Carol Shields

Carol Shields était une romancière (mais aussi poète, dramaturge et biographe) canadienne d'origine américaine qui est morte en 2003 d’un cancer du sein (eh oui on en meurt encore).
Outre une belle biographie de Jane Austen, j’ai lu plusieurs de ses romans : Swann, La république de l'amour, La mémoire des pierres (Prix Pulitzer), Une soirée chez Larry et Bonté.
Je recommande sans réserve l’ensemble de ces œuvres mais je voudrais parler plus particulièrement de Bonté, le roman dont elle disait « la sorte de livre que je voulais lire mais que je ne pouvais pas trouver ».

Une écrivaine, Reta (pour une fois, le métier de l’héroïne a un vrai sens), mère de 3 enfants et femme de médecin voit son aînée de 19 ans laisser tomber petit ami et université pour s’installer dans la rue assise par terre près de l’entrée du métro avec son bol et un écriteau en carton sur lequel est inscrit « Bonté »…
Bien sûr tout le monde y va de son interprétation mais Reta s’acharne à vouloir comprendre et puis pour échapper à la souffrance, une ou deux heures par jour, elle décide de se mettre à la suite d’un de ses romans d’été qui a eu du succès…

Ce roman est, entre autres, une réflexion approfondie sur la création littéraire.

Une soirée chez Larry et Bonté marquent une rupture avec ces autres livres et sont souvent moins appréciés.

Dans Swann, une fermière est assassiné, du fait que l'unique livre (de poésie) de cette femme va être édité à titre posthume, quatre voix distinctes nous racontent sa vie ; multiples facettes mais très clairement identifiables.
La République de l'amour nous conte une histoire d’amour entre deux personnes qui le cherchent et qui le trouveront, avec quelques cahots sur le parcours.
La Mémoire des pierres suit une femme dura presque ses huit décennies de vie…
Ces 3 romans mettent en œuvre une narration classique avec des personnages « ordinaires » qui vivent une vie ordinaire ! On se cale dans leurs traces et l’intérêt vient du dépaysement (pays, époques, cultures, métiers…) ainsi que de la qualité de l’écriture. Nous sommes les personnages.

Une soirée chez Larry commence de la même façon, le parcours d’un individu ordinaire…un adolescent maladroit qui devient un homme d’âge moyen rangé.
Mais là tout change, cet homme ordinaire a un « passe temps » extraordinaire, qui néanmoins est en liaison avec son métier de décorateur fleuriste (je vous laisse le découvrir dans le roman).
Lentement mais sûrement, Carol Shields ausculte cette vie. Ce personnage est le centre du roman…Nous ne sommes qu’observateur!

Quant à Bonté… le centre du roman ce sont des interrogations ! La romancière ne nous montre plus des gens ordinaires mais une famille idéale et y déverse de l’humour et de la colère face à cette question : qu’est ce que la bonté ? Nous sommes bousculé dans nos croyances ou pire...dans nos certitudes…

La mémoire des pierres : De la naissance de Daisy Goodwill à sa mort.
Mais aussi l’histoire de l’ouest du Canada tout au long du 20e siècle, avec des personnages attachants et un style que l’on pourrait qualifier de poétique…une preuve ?

Carol Shields a écrit:

Sa vie « jusque-là », donc, consista à accepter sans en perdre une miette les doses d’information mutilante qu’on lui présentait et à les remuer avec la petite cuiller de son désir.

Le genre de livre que le désir de faire durer pour en savourer les qualités, combat le désir de le dévorer pour se laisser emporter par l’histoire...

Citation :

Ce roman est, entre autres, une réflexion approfondie sur la création littéraire.

Oui, Sous-marin, mais quand même essentiellement la création littéraire féminine?

Citation :

qui est morte en 2003 d’un cancer du sein (eh oui on en meurt encore).

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Je ne savais pas que Carol Shields était morte d'un cancer du sein. Ce roman date de 2002 ,et donc, elle était déjà malade.
Ceci explique mieux une des lettres qu'écrit la narratrice, la mère de cette jeune fille qui, du jour au lendemain, s'est installée sur un trottoir avec une pancarte sur laquelle est écrit "Bonté".

Cette mère, donc, va écrire ,tout au long du livre, plusieurs lettres toujours pleines d'humour ( qu'elle n'envoie jamais, sauf la dernière) ,lettres qui lui permettent de (se) poser des questions.

Voici un assez long extrait de la dernière lettre:

Cher Russel Sandor,

J'ai récemment lu votre dernière nouvelle dans l'un des magazines mensuels auxquels nous sommes abonnés, l'histoire de ce professeur de philosophie tchèque qui emménage à Los Angeles et découvre à quel point la culture américaine est maigre et mal assimilée, la nourriture des fast-foods horrible, et l'anglais parlé détérioré; il explique surtout l'affront qu'il ressent en passant devant un magasin de matériel médical de L.A., où il voit dans la vitrine, parmi les autres articles, un soutien-gorge pour mastectomie. L'objet était là, non dissimulé . Il était identifié par un grand écriteau, au cas où on n'aurait pas su ce que c'était: SOUTIEN-GORGE POUR MASTECTOMIE. Placé là afin de scandaliser sa belle sensibilité, devant lui, juste sous son nez. Il se sent dégoûté, puis nauséeux.

