Un jardin de papier
1759. La ville de Québec, capitale de la Nouvelle-France, est assiégée par l'armée britannique. Dans la cité bombardée, un jeune officier français – qui entrera dans l'Histoire quelques années plus tard puisqu'il s'agit de Louis-Antoine de Bougainville – va faire une singulière rencontre dans les décombres d'une librairie. Il s'agit d'une jeune femme qui prétend être la propriétaire de cet établissement. Le colonel sourit. Une femme libraire ! C'est chose impossible en ce XVIIIe siècle où le commerce des livres et tout ce qui touche au savoir est l'apanage des hommes.
La conversation s'engage pourtant au milieu des livres calcinés et la jeune femme va faire allusion à un livre étrange, un livre que les bombardements n'ont pas pu détruire, un livre qu'elle n'a pas encore lu et qu'elle aimerait lire. Intrigué, l'officier lui demande en quoi consiste ce curieux ouvrage.
Alors la jeune femme se met à raconter...
Son récit commence en 1717, aux alentours d'une autre ville assiégée : Belgrade, que se disputent les armées chrétiennes du prince Eugène de Savoie et les Turcs ottomans.
L'un des principaux officiers de la suite du prince, le comte Ostrov, va perdre son fils, Ludwig, qui mourra sur le champ de bataille non lors d'un affrontement avec l'adversaire mais d'une banale chute de cheval.
Brisé par la mort de son fils ainsi que par celle de son épouse lors de la mise au monde de sa fille, le comte Ostrov remet sa démission au prince Eugène et s'en retourne sur ses terres situées aux confins de la Bohême et de la Hongrie.
Là, il va donner libre cours à ses lubies au sein de son château. Le comte est en effet grand amateur de curiosités et d'énigmes en tous genres. Il va s'entourer de serviteurs aux particularités physiques hors du commun : nains, géants, et autres « êtres au sexe et à l'âge incertains, contorsionnistes désossés, hommes et femmes exhibant des membres déformés ou en trop. » Sa passion pour la mécanique va le pousser à convier des inventeurs venus de toute l'Europe afin de lui fabriquer des machines capables d'effectuer toutes les tâches habituellement dévolues au genre humain.
Mais le château ancestral des comtes d'Ostrov a pour particularité – on l'a vu – d'être situé à cheval sur la frontière de Bohême et de Hongrie, ce qui oblige le comte à verser des impôts aux deux royaumes. Afin de parer à cet inconvénient et d'éviter le démantèlement de son domaine qu'il considère comme indépendant des deux États, le comte va trouver une parade. Puisque la loi s'applique sur les biens immobiliers, il va faire de son château un lieu en perpétuel mouvement :
« Meubles, vaisselle, tissus, vêtements furent tirés de leurs niches respectives et redistribués dans tout le château. On abattit des murs antédiluviens, on arracha à leurs gonds des portes vieilles de plusieurs siècles. Tout ce qui était fixe fut détaché, l'immuable devint mobile. On perça des fenêtres dans les plafonds et les planchers, des portes inaccessibles à mi-hauteur des murs, de sinueux passages qui revenaient sur eux-mêmes ou menaient à des enceintes de pierre en apparence infranchissables, mais qui se dérobaient au moindre effleurement d'un levier adroitement dissimulé. Vinrent ensuite les tables, les chaises, les lits montés sur des rails courant sur le sol, les mezzanines qui descendaient toutes seules dans des cryptes souterraines, les salons tournants posés sur des plate-formes et garnis de moitiés de chaises, de causeuses et de divans dont on pouvait retrouver l'autre moitié dans des galeries retirées, parmi un amas hétéroclite d'objets ménagers.
