Domenikos Theotokopoulos (El Greco)

El Greco (1541-1614)


"Pour atteindre ce personnage énigmatique, il n’est que la rêverie
devant ses tableaux. On ne se lasse pas d’admirer ce mystère du génie de
la Grèce." Maurice Barrés

L'exposition "El Greco 1900" à Bruxelles est l'occasion de redécouvrir le parcours de ce peintre génial qui fait partie de mes 10 préférés. Un artiste qui, en pleine époque maniériste, a créé un univers d'une modernité sidérante, anticipant de 3 siècles l'expressionnisme. Après être tombé dans l'oubli à l'époque où le Caravagisme dominait, il a été redécouvert au début du XXe siècle avec la création d'un musée consacré à ses peintures à Tolède. Beaucoup de grands peintres modernes revendiquent son influence.

A chaque fois que j'ai vu certaines de ses toiles ou peintures sur bois, j'ai été frappé, comme beaucoup, par ce sentiment qu'elles semblaient appartenir à une autre époque beaucoup plus proche de nous. Elles tranchaient de manière étonnante avec le milieu de la peinture maniériste de la même époque. Je me disais même que c'était une preuve de l'existence de la machine à remonter le temps dont on nous aurait masqué l'existence et qui aurait permis à des artistes expressionnistes de venir lui transmettre une vision du futur. On a dit beaucoup de choses pour trouver des raisons à ses étranges visions: folie, astigmatisme déformant sa vision des formes et des couleurs... La vérité est qu'il était simplement un génie visionnaire en avance sur son temps.



Tout chez lui me fascine, me touche, me fait rêver. Il a élaboré un langage pictural dramatique et mystérieux, des visages incroyablement vivants et émouvants, des silhouettes curieusement étirées (qui ont du beaucoup inspirer Gérard Garouste), des contrastes de couleurs et de formes uniques (ce vert et cet orange si caractéristiques notamment), un trait d'union entre la tradition orthodoxe et le judéo-christianisme. Et ces fonds tourmentés, sombres et nuageux, tellement singuliers:



L'exposition permet de voir son parcours et ses influences, de sa naissance en Crète à son passage à Rome puis à Florence, pour finalement s'installer à Tolède. On connait ses prises de position contre Michel-Ange dont il admirait le travail de sculpteur, d'architecte et de dessinateur, mais qu'il jugeait un piètre peintre. On découvre ses premiers essais de peinture maniériste, s'inspirant des artistes vénitiens et florentins. Les perspectives y sont maladroites, le glacis des vêtements trop pigmenté de blanc avant qu'il ne parvienne à mieux maîtriser leur technique.


Il donne sa propre vision des enfers en s'inspirant de Jérôme Bosch.


Puis peu à peu on voit son propre univers surgir. Des chefs-d'oeuvre comme:

Son Saint Sebastien peint sur bois (virez moi ce cadre horrible!)


"Les larmes de Saint-Pierre"


"Le Christ dépouillé de ses vêtements",



Le sublime "L'Enterrement du comte d'Orgaz", intransportable, et dont on ne pouvait voir dans l'exposition qu'une copie de la partie basse,



"La sainte famille, dont le commanditaire, trop proche sur le tableau selon les autorités, avait été initialement masqué par des nuages pour que la famille qui le possédait puisse le conserver.



et pour terminer le choc de son oeuvre ultime inachevée, L'Apostolat représentant Le Sauveur et ses Apôtres, à la fois modeste, lumineuse, d'autant plus émouvante qu'il n'a pas eu le temps de terminer certains traits de visages ou le détail d'une main (San Matteo, le 5e ci-dessous) ...




Hors exposition:

Le Christ sur le mont des oliviers et une Pieta tellement "moderne"...




On pourrait compléter à l'infini. L'exposition se termine le 9 mai 2010, et ensuite tout repart à Tolède pour ne plus en bouger.

Barrès et Arrabal ont écrit sur El Greco:

Merci pour ce fil,
même si la plupart de ses tableaux ne me 'parlent' pas, je suis intéresée par ce personnage..
je vais commander le livre de Maurice Barrès qui semble intéressant

Des flammes. Les visages peints du Greco sont des flammes. Quelque chose d'inatteignable, d'indicible et d'aérien. Quelque chose de céleste, une montée vers le sublime, quelque chose qui vous porte, vous emporte vers le haut.
Pour avoir été à Tolède et vu une superbe expo du Greco à Madrid (mais c'était au siècle dernier ! ouh lala), j'avoue que j'envie ceux qui pourront aller le voir. Le Greco est comme une apparition, une oeuvre inexpliquable, intemporelle, incroyablement éthérée.
Mon seul regret est de ne jamais pouvoir regarder une toile sans immanquablement deriver vers les mollets des personnages et être saisie par leur grossièreté, leur laideur. Du coup, j'essaie de ne fixer que les visages (les flammes)...

