Signal/bruit (1992) de Gaiman et McKean
Existe-t-il un rapport entre les apocalypses collectives et les apocalypses individuelles ? Appréhende-t-on différemment le deuil de soi-même et du monde lorsque, dans un cas, il concerne l’humanité, et dans l’autre, la seule sphère de son individu ?
- Citation :
- Posez-vous la question : s’ils croient que la fin approche, que leur monde se termine, pourquoi font-ils tout ça ? Pourquoi les cris, les fouets, la pisse, la vie, les blagues ? L’attente ?
Le duo Gaiman/McKean s’interroge sur cette question dans leur roman graphique
Signal/Bruit. Jamais apocalypse ne semblera plus attirante que dans cet ouvrage aussi riche visuellement que formellement.
L’histoire est celle d’un réalisateur de cinéma qui apprend qu’il est atteint d’un cancer alors même qu’il venait d’avoir l’idée du scénario de son prochain grand chef d’œuvre. Etonnamment, l’idée de ce film fait écho avec la situation du réalisateur puisqu’elle aborde le thème de la mort : le 31 décembre 999, à la veille du premier millénaire, quel degré de terreur avait pu atteindre les habitants d’un petit village isolé, persuadés de voir approcher la fin du monde ?
Il faut se souvenir que cet album a été initialement publié en 1992 en Angleterre –à l’approche du passage de cap d’un nouveau millénaire- et que les spéculations à ce sujet étaient alors légion. L’est toujours autant le phénomène pandémique du cancer –question qui ne posait toutefois pas encore en 999.
Le réalisateur s’éloigne et se rapproche à chaque fois de sa réalité. Il se sait condamné, et accepte de ne pas avoir le temps de réaliser son chef d’œuvre et de le transmettre au public. Il ne se résigne toutefois pas complètement à l’idée d’enfermer son scénario dans un placard et commence à réaliser le film dans sa tête, visualisant toute la progression de l’histoire à mesure que le temps s’écoule pour lui aussi. Ainsi, il n’abdique pas totalement face à sa maladie, et trouve une échappatoire qui lui permet de se couper du monde l’espace de quelques heures. Cela n’empêche pas ses interrogations de revenir sans cesse. Les apocalypses –globales ou individuelles- se répondent. Le monde est chaotique, ce que traduit le titre de l’ouvrage : à un signal doté de sens –acte déclencheur à la portée rationnelle- succède le bruit –ensemble de sons discordants et sans cohérence. Nouvelle définition de l’apocalypse ?
La lecture de cet album fait d’ailleurs courir le risque d’être envahi par le bruit… Sa forme est dense : visuellement, le graphisme transporte dans un univers sombre et électrique –rejeton froid des systèmes virtuels. Mais le texte rivalise avec cette atmosphère visuelle : très présent, il évite toutefois le bavardage, et chaque nouvelle page apporte matière à réflexion. Là où court le risque de voir émerger le bruit, ce serait lorsque le lecteur, plus absorbé tantôt par le texte, tantôt par l’image, oublierait de superposer les deux pour obtenir cet ouvrage intégral qu’est
Signal/Bruit. Un autre risque, peut-être, tient au statut expérimental de cet album. La couverture au graphisme électrique pourrait nous porter à croire que nous allons nous plonger dans la lecture d’une histoire nerveuse nous présentant des apocalypses plus dévastatrices les unes que les autres. Ce n’est pas du tout le cas et l’histoire se déroule dans le plus grand calme, seulement rendue angoissée par la prédiction des désastres à venir –l’un réel : le cancer ; l’autre fantasmé : la fin du monde. Plus proche du roman que de la bande dessinée,
Signal/Bruit ne se dévore pas mais se lit progressivement, avec toute la retenue qui sied à ceux qui savent que leur dernière heure est venue.
- Citation :
- Il est mort depuis presque une décennie, et parfois je ne pense plus à lui pendant des semaines entières.