Julien Gracq

J'en ai déjà parlé de cet auteur sur ce fil - à cause de son livre Le déjeuner des bords de Loire et voilà qu'il nous parle encore de Julien Gracq:


Philippe Le Guillou, Le dernier veilleur de Bretagne

commentaire ici

Au château d'Argol

Albert, jeune homme un peu froid et envahi de pensées découvre son nouveau château en Bretagne, l'étrange château d'Argol. Il y reçoit son ami de toujours Herminien et la mystérieuse et fascinante Heide...

Les sombres histoires de jeunes gens intelligents et un peu froids bien que sensibles à leur univers, éternellement en quête de quelque chose comme une explication complète, un dénouement. Albert et Herminien ne sont pas loin d'être anitpathiques, conscients de leur valeur. Ce qui doit arriver... arrive et la trame de cette histoire n'est pas vraiment compliquée, ça pourrait même se révéler sans intérêt ! ... si ce n'était pas écrit comme ça l'est. Dans la forme Julien Gracq c'est une sorte de contraire absolu de BC (qu'on connait bien chez nous) : suspens, nuances et troubles évolutions à partir de si peu... des descriptions qui imprègnent l'esprit de l'atmosphère voulue par l'auteur. Les longues phrases aux parties se faisant écho (cette manière de partir presque ailleurs en plein milieu) allongent le souffle et crééent le temps de la lecture. Ponctuation du récit autre, par des points de pivot ? en italiques.

Tout pour une atmosphère sombre et envoutante, très contemplatif et mélancolique mais alerte. Une inquiétude diffuse pour une attente inévitable. C'est bon de se laisser faire, de se laisser porter par des chapitres pas trop longs qui empêchent de s'arrêter n'importe où. C'est efficace, pénétrant, diabolique de cohérence et d'un savoir faire étonnament libre.

Je crois que je suis maintenant naturellement convaincu. (avec des traces d'images à la Böcklin, Capsar Friedrich et quelques autres dans la tête... ce qui rappelle aussi de mentionner qu'on parle de Dürer dans ce livre).

Un petit livre qui marche tout seul en proposant une lecture dans un monde (l'objet aide) savamment dissocié du quotidien. ça doit pouvoir le faire pour des lecteurs qui hésite à lire cet auteur.

C'est que du bon. ça vaut bien les quelques moqueries qu'on récolte quand on se laisse aller à acheter, non sans un certain manque d'imagination, un livre de Julien Gracq à Nantes

Tu me donnes envie de lire cet ouvrage animal, d'autant plus s'il se passe en Bretagne !

De Gracq je n'ai lu qu'un balcon en forêt, deux fois. Un bijou ce livre, mais je ne vous apprends rien !

Armor-Argoat a écrit:

Tu me donnes envie de lire cet ouvrage animal, d'autant plus s'il se passe en Bretagne !

Tu as raison de te laisser tenter, c'est un très beau livre. Ensuite, tu pourrais attaquer "le rivage des Syrtes", mon préféré [b]

extrait (j'ai essayé de tailler court, ce qui n'est pas chose facile... faut quand même essayer de faire profiter du rythme particulier) :

Citation :

Peu de jours après ces événements significatifs, Albert suivait d'un pas nonchalant le bord de la rivière d'Argol. Ces gorges dangereuses, ces rochers escarpés, voilés par les rideaux épais des bois, attiraient son âme tourmentée. La rivière paraissait ici rouler ses flots au fond d'un abîme naturel aux bords rapides, auxquels s'accrochaient les puissantes frondaisons d'une glorieuse forêt. Les détours continuels et capricieux du cours de la rivière donnaient à ces lieux un caractère d'isolement singulier. Autour d'Albert, les hautes murailles de la forêt sourcilleuse semblaient dévorer une partie considérable du ciel, et venir effleurer juste le bord du disque ardent du soleil pourtant élevé déjà sur l'horizon. Ces ramures animées de mouvements majestueux et uniformes étaient agitées par le vent venu de la mer toute proche, et qui apportait avec lui le grondement des vagues et le tumulte aérien des libres étendues. Mais, au-dessous de cette symphonie grandiose, au ras des eaux tout était silence et douceur à l'abri du rempart impénétrable des arbres, entre lesquels s'élevaient de la rivière des colonnes d'une transparente et immobile fraicheur. Tantôt la rivière, atteinte par les rayons obliques du soleil dans le plein épanouissement d'une de ses courbes, éclatait à l'oeil en larges plages lumineuses et scintillantes, et tantôt elle se resserrait en un étroit couloir entre de hautes murailles végétales, au sein desquelles elle paraissait s'échapper avec la fluidité d'une huile noire et verte, et s'adapter à la couleur sombre de ces parois profondes avec la malignité d'un piège naturel, frappant les sens d'une silencieuse horreur comme un serpent glissant dans les herbes. Il semblait que ce guet-apens de la nature fût sans recours possible pour l'âme aiguillonnée par le mystère et la curiosité, par le silence de ces lieux où ne pouvait s'entendre aucun chant d'oiseau, et où les symptômes trop évidents de l'appesantissement habituel de la nuit n'étaient démentis que par la présence à tous égards insolite du disque blanc, vide et aveuglant du soleil glissant son oeil dans les fraîches entrailles de la terre - le lieu d'un crime insondable, où l'absence cependant indiscutable de toute pièce à conviction dût enchaîner finalement la vue à la profondeur alors entièrement significative de ces eaux nois et transparentes, au sein desquelles l'oeil d'Albert, hanté par un pressentiment sinistre, chercha alors un anneau d'or aux pierreries fabuleuses, ou un poignard encore englué de ces filaments rouges et indélébiles qui rendent à jamais si improbable la dilution complète du sang humain dans l'eau. La présence bizarre du soleil sur cet horizon surélevé, (...)

