Ultramarine (titre original éponyme), roman, 220 pages environ, 6 chapitres non intitulés, paru en 1933.
Un exemplaire de la première édition, publiée par Jonathan Cape en Angleterre.
Dès avoir pris connaissance du thème, et tourné les premières pages, on se dit: "houlà !"
Allons donc, voici un certain Malcolm
Lowry, jeunot, inconnu, qui s'attaque à un roman largement autobiographique, ayant trait à la mer et à la navigation en équipage, à une date à laquelle les Melville, Stevenson, Conrad, Loti et consorts sont encore largement lus !
Et il aggrave de son cas: de surcroît il pose les questions rebattues à l'excès de l'accomplissement du jeune homme de bonne famille en homme, grâce aux humiliations et au travail de bord, dans le sillage d'un
"Capitaines Courageux" de Kipling, par exemple (livre, au reste, cité dans
"Ultramarine"), pour rester dans la littérature de gens de mer, et s'il faut sortir de celle-ci nous dirions que c'est là un thème littéraire dont on ne dénombre plus ceux qui s'y sont essayé, à toutes les époques.
Bref: un sujet-bateau (
je n'allais pas la laisser passer, celle-là).
Ultramarine narre 48 h dans la vie d'un jeune marin, pas qu'un peu moins qu'un matelot, qu'un chauffeur ou qu'un lampiste:
Un mousse. Le plus bas de l'échelle.
Dana Hilliot (c'est son nom) est à l'âge du basculement de l'état adolescent à celui d'adulte: à l'évidence ce voyage sera initiatique.
De lui, on sait des origines norvégiennes, un rapport trouble, pas réglé à ses parents et ascendants, sur lesquels il fabule, on n'est pas loin de la mythomanie, mais plutôt dans un sens abaissant envers ceux-ci.
On lui sait une idylle, un amour chaste et pudique, envers une jeune fille, Janet, anglaise, de son milieu social, et Dana va tenter de maintenir pur cet amour, un peu fleur bleue, en dépit des aléas et habitudes inhérents au métier de marin au long cours.
Le bateau lui-même porte le nom d'
Œdipus Tyrannus, rien que ça n'est-ce pas, tout un programme !
Pour l'anecdote
Lowry, dans la première édition d'
Ultramarine, l'avait nommé
"Nawab".
Œdipus Tyrannus, c'est le nom que
Lowry donnera au bateau sur lequel Hugh, le demi-frère de Geoffrey Firmin, embarquera pour faire, lui aussi, l'apprentissage du métier de marin dans
"Au-dessous du volcan".
Le navire a tantôt été norvégien de pavillon, tantôt britannique. La Norvège était un des pays les plus pauvres d'Europe à l'orée du XXème siècle. Souvenons-nous que Malcolm
Lowry a parfois soutenu, sans que ce soit vraisemblable, que lui-même avait quelque ascendance norvégienne.
Un autre bateau (toujours cette fine technique du contrepoint chez
Lowry) "navigue" au long cours tout au long de ce roman: l'
Oxenstjerna ("Front-de-bœuf", en norvégien), qui revient à de multiples reprises, comme un bateau-arche, sublimé, mythifiable, obsédant et mystérieux, dont nous ne savons rien, ou si peu.
L'
Œdipus Tyrannus le rejette, lui est incompréhensible. On sent d'emblée que, de l'adaptation de Dana au navire, dépendra son accomplissement (la réussite ou l'échec de son voyage initiatique), non seulement de marin, mais sa transfiguration de jeune homme de bonne famille en marin (déclassement social, mais désiré), d'adolescent en adulte.
Lowry en vient même à évoquer Dana en termes plus généralement employés pour des machines, histoire de rendre évident le côté fusionnel - et sa nécessité:
- Chapitre VI a écrit:
- La tragédie de l'après-midi , les affres du voyage, tout était oublié. Subitement il eut de lui-même une vision d'une parfaite netteté: une feuille rouge tombée sur un torrent blanc. D'un seul coup, dans sa vie, il n'y eut plus d'incohérences, ni ruptures de temps, ni flottements, ni grippages. C'était lui, rien que lui, dont les rouages intérieurs s'étaient disloqués.
