Eugène Leroy

Eugène Leroy (1910-2000)


Il y a une toile, là derrière, elle s'enlise, elle s'enlise tant qu'elle veut, elle est partie de ça et elle a été presque à ça avec un petit je-ne-sais-quoi qui fait qu'elle n'était pas faite, elle était dans cet état-là, et tu vois maintenant où elle est.

J'ai vu aujourd'hui l'impressionnante rétrospective Eugène Leroy au Musée des Beaux-Arts de Tourcoing (le MUba) pour le centenaire de sa naissance. La dernière rétrospective remontait à 1988 au Musée d'art moderne de Paris. Sont donc présentées à Tourcoing plus de 150 oeuvres sur 5 ou 6 grandes salles de ce peintre majeur, que Baselitz a contribué à faire découvrir, et qui peut dérouter au premier regard du fait de sa démarche singulière qui consiste à enfouir des figures esquissées sous d'épaisses couches de peinture. Une observation patiente de chaque toile procure progressivement ce sentiment troublant de voir émerger des présences fantomatiques et de laisser la matière brute de la peinture l'emporter sur le sujet. De troublants effets de lumière permettant d'ailleurs de révéler ces figures lorsqu'on les observe au travers d'un écran d'appareil photographique qui doit probablement aplanir les effets de relief de ces tableaux.



Tout ce que j'ai jamais essayé en peinture, c'est d'arriver à cela, à une espèce d'absence presque, pour que la peinture soit totalement elle-même. Eugène Leroy

Il peint donc cette absence, cette fragilité de formes éphémères, l'inconsistance des êtres et des choses ensevelis sous la matière. Son atelier chaotique et sauvage, dont le sol semble souvent recouvert de gravats sur les photos exposées, donne le sentiment que les toiles émergent du sol, de la roche, de la terre elle-même. Je connais peu d'équivalent à ce type de travail tellement organique. En revanche on songe beaucoup à Giacometti aussi bien pour ces ébauches mystérieuses de peintures/sculptures accidentées que pour ces très beaux dessins au fusain sur papier qui génèrent ce même sentiment de peur ou d'apparente morbidité. Et comme lui, lorsqu'il se dessine ou se représente lui-même, Eugène Leroy dit ne pas faire des auto-portraits mais seulement esquisser des "têtes". Ce sont des têtes, l' auto-portrait ne m'intéresse pas. On ne retrouve pas l'ambition habituelle de "révéler" les êtres mais seulement d'en suggérer le mystère, l'étrangeté, l'évanescence. C'est modeste et émouvant, un peu douloureux aussi.



On découvre tout son cheminement depuis les années 30 jusqu'aux ultimes toiles où presque plus rien ne se distingue de ces présences englouties par la peinture. La plupart des oeuvres sont des chocs et j'aurais bien du mal à en distinguer certaines plutôt que d'autres mais j'ai notamment aimé ses crucifixions des années 50, son "Opéra de 4'sous" de 1935 complété en 1959, ses représentations des Saisons, ses superbes "têtes" évidemment, ses fusains, et autant de couples, de nus, de paysages ou de natures mortes transfigurés par cette technique d'ensevelissement, cet art du palimpseste. C'est fabuleux et il faut prendre le temps de le découvrir même si le premier contact peut-être difficile. Car il dit lui-même: Je crois que je n'ai pas voulu faire une belle toile, j'ai seulement voulu faire de la peinture.



Présentation de l'exposition par Olivier Céna le talentueux chroniqueur artistique de Télérama:

Citation :

De cette année s'achevant deux images demeurent. La première est une exposition : la rétrospective d'Eugène Leroy au musée de Tourcoing - la découverte d'une splendeur jusqu'alors insoupçonnée. Plusieurs visites au vieux peintre, à la fin des années 1990, dans sa fermette de Wasquehal, près de Lille, les conversations autour d'un repas suivies l'après-midi de la visite de l'atelier-grenier, avaient laissé le sentiment d'avoir rencontré un grand artiste, mais la rétrospective a tout bousculé : Eugène Leroy est immense, l'égal de Rubens, de Rembrandt, de Giacometti, de Rothko, de tous les artistes qu'il admirait tant.

Pourtant, bien que l'une des plus importantes galeries actuelles, celle de l'Allemand Michael Werner, expose son oeuvre depuis le début des années 1980, son destin de peintre français de la seconde moitié du XXe siècle l'a relégué dans une sorte de deuxième division de l'art. Aux yeux du marché d'abord, puisque le prix des tableaux reste, dix ans après la mort du peintre, très en dessous du prix des oeuvres des stars allemandes ou américaines (même si le prix ne dit rien de la qualité, lorsqu'il est élevé, et donc spectaculaire, il dote l'oeuvre d'une somptuosité bienvenue). Aux yeux de l'institution ensuite, puisque Beaubourg ne se manifeste toujours pas. Sans doute la peinture de Leroy y est-elle pour quelque chose : elle ne se livre pas immédiatement comme s'offrent nombre d'avatars du pop apparaissant ces temps-ci. Elle est en cela classique, ni plus ni moins difficile que celle de Poussin, de Courbet ou de Cézanne. Elle réclame un regard attentif et patient, très différent du coup d'oeil zappeur. Elle n'obéit à aucun code, n'est le produit d'aucun dispositif particulier ; elle est la simple représentation des sensations d'un homme qui pensait que « l'espace de la peinture, c'est la dimension que l'on peut donner à la lumière ». La voir demande donc un peu de modestie - tout au moins d'abandonner un instant ce que l'on croit savoir.

Merci Marko !
J'avais vu l'expo Eugène Leroy au Palais des Beuax-Arts de Lille (expo toujours en cours, je crois), qui comporte beaucoup moins de toiles, bien sûr...

eXPie a écrit:

Merci Marko !
J'avais vu l'expo Eugène Leroy au Palais des Beaux-Arts de Lille (expo toujours en cours, je crois), qui comporte beaucoup moins de toiles, bien sûr...

Aux Beaux-Arts de Lille il n'y avait effectivement qu'une quinzaine de toiles des années 50/60. Ils ont d'ailleurs appelé l'exposition "Eugène Leroy, l'intimité". Et comme le dit Olivier Céna quand on découvre la rétrospective à Tourcoing (sa ville natale où le musée va porter son nom) on est saisi de la force, de la créativité, et de la cohérence de cette oeuvre très importante. Les réactions des visiteurs sont très contrastées. Certains ne voient que des croûtes sombres et plus ou moins sinistres mais on peut aussi y trouver des miroirs étranges et émouvants et surtout une forme de poésie lumineuse et presque minérale. Les auto-portraits/têtes sont probablement parmi les plus beaux de la peinture contemporaine avec Bacon, Giacometti, Spiliaert ou Helene Schjerfbeck.

Lien: Eugène Leroy

« Je trouvais là des images brunes comme champs, comme pierre, comme bois, comme mousse, comme senteur. Une simple composition hollandaise avec une accumulation inouïe de couleur... Comme si tous les pantalons du peintre étaient suspendus à un crochet et racontaient l'histoire d'un chef-d'œuvre inconnu » Baselitz