[…]
Mais le couronnement de l'oeuvre du comte était sans aucun doute la bibliothèque. Un inventeur écossais avait conçu à grands frais un système de chaînes, de poulies et de convoyeurs dérobés, fonctionnant à l'eau et à la vapeur et qui imprimait un déplacement constant aux étagères, les faisant s'enfoncer dans les murs ou disparaître sans prévenir derrière des panneaux de bois coulissants. Certaines descendaient du plafond par des trappes, d'autres surgissaient de tranchées camouflées sous le parquet. La bibliothèque finit par envahir le château tout entier. Nul espace privé n'était inviolable. Tel hôte se livrait avec délices à la chaleur d'un bain parfumé ou pourchassait lubriquement une servante lorsque soudain, dans un bruissement de rouages invisibles, une cloison qui lui avait semblé parfaitement solide s'écartait pour laisser passer un pupitre ou une armoire chargée de livres, quand ce n'était pas le comte en personne qui suivait en clopinant, l'oeil fixé sur sa montre, indifférent à tout ce qui ne concernait pas le minutage ou la précision du mouvement des meubles. »
Car mis à part ses passions pour la mécanique, les énigmes, les êtres à l'anatomie hors norme et les automates, le comte Ostrov est grand amateur de livres, intérêt qu'il partage avec sa fille unique, Irena. Le comte, toujours à la recherche de bizarreries, collectionne d'étranges livres, objets improbables qu'il se fait livrer des quatre coins du monde.
Mais son grand rêve est de posséder un livre infini, un livre sans commencement ni fin. Pour cela il invite en son château un jeune imprimeur et libraire londonien du nom de Nicolas Flood. Il va confier à celui-ci le soin de lui confectionner cet ouvrage dont la réalisation semble pour le moins ardue. Flood, créateur de livres atypiques, va se prendre au jeu et va relever le défi lancé par le comte. Il va s'installer dans ce château où tout est en mouvement, faire la connaissance d'un autre invité, l'étrange abbé de Saint-Foix, de Ludwig l'automate au visage de porcelaine, créature mécanique à la semblance de l'image du fils disparu d'Ostrov, et d'Irena, la fille du comte.
Mais les passions qui animent les humains ne sont pas aussi prévisibles que les mouvements qui animent les étranges machines du comte : Flood et Irena, à force de collaborer ensemble à l'élaboration du projet institué par le comte, vont finir par éprouver l'un pour l'autre une attirance qui leur sera fort préjudiciable. Le comte, furieux après avoir découvert la passion qui anime les deux jeunes gens, va emprisonner Flood dans les caves du château tandis qu'Irena va disparaître pour une destination inconnue.
Flood restera de longues années au cachot, ne gardant en l'esprit que deux idées fixes : son amour pour Irena ainsi que son acharnement à poursuivre l'oeuvre que lui avait commandée le comte.
Mais tout cela n'est que le début d'une longue suite d'aventures qui va nous conduire à Venise, à Alexandrie, à Londres et jusqu'en Chine à la recherche des différents éléments nécessaires à la confection du livre infini : le papier, l'encre, les caractères d'imprimerie et la reliure. On y rencontrera Amphitrite Snow, qui dirige une bande de pirates en jupons, Pica, la jeune fille qui respire sous l'eau, Djinn, un jeune homme aux origines mystérieuses, mais aussi les vrais-faux et les faux-vrais automates de porcelaine de l'empereur de Chine, Monsieur Zéro,un naufragé vivant sur une île déserte, l'énigmatique duchesse de Beaufort, le machiavélique abbé de Saint-Foix et beaucoup d'autres encore...
Picaresque, baroque, onirique et poétique, « Un jardin de papier » est un conte pour adultes entièrement dédié à la littérature, à la passion et à la préservation des livres, une fable surréaliste et un roman d'aventures traversé de lieux, de personnages et de situations où l'on retrouve l'imaginaire de Cervantès, de Defoe, de Swift mais aussi de Mervyn Peake, d'Italo Calvino et de Jorge Luis Borges.
Un livre destiné à faire rêver d'autres livres, de ceux qui existent, de ceux que l'on a déjà lus ou pas encore, mais aussi de ceux qui n'existeront jamais que dans nos songes.
« Parfois on rêve de s'évader vers une autre partie du livre. On arrête de lire, on laisse défiler les pages entre le pouce et l'index, on épie l'histoire dans sa fuite en avant, non pas au dessus du monde mais à travers lui, à travers les forêts, les complications, le chaos des intentions, les villes.
Plus on approche des dernières pages, plus on galope dans le livre, de plus en plus vite, et soudain, le pouce relâche son étreinte, on s'échappe de l'histoire et on revient à soi. Le livre n'est plus qu'un fragile réceptacle de toile et de papier. On est allé partout et nulle part. » ( p.223 )
Merci à Kenavo qui m'a aiguillé vers ce livre lors de la rencontre nantaise des Parfumés.