Marko a écrit:

El Greco (1541-1614)
L'exposition se termine le 9 mai 2010, et ensuite tout repart à Tolède pour ne plus en bouger.

Eh bien il ne me restera plus qu'à rêver d'aller un jour à Tolède...

Merci Marko pour ce post très documenté!

coline a écrit:

Marko a écrit:

El Greco (1541-1614)
L'exposition se termine le 9 mai 2010, et ensuite tout repart à Tolède pour ne plus en bouger.

Eh bien il ne me restera plus qu'à rêver d'aller un jour à Tolède...

On pourrait se faire un voyage à deux

Arabella a écrit:

coline a écrit:

Marko a écrit:

El Greco (1541-1614)
L'exposition se termine le 9 mai 2010, et ensuite tout repart à Tolède pour ne plus en bouger.

Eh bien il ne me restera plus qu'à rêver d'aller un jour à Tolède...

On pourrait se faire un voyage à deux

Un voyage parfumé à Tolède!

shanidar a écrit:

Des flammes. Les visages peints du Greco sont des flammes. Quelque chose d'inatteignable, d'indicible et d'aérien. Quelque chose de céleste, une montée vers le sublime, quelque chose qui vous porte, vous emporte vers le haut.

Cette interprétation des visages ou des personnages dans leur entier "comme des flammes" est très séduisante et reprise souvent dans les commentaires sur ses peintures. Mais son oeuvre est très variée et on ne peut l'appliquer qu'à certaines toiles. D'ailleurs plutôt que des "visages flammes" je vois surtout des corps tout entier qui se consument dans les tourments du monde pour s'élever vers Dieu. Un peu comme Munch le fait dans la plupart de ses tableaux et notamment dans son fameux "Cri" où on retrouve cette déformation du paysage qui adopte de manière expressionniste le mouvement du corps torturé et de son cri existentiel. Le Gréco anticipe vraiment ce mouvement artistique.



Et dans L'enterrement du Comte d'Orgaz, on retrouve cette idée de l'ascension qui est "matérialisée" comme dans la tradition orthodoxe sous la forme d'un ange qui assure ce passage de l'âme du monde terrestre au monde spirituel à travers ce très beau mouvement qui part de la mitre de l'évêque pour remonter comme une flamme (effectivement) vers l'ange.




Un article qui reprend le même thème à propos de La Sainte Famille:

Citation :

A ces points de vue, dans les Sainte Famille du Gréco, trois aspects ressortent. D’abord le caractère groupé de la composition : les personnages sont étroitement rattachés les uns aux autres, avec des gestes de tendresse. Deuxièmement, ils occupent leur espace corporel avec grande vraisemblance, au tout premier plan du tableau, à la pleine largeur, soit en pieds, soit à partir des genoux. Ce qui établit un lien direct et fort avec le spectateur. Enfin ils se découpent sur un fond de ciel, sans réelle profondeur, sans perspective géométrique.

Cette dernière caractéristique est commune à l’ensemble des œuvres du Gréco en Espagne. C’est un retour à l’absence de perspectives de l’icône après les quelques expérimentations faites en Italie. La perspective géométrique et la construction de lieux élaborés, si importantes depuis les débuts de la Renaissance, sont tout à fait inutiles pour les dimensions spirituelles que le peintre veut exprimer. Chez lui, composition, couleurs, matières, mouvements deviennent, avec l’allongement des personnages comme des flammes, les moyens expressifs par excellence. Ce qui l’a rendu fort sympathique aux peintres du début du XXème siècle.