Et, tout d'un coup, le tintamarre tourbillonnant des mécanismes enchevêtrés et des aciers étincelants fit place, en son esprit, à une claire intuition des relations logiques qui commandaient les impitoyables cadences de ces barres de mouvements; les leviers se mirent à danser en mesure avec une étrange cantilène que Hilliot, inconsciemment, avait modelée sur leur murmure, et il lui apparut qu'à travers tout ce complexe engrenage - pièce agrippant une autre pièce, tiges droites qui se levaient pour s'emparer de tiges courbes, leviers qui culbutaient en arrière, se contorsionnaient vers l'avant, - c'étaient sa propre raison d'être, ses propres conflits qui étaient en cause. Finalement, le sens même de son voyage lui devenait évident, et de cela, il devait rendre grâce au puissant, généreux navire.
Ces énormes cônes de lumière qui inondaient certains espaces, ménageant d'autre part des masses d'ombres brisées, c'étaient, à l'intérieur d'une maison de ténèbres, les luminaires de son esprit qui se mouvaient; mais ces luminaires mêmes, quelquefois, étaient engloutis par l'irruption du grand jour, et la maison de ténèbres se transfigurait en un arbre éblouissant.
Dana évolue dans un monde clos et masculin qui le rejette et l'humilie. Son déclassement social volontaire n'est pas accepté ("il prend la place d'un brave petit gars, sans besoin"). Confiné à des tâches basses -les plus basses à bord-, il cherche à approcher deux marins norvégiens d'origine comme lui, Norman et Andy; afin de s'en faire des compagnons.
Andy est tutélaire, respecté par l'équipage, influent au-delà de ses fonctions (il est coq, chef cuistot).
Une parfaite figure de père de substitution, incarnant, en somme, la loi à bord du navire, navire dont on ne se lasse pas de rappeler qu'il se nomme
Œdipus Tyrannus.
Norman, son subalterne mais qui ne le quitte pas non plus en dehors du temps de travail, paraît être "un bon gars", simple et sans calculs.
Andy a, peut-être aussi, quelque chose de totémique via son extranéité, totale vis-à-vis du milieu dans lequel se mouvait Dana Hilliott; en ce sens Andy rappelle Queequeg de
Moby Dick de Melville, et pas seulement par les tatouages, mais aussi par l'expérience
brute, tangible, l'école du terrain, d'où découle sa position (somme toute en vue, à sa façon aristocratique ou plus exactement élevée, à l'échelle du navire) obtenue par ses mérites, avec l'assentiment d'un équipage entier.
Ou encore, en figure tutélaire de père de substitution sorti de la confrontation directe avec la mer, de manière longue, c'est-à-dire éprouvée à l'aune du temps, et qui en fait un chef incontestable confinant au totem, voir le Capitaine Disko Troop de
Capitaines Courageux de Rudyard Kipling.
Mais Andy, selon une rude pratique traditionnelle envers les nouveaux, et aggravée par les origines de Dana, repousse Dana, l'éprouve, le houspille sans cesse, l'accable de remontrances, de travail, d'humiliations.
Une phrase-clef du livre est:
"le bateau t'adoptera si tu le mérites" (notez encore la personnification du bateau).
La manière dont Dana se débarrasse peu à peu de ses faux-semblants, comme d'une gangue inutile, est fort bien tournée.
Est-ce du vécu, Monsieur
Lowry ?
Je pense à singer le parler, et les manières à bord, qui ne sont à l'évidence pas les siens, attitude à laquelle il finit par renoncer, mais en douceur.
Je pense à la façon d'assumer des erreurs commises d'emblée, comme s'être rendu au rôle d'embauche en voiture - en limousine - au vu et au su de l'ensemble du futur équipage, ce qui, pour un mousse à cette époque où les automobiles étaient plutôt rares, non seulement ne se fait conventionnellement pas, mais est rien moins qu'inimaginable, erreur au demeurant commise par
Lowry lui-même, à ce qu'il semble, lorsqu'il tenta sa chance dans la marine, à l'âge de son héros fictif -mais si autobiographique- Dana.