La forme d'une ville m'a tellement enchantée que je me suis promis de lire un autre Gracq sans trop tarder. Je pense que ce sera donc Au château d'Argol !
En effet Animal, l'écriture de Gracq n'est pas facile à appréhender, mais si on s'y laisse prendre elle agit comme un sortilège.

Nezumi a écrit:

La forme d'une ville m'a tellement enchantée que je me suis promis de lire un autre Gracq sans trop tarder. Je pense que ce sera donc Au château d'Argol !
[...]l'écriture de Gracq n'est pas facile à appréhender, mais si on s'y laisse prendre elle agit comme un sortilège.

C'est très juste Nezumi!...

Le virage des thyrses

Par cette contrepéterie qui a déjà probablement été faite je rends hommage à la langue française tellement magnifiée par ce livre étonnant sur lequel je reviendrai,le livre le plus connu de Gracq dont je ne suis pas sûr d'une part qu'il ait été si lu que ça,d'autre part que je serai capable d'en parler.J'essaierai cependant prochainement.

ce qu'il y a de bien dans ce pré-commentaire c'est que ça traduit le fait que c'est une lecture qui fait marquer à la fois un temps d'arrêt, ce qui siginifie un monde devant nous, et une envie d'en parler avec la réserve d'un doute, monde en collision avec le nôtre propre.

on peut se garder une marge dans l'acceptation (c'était mon cas), mais c'est incontestablement de la Lecture qui marque

(tout ça pour dire qu'on est impatients l'air de rien :)

Tu as bien saisi Animal.A l'évidence un grand livre,important,avec des mots très forts,un livre exigeant,un ,livre qui questionne le lecteur,lecteur resté parfois un tout petit peu sur le seuil.Mais j'y reviendrai.Ce livre si j'ai choisi de le lire assez tard dans ma vie c'est aussi que son statut tenait pour moi du mystère.Non résolu et c'est bien comme ça.Mais j'y reviens.

J'ai lu beaucoup d'extraits de ses livres, à part Le rivage des Syrtes que j'ai étudié en long en large et en travers et qui m'a valu deux fois une superbe note, ce serait bien que je découvre un peu les autres en entier, c'est une idée extra ça

Je serais revenue quelque peu déçue de mon récent voyage de château en château autour de cette Loire sablonneuse ( quelle belle région, tu habites, Animal!) si je n´avais pu glisser un livre de Julien Gracq dans ma valise, pour le retour.
Ce fut "Le rivage des Syrtes", acheté dans une librairie d´Angers, en plein quartier touristique.
Un de ces livres que j´apprecie particulièrement, car on peut le lire comme j´aime : lentement, dans tous les sens, au hasard de la page, le relire à caprice une fois terminé, tant la prose est belle à chaque instant.
L´écriture est somptueuse, pure poésie, les phrases s´articulent comme de véritables guirlandes festives et ondulées.
La nature y est si imposante qu´elle remet l´homme à sa place, égarant les personnages qui se noient comme aveuglés par l´immensité et la puissance de l´espace qui les entourent.
Je coïncide avec tout ce que vous avez dit de l´auteur, au cours des 9 pages de ce fil- Vous m´avez devancée, car les extraits que vous avez publiés seraient aussi ceux que j´aurais choisis pour présenter l´auteur.
Peut-être y aurait-il toutefois encore un aspect de l´auteur qui n´ait pas encore été mentionné de Julien Gracq sur son fil?

