, paisible et apaisante. Lorsque l'ennui me gagnait, mon regard s'evadait de l'illisible et se laissait aller à la grisaille- elle aussi, pour ainsi dire, infinie - du mur à l'abri duquel je vivais. 

Début presque proustien pour Blanc de Claude Louis-Combet

Vous n' avez pas cherché, vous n' avez pas trouvé ? Bon l' extrait était le début de La Maison natale de Henry James...

On peut noter que James, comme Proust, use aussi de longues phrases, subtiles et méandreuses.

La mer est de nouveau trop grosse aujourd' hui, et des bouffées de vent tiède viennent désorienter les sens. Au coeur meme de l' hiver, on perçoit déjà les prémices du printemps. Un ciel de nacre pure jusqu' à midi ; les criquets dans les coins d' ombre ; et maintenant le vent, dénudant et fouillant les grands platanes...

Je me suis réfugié dans cette ile avec quelques livres et l' enfant - l' enfant de Melissa. Je me demande pourquoi j' écris le mot "réfugié". Les gens d' ici disent en plaisantant qu' il faut etre bien malade pour venir se refaire dans un coin perdu comme celui-ci. Eh bien ! soit, disons si vous voulez que je suis venu ici pour tenter de guérir...

Lawrence Durrrell : Justine

Jetez un coup d' oeil - meme furtif - sur ce livre et vous ne pourrez pas vous arreter... Sinon après Clea, qui clot Le Quatuor d' Alexandrie...

Durant la fin de la semaine les charognards s' abattirent sur les balcons du palais présidentiel, détruisirent à coups de bec le grillage des fenetres, remuèrent avec leurs ailes le temps stagnant intra-muros, et le lundi au petit jour la ville se réveilla d' une léthargie de plusieurs siècles sous une brise tiède et tendre de grand cadavre et de grandeur pourrie.

Alors seulement nous nous risquames à entrer, sans investir les murs décrépis de la forteresse comme le voulaient les plus audacieux, ni ébranler avec des attelages de boeufs l' entrée principale, comme d' autres le proposaient, car une seule poussée suffit à faire sauter hors de leurs gonds les lourdes portes blindées...

Gabriel Garcia Marquez : L' Automne du patriarche. - Grasset

Citation :

Je mesure un mètre soixante-neuf, je suis bourrée d’alexandrins et de séries noires, je suis une femelle francophone de race blanche.

Je ne veux pas être finie sans avoir commencé, je ne meurs pas en Palestine, j’ai encore en moi toutes mes douves et tous mes pont-levis. Je suis déjà vaccinée et encore majeure. Je n'ai toujours pas de mails; je hais les machines d'une haine primitive, féroce. Je suis une femelle préhistorique, toujours. Je suis pourtant civilisée à en mourir et je porte un déshabillé de soie assez chaste, bien que suggestif.

Portrait de l'artiste en déshabillé de soie de Brigitte Fontaine (Le souffle de l'esprit/Acte sud)


La lecture de l'incipit pourrait laisser à penser que Brigitte Fontaine s'est fourvoyée dans le mainstream nombriliste de l'autobiographie, mais il n'en est rien. Ici, pas de construction narrative, mais un voyage intérieur naviguant entre l'onirisme, la réalité factuelle et les bouffées de souvenirs. Fontaine nous délivre le message de la "druidesse ivre" : un cri d'amour à la vie, alors que la tristesse coule dans ses veines la nostalgie des instants perdus.

Citation :

Rien ne luisait que des larmes dans la pénombre du coeur. (p.32)

Spoiler:

bix229 a écrit:

Durant la fin de la semaine les charognards s' abattirent sur les balcons du palais présidentiel, détruisirent à coups de bec le grillage des fenetres, remuèrent avec leurs ailes le temps stagnant intra-muros, et le lundi au petit jour la ville se réveilla d' une léthargie de plusieurs siècles sous une brise tiède et tendre de grand cadavre et de grandeur pourrie.

Alors seulement nous nous risquames à entrer, sans investir les murs décrépis de la forteresse comme le voulaient les plus audacieux, ni ébranler avec des attelages de boeufs l' entrée principale, comme d' autres le proposaient, car une seule poussée suffit à faire sauter hors de leurs gonds les lourdes portes blindées...

Gabriel Garcia Marquez : L' Automne du patriarche. - Grasset

Tu donnes envie Bix !