Pas de panique, M. Sandor.

Un soutien-gorge pour mastectomie est un soutien-gorge comme n'importe quel autre. Il est propre, bien cousu, généralement en coton. Votre professeur a vécu en Europe, comme vous le répétez à plusieurs reprises, où des soutien-gorges sont accrochés partout dans les rues sur des cordes à linge; un soutien-gorge séchant dans la brise méditerranéenne est presque le drapeau national italien. Le drapeau français. Le drapeau portugais. Un soutien-gorge pour mastectomie diffère seulement en ce qu'il possède deux petites poches dans lesquelles on peut glisser la prothèse qui remplace le vrai sein lorsque celui-ci a été enlevé, généralement à cause d'un cancer. Certaines femmes- Emma Allen, par exemple- ont subi une double mastectomie, si bien que les deux poches sont rembourrées à l'aide de prothèses faites de gelée moulée enfermée sous une fine peau de plastique. Emma a perdu un mari ( foudre), un fils ( suicide) , et à présent l'intégralité de son corps.
Elle a acquis un capitonnage moral, comme elle dit. Je l'ai accompagnée lorsqu'elle est allée acheter ses nouveaux soutiens-gorge, un noir, l'autre écru. Le magasin était une petite boutique dans le quartier nord de Toronto, où l'on pouvait également acheter, si l'on en avait envie, des choses comme de faux poils de poitrine pour hommes.

Le professeur tchèque de votre histoire se demande pourquoi il suffoque en voyant devant lui un soutien-gorge pour mastectomie. Je suggère l'évidence: il déteste les femmes, et sa haine des femmes s'étend à tout ce qui peut toucher le corps féminin- les chaises sur lesquelles elles s'assoient , les vêtements qu'elles portent- et particulièrement la question de la plume féminine, larmoyante, dépourvue d'humour, exigeante, étouffante, essoufflée.

Je suis extrèmement offensée, et pourtant votre professeur prétend avoir peur d'offenser les gens. Cette année, j'ai écrit plusieurs lettres à ceux qui m'ont scandalisée d'une façon ou d'une autre, mais je n'en ai posté, ni même signé aucune.............................

Citation :

Quant à Bonté… le centre du roman ce sont des interrogations !

En fait, , le titre original n'est pas "Bonté", mais "Unless", et je trouve dommage de ne pas l'avoir conservé, d'autant plus que l'auteur va en reparler:

Les romans nous aident à apaiser notre propre "discours" intérieur mais, à moins qu'ils puissent proposer un chemin alternatif plein d'espoir, ils ne sont que des miettes narratives. A moins que , à moins que: Unless

Unless est le mot d'inquiétude de la langue anglaise. Il vole comme un papillon de nuit près de votre oreille, on l'entend à peine, et pourtant tout dépend de sa présence haletante. Unless: c'est le petit minéral subjonctif qu'on transporte dans le pli de sa poche. Il est toujours là, ou bien pas là.......

Unless........A moins d'avoir de la chance, à moins d'être en bonne santé, fertile, à moins d'être aimé et nourri, à moins d'être sûr de son orientation sexuelle, à moins d'avoir accès à ce à quoi les autres ont accès, on sombre dans les ténèbres, dans le désespoir. Unless vous fournit une trappe, un tunnel vers la lumière, c'est le revers de "pas assez". Unless vous empêche de vous noyer dans les conventions établies. De façon ironique, unless, le levier qui fait finalement basculer la réalité dans une nouvelle perspective , n'est pas vraiment traduisible en français.
Son équivalent "à moins que " n'a pas tout à fait le même poids; "sauf" manque de raffinement. Unless est un miracle de la langue et de la perception...........Mais il nous donne de l'espoir.

Très émouvant roman que ce "Bonté- Unless".

Marie a écrit:

Citation :

Ce roman est, entre autres, une réflexion approfondie sur la création littéraire.

Oui, Sous-marin, mais quand même essentiellement la création littéraire féminine?

La création, littéraire ou autre, est-elle sexuée ?

Très intéressant ton passage sur Unless, qui change du coup, du moins en partie, les perspectives du roman…Unless serait une invitation à l’ouverture de portes, à des alternatives, à rendre notre esprit chercheur…
Une forme de porte ouverte…

Citation :

La création, littéraire ou autre, est-elle sexuée ?

Ah, moi je crois que oui, mais ce pourrait être l'objet d'une discussion!

Mais, en fait, je parlais simplement de ce livre . Carol Shields écrit un roman qui fait parler un personnage: une femme qui écrit des romans. Cette femme a perdu - temporairement- sa fille,et la douleur la fait réagir par l'écriture de lettres , et ce sont des missives qui toutes s'adressent à des hommes un peu oublieux de l'existence de la moitié féminine de l'humanité ,et de ses possibilités et dons de création, ,notamment en ce qui concerne la science, la politique, l'art et la littérature..
Pour moi, c'est en fait un roman très féministe!

Citation :

Une forme de porte ouverte…

: oui....
Et d'ailleurs tous les titres de chapitre sont des conjonctions de coordination, ou de subordination ( par conséquent, malgré, au lieu de etc) , qui introduisent le thème du chapitre!
Bon, enfin, je ne pourrais le garantir sur le plan grammatical, je n'y connais plus grand chose, mais le sens y est :)