Je dirais qu´il aborde avec la même aisance et clarté non seulement toute description de paysage, qu´il s agisse d´une lagune aux marécages inquietants, du fantôme d´un palais délabré dans le brouillard, des coupoles dorées d´une église bâtie bien trop à l´Orient pour ne pas exhiber les concessions faites au cadre local, mais aussi par exemple la description d´un texte administratif, son langage creux et anquilosé et les reactions de malaise et d´impatience qu´il suscitera chez son lecteur décontenancé.
Car j´imagine que vous vous êtes tous retrouvés, un jour ou l´autre confrontés à un de ces textes administratifs, les écritures d´un terrain rédigé que vous remet le notaire, d´une propriété, un compte-rendu, un rapport judiciaire ou autre, et que vous avez souffert cette contrariété ou cet enervement, quand arrivés au bout du texte, vous avec dû admettre qu´il va falloir encore relire, car vous n´avez pas compris grand-chose aux paraphrases et autres formules employées dans ce texte grandiloquent.

Voici ce que cela donne, quand Julien Gracq analyse avec toute la méticulosité de son style et la clarté d´expression de sa langue:

J´etais peu habitué au style administratif en usage dans les bureaux de la Seigneurie, et, quand j´eus terminé la lecture du premier document, qui était une sorte d´instruction assez longue et particulièrement verbeuse, ma première impression fut d´avoir eu sous les yeux un de ces documents d´archives dépareillés dont le tour énigmatique et constamment allusif vient pour nous de ce qu´ils s´insèrent dans un jeu de références familières, dont on ne possède pas la clef. Pris dans leur isolement, tous les mots de ce texte m´étaient clairement compréhensibles, et pourtant la signification de l´ensemble me demeurait brouillée. A certains tours mal explicables de la phrase, à l´accumulation superflue de précautions de langage là où on les attendait le moins, je pressentais que, pour le rédacteur, la charge exacte de signification impliquée çà et là dans quelque terme d´apparence banale n´avait pu être exactement celle que j´y attachais. (JULIEN GRACQ, Le rivage des Syrtes, Chap. L´Ile de Vezzano).

swallow a écrit:

Car j´imagine que vous vous êtes tous retrouvés, un jour ou l´autre confrontés à un de ces textes administratifs, les écritures d´un terrain rédigé que vous remet le notaire, d´une propriété, un compte-rendu, un rapport judiciaire ou autre, et que vous avez souffert cette contrariété ou cet enervement, quand arrivés au bout du texte, vous avec dû admettre qu´il va falloir encore relire, car vous n´avez pas compris grand-chose aux paraphrases et autres formules employées dans ce texte grandiloquent.

Voici ce que cela donne, quand Julien Gracq analyse avec toute la méticulosité de son style et la clarté d´expression de sa langue:

J´etais peu habitué au style administratif en usage dans les bureaux de la Seigneurie, et, quand j´eus terminé la lecture du premier document, qui était une sorte d´instruction assez longue et particulièrement verbeuse, ma première impression fut d´avoir eu sous les yeux un de ces documents d´archives dépareillés dont le tour énigmatique et constamment allusif vient pour nous de ce qu´ils s´insèrent dans un jeu de références familières, dont on ne possède pas la clef. Pris dans leur isolement, tous les mots de ce texte m´étaient clairement compréhensibles, et pourtant la signification de l´ensemble me demeurait brouillée. A certains tours mal explicables de la phrase, à l´accumulation superflue de précautions de langage là où on les attendait le moins, je pressentais que, pour le rédacteur, la charge exacte de signification impliquée çà et là dans quelque terme d´apparence banale n´avait pu être exactement celle que j´y attachais. (JULIEN GRACQ, Le rivage des Syrtes, Chap. L´Ile de Vezzano).

Beau commentaire Swallow...Le rivage des Syrtes, un chef-d'oeuvre...

Spoiler:

Le rivage des Syrtes est de toute évidence un très grand livre.Dont j'ai du mal à parler comme je l'indiquais juste après l'avoir fini.La langue de Gracq est admirable et ce livre ouvre des espaces presque infinis où la qualité du style et la richesse du vocabulaire tutoient les sommets.Une oeuvre qui m'inspire le respect.Trop.Ce qui fait que je n'aurai jamais avec le héros l'amitié qui me lie depuis 30 ans au Lieutenant Drogo.

Merci pour ton beau commentaire Swallow.
Quant à moi, après beaucoup d'hésitations, je vais quand même me lancer et lire Au château d'Argol bientôt, le commentaire d'Animal m'en a vriament donné envie.