Il a une occasion de briller aux yeux de cet équipage, lorsqu'un pigeon, d'une totale incongruité, vient se poser sur un mât, à bord. Une façon de montrer qu'il est preux, capable d'actes courageux et gratuits, en somme d'"avoir la vedette" lui est offerte, cadeau tombé du ciel; mais il tergiverse, et c'est Norman qui réalise l'acte de bravoure consistant à aller récupérer le curieux -en ce lieu- volatile.
Plus tard, vers la fin du livre, ce pigeon, adopté et encagé par Norman, fournira une seconde occasion similaire à Dana, en passant malencontreusement par dessus bord, sans pouvoir se servir de ses ailes: et Dana, excellent nageur pourtant, par crainte des requins après une mise en garde d'Andy, ne plonge pas pour le secourir.
Le second signe de ce pigeon est fort différent, pour des incidents assez similaires: mais point trop ne conterai-je les conséquences, ce serait inélégant envers ceux qui lisent ces lignes sans avoir lu le livre, et souhaitent peut-être s'y plonger un jour.
Par fidélité envers Janet -pour ne pas risquer être tenté, noble et sage attitude- Dana passe les escales à bord, refusant de descendre à terre, creusant ainsi davantage le fossé qui le sépare de l'équipage.
Pourtant, tout bien réfléchi, tout bien pesé, un jour il s'y risque, au Japon. Il finit par rencontrer un autre marin, allemand, d'un autre bateau. S'ensuivent quelques pages, savoureuses, d'un
Lowry très à l'aise sur un thème commun à tous ses ouvrages:
Quiconque a parcouru quelques pages de cet auteur sait combien
Lowry est exceptionnel, vraiment au-dessus du lot, pour ce qui est de décrire l'ivrognerie.
Mais l'un des plus grand apports littéraires de ce livre -j'y viens enfin- tient à un procédé que je trouve remarquable, fort réussi et donnant toute sa dimension à l'ouvrage, bien que je sois certain qu'il navrera, agacera ou fera rejeter le livre par d'autres lecteurs; imaginez des motifs syncopés, composés de bribes de conversations de marins, parfois se raccordant, parfois passant là, sans intérêt, ni queue ni tête, et traversés par Dana Hilliot entièrement plongé dans de l'interne, à soliloquer en silence, avec, pour parachever l'étrange narration, des citations, parfois en grec ancien, parfois en anglais je présume, tout ceci se superposant à l'argot de gens de mer et aux débris de chants de marins...très belle et rare technique scripturale !
Le traducteur, comme l'éditeur, très confiants (trop en ce qui me concerne) dans l'érudition du lecteur, ont omis de traduire les citations en grec ancien, tandis qu'il l'ont fait pour celles des autres langues -s'il y a d'autres langues que l'anglais, ce qui est probable mais non certain.
Au grand jeu
"retrouvez l'auteur de la citation", je mise quelques piécettes sur Homère et Eschyle pour le grec ancien, et peut-être Shakespeare, Yeats, Keats, Milton, Melville...
Il faut vraiment que je me procure une édition plus complète, ou plus appropriée en tous cas à mon seuil d'incompétence, lequel s'atteint il est vrai avec une célérité des plus rares.
En conclusion,
Ultramarine ne donne pas l'impression d'un galop d'essai de jeune littérateur en devenir.
Non, vraiment, je reçois
Ultramarine comme un
Lowry de premier plan, c'est, certes, un livre "moindre" qu
"Au-dessous du volcan", mais c'est un roman extrêmement riche, je dirais même généreux en propositions littéraires, et en tous points remarquable.
Il est intrigant, et sans doute vain, de rapprocher le titre du fameux projet que
Lowry, cueilli par la mort, n'a pu mener à bien, et qu'il pensait intituler "The journey that never ends" -
le voyage qui ne finit jamais, et dans lequel
"Au-dessous du volcan" prenait part directe au futur corpus.
En effet, la notion d'outre-mer du titre n'est peut-être pas celle que nous entendons généralement: "outre les mers qui baignent les côtes de notre continent", en somme; mais bel et bien plutôt outre toutes les mers, outre toutes les navigations cumulées, possibles sur notre planète.
Via le voyage marin (via l'élément maritime et le bateau voguant) une sublimation, une quête abstraite en marche.