El Greco: cime de l´art dynamique ( c´est vrai, on est vraiment happé vers le haut du tableau), lumière qui jaillit en éclairs, impossible de savoir si c´est le jour ou la nuit.
Sa vie: 26 ans en Crète, 6 à Rome, 37 à Tolède.
Et puis ses tableaux disséminés partout et dans le monde entier (probablement vendus pour des croquignoles par les curés ou autres!)´se trouvent à Naples, en Ecosse, au Metropolitan, au Mexique, etc. ( je crois que le catalogue officiel ne se compose pas de plus d´une centaine de tableaux).
Heureusement qu´il en reste ici: Tolède, El Prado, El Escorial, El Thyssen (de Madrid).
Le musée " El Greco" de Tolède est en grande re-construction. Ici, c´est l´objet d´un scandale, car il est fermé pour travaux depuis fin 2006.
Que sont-ils en train de faire? Mystère. Officiellement, la grande réouverture est pour Juin 2010. On verra... Je vous tiens au courant.
A Tolède, la collection est donc regroupée et exposée dans divers musées : Santa-Cruz, Hospital Tavera, etc.
Heureusement que les dimensions et caracterisiques de" l´Enterrement du Comte d´Orgaz "( voir photo/tableau que publie Marko) en font une oeuvre qui difficilement pourrait voyager!
De plus, je pense que ce tableau pourrait bien être la meilleure façon de " commencer" pour comprendre el Greco, si l´on n´a pas l´occasion de voir une grande exposition de lui ( comme celle de Bruxelles en ce moment) ou d´aller de part le monde à la recherche de son oeuvre si misérablement dispersée.
Merci Marko pour ton commentaire aussi précis qu´enthousiaste du Greco.
Ce n´est pas un peintre d´accès " facile". Mais quand on aime. il est "unique".
On a souvent voulu l´enfermer dans un certain mysticisme, pour moi, independamment de l´extrême élegance de son style, je dirais plutôt, et tout simplement, "que c´est un "peintre-philosophe", il a des idées, bien personnelles, il les exprime avec ses couleurs et son pinceau.

swallow a écrit:

Que sont-ils en train de faire? Mystère. Officiellement, la grande réouverture est pour Juin 2010. On verra... Je vous tiens au courant.

Vivement!

La dette de Picasso envers El Greco: "Yo, El Greco"

Une vidéo sur l'expo: http://www.lesechostv.fr/video-el-greco-au-palais-des-beaux-arts-de-bruxelles-2002.html

Et un parcours de ses toiles en musique (celle de Luis Milan): http://vimeo.com/7695549

Il y a même un film de 2007 mis en musique par Vangelis mais qui n'a pas l'air terrible:


Bande annonce: https://www.youtube.com/watch?v=tqB4IBj6dGg

swallow a écrit:

El Greco: cime de l´art dynamique ( c´est vrai, on est vraiment happé vers le haut du tableau), lumière qui jaillit en éclairs, impossible de savoir si c´est le jour ou la nuit.

Ce dynamisme, ces corps étirés, ces gestes expressifs... c'est finalement le propre de tout le mouvement maniériste. On rajoutait même artificiellement une vertèbre cervicale pour allonger les cous. Par contre ce qui fait d'El Greco une exception c'est ce traitement expressionniste des formes, des fonds et des couleurs. Je suis tout à fait d'accord avec toi sur ce sentiment de voir certaines scènes sous un ciel d'orage le temps d'un éclair. C'est parfois dramatique et presque cauchemardesque mais seulement sur quelques toiles.

Citation :

Maniérisme:

un espace désuni, et souvent défini
une image trouble et obscure
une déformation et une torsion des corps, dont la figure serpentina dessinant un S
des tons acides et crus, hérités de Michel-Ange et la chapelle Sixtine à Rome
une recherche du mouvement
un art de codes, de symboles, de citations d'artistes classiques
un art de cour, qui s'adresse à des gens cultivés et lettrés
une exagération des formes caractérisent le maniérisme du XVIe siècle.

Michel-Ange qu'il critiquait tellement mais dont il a repris le motif des corps courbés et enchevêtrés dans la gueule du monstre (en bas à droite) dans son tableau sur l'Enfer:



Et il était aussi sculpteur:

Marko a écrit:

Arabella a écrit:

coline a écrit:

Marko a écrit:

El Greco (1541-1614)
L'exposition se termine le 9 mai 2010, et ensuite tout repart à Tolède pour ne plus en bouger.

Eh bien il ne me restera plus qu'à rêver d'aller un jour à Tolède...

On pourrait se faire un voyage à deux

Un voyage parfumé à Tolède!

Voilà un peintre que j'admire! Merci pour ce fil et toutes les infos qu'il donne sur lui.