Bilal sur la route des clandestins
Il est des livres qui vous marquent pour longtemps:
"Bilal sur la route des clandestins" en fait partie. Du coup, il devient difficile d'en parler de manière exhaustive tant le degré d'émotions est immense: la réalité, la terrible et horrible réalité, dépasse la fiction au-delà de ce que l'on peut imaginer.
Fabrizio Gatti, reporter au journal L'Espresso, est parti sur la piste africaine qui mène les candidats à l'immigration clandestine jusqu'en Europe....lorsqu'ils ont la chance, l'immense chance d'y parvenir sans y avoir perdu de multiples morceaux d'âme.
Les clandestins du XXIè siècle empruntent la route des esclaves, celle qui reliait l'Afrique noire aux pays du Magreb et se retrouvent confrontés aux mêmes marchands de chair humaine. L'humanisme n'est plus de mise dans cet enfer de chaleur, de détresse, de violence et de désespoir. La vie tient à deux bidons de vingt litres d'eau, quelques vivres, quelques dollars pour survivre, ceux que l'on a réussi à soustraire à l'avidité des policiers, des passeurs ou des militaires. La vie, quelques lettres pouvant s'effacer dans les méandres sahariens, égarées au coeur du Ténéré, au coeur des sillons de sable. La vie, jeu de roulette russe, pour tenter l'espoir d'un avenir meilleur que celui qui lentement s'est détruit derrière soi. parfois, le destin s'arrête dans une oasis, aux verts palmiers trompeurs, celle de Dirkou
"....c'est la route de Dirkou qui est dangereuse. Il y a les militaires. Et à Madama aussi il y a les militaires. Et militaires, c'est synonyme de coups et de vol. Si tu avais vu ce qu'ils ont fait ici. Ils les ont frappés avec les bâtons et les tubes de caoutchouc." Les clandestins ne sont plus des êtres humains, seulement un exutoire à la violence, à la rancoeur (s'ils partent vers l'Europe c'est qu'ils sont riches et il faut qu'ils paient pour ceux qui restent, qui ne peuvent partir), au pire défaut de l'homme, le pouvoir absolu sur autrui, sur celui qui est plus bas que soi et que l'on peut humilier sans risque! Oui, militaires signifient coups et vol et pas seulement sur la route africaine des esclaves: Lampedusa, île forteresse italienne, où un camp de rétention est implanté et géré par une société privée et les militaires! Là non plus les hommes qui détiennent le pouvoir sur l'autre ne sont pas avares de violence!
Fabrizio Gatti s'est infiltré sur cette route pour comprendre la mécanique inexorable et impitoyable de cette machine à broyer l'être humain et de ce commerce florissant, résultats d'innombrables mensonges et d'immenses lâchetés. Il relate, avec émotion et aussi recul, les scènes hallucinantes du monde du désert: les puits sont autant d'endroits où les fauves humains se retrouvent sans s'entretuer, les puits, haltes vitales pour les caravanes qui se croisent sous le regard complice des autorités libyennes ou nigériennes. C'est ainsi que
Gatti et son guide frôlent la catastrophe lorsqu'ils croisent, près d'un puits, non seulement les trafiquants de drogue mais aussi un groupe apparenté à Al Quaïda: la vie est encore plus ténue d'un fil.
Une question est latente au récit: pourquoi ces hommes et ces femmes ne font-ils pas demi-tour après être confrontés à toutes les vexations et humiliations possibles lors de leur dangereux périple? Pourquoi préfèrent-ils affronter ces risques majeurs? Pourquoi se lancent-ils à corps perdu dans une aventure des plus dramatiques? La pauvreté est-elle un risque plus grand que la mort? Le désir d'un meilleur avenir plus fort que les tortures des hommes et du désert? Dans une langue qui fait resplendir le reportage,
Gatti dresse le portrait tragique d'une humanité qui brave les pires dangers pour un espoir de survie tout en décrivant les paysages somptueux d'un désert d'une ineffable grandeur et d'une poésie grandiose. Le désert apparaît alors comme un monde féérique qui fait tout oublier l'espace d'un instant: le désert prend un lourd tribu mais offre des merveilles, certes éphémères, d'une cruelle beauté.
Gatti relate le voyage au bout de l'enfer de ces immigrants, qui déjà n'ont plus rien hormis leur vie, avec dignité et respect: pas de voyeurisme sordide dans les descriptions des faits, des témoignages, il redonne la parole à ces hommes du bout du monde et leur permet de redevenir des personnes tout simplement. Il décrit également un étrange "effet papillon": les relations euro-libyennes, sous les sourires des chefs d'états impatients de recevoir la Libye au sein des nations convenables afin de l'aider à moderniser, entre autres, ses infrastructures pétrolières, provoquent des dégâts collatéraux d'une extrême violence: la déportation vers le désert de milliers de clandestins raflés dans les rues de Tripoli et renvoyés, avec le minimum requis pour survivre, manu militari sur les fameux camions, vaisseaux modernes du désert, qui les avaient amenés sur les bords de la Méditerranée.
Un récit d'une grande force narrative, un récit coup de poing qui ouvre les yeux sur une des grandes tragédies humaines du XXIè siècle et qui permet de dire que le délit de solidarité que l'on connaît de plus en plus chez nous et la fermeture des structures d'accueil décentes sont une honte pour une démocratie!