Takami Jun

Arabella a écrit:

Le moins qu'on puisse dire c'est que c'est foisonnant, parce qu'il y a aussi des histoires d'amour. Effectivement, on ne comprend pas toujours tout, mais il y a une sorte de mouvement dans le livre, de dynamique, qui fait que ce n'est pas réellement gênant. Et le côté que tu souligne, le personnage qui ne comprend pas et qui fait une réponse ambiguë que son interlocuteur fait semblant de comprendre, me suis demandé si ce n'était pas culturel, si finalement il n'était pas possible de dire que l'on ne comprenait pas, comme si cela ne se faisait pas, tout simplement.

Disons que dans la situation du livre, ce qui est en jeu, ce ne sont pas tant les convenances culturelles que la vie humaine... (même si tu me diras que c'est parfois la même chose, au Japon, en tout cas à une époque).
Foisonnant, oui ! Il y a un certain vertige à l'incompréhension, aussi.
Les différents clans attachant beaucoup d'importance à notre héros, on ne sait pas trop pourquoi, lui non plus, d'ailleurs. Sans doute parce qu'il est imprévisible... mais s'il l'est, par rapport à d'autres, c'est aussi parce qu'il ne comprend pas dans quel situation il est...

Ce qui est étonnant, aussi, c'est le changement. Les gens ne sont plus ce qu'ils étaient, et ce en quelques années à peine. Ils changent physiquement, mais moralement aussi, jusqu'à devenir autre. Une sorte de métaphore des temps qui changent, sans doute.

J'ai la sensation que ces changements des personnes traduisent aussi l'emballement de la société, qui se précipitent vers l'escalade et la catastrophe, et que les gens suivent cette folie collective. C'est un tableau vertigineux d'un monde qui se précipite dans un rythme effréné vers sa propre fin, et certaines tendances enfouies comme la violence ressortent à plein dans cette situation.

Haut le coeur

Kashiba, le héros du roman, est un terroriste. Cela implique qu'il se considère comme un mort vivant, comme un type qui se tient un peu au-delà ou en deça des contingences de la morale, il est comme dépossédé de lui-même pour avoir senti la mort le frôler à plusieurs reprises et renoncer à l'emporter. Cette situation va le faire lentement basculer d'un anarchisme sans concession, actif, brutal à une forme de nihilisme qui le dirige vers le plaisir dans la souffrance, la joie dans l'horreur, l'orgasme dans le meurtre. Une sorte de dérive conduit Kashiba de la rage au désespoir, une décadence sans grandeur que Takami décrit de l'intérieur, avec une perte lente mais inéluctable de la raison. Le livre monte en puissance au fil de la lecture et il ne faut surtout pas s'arrêter avant la dernière ligne pour comprendre à quel point le livre est proche du sublime dans ce qu'il a de plus sordide, de plus désastreusement humain.

J'ai énormément apprécié la manière dont l'auteur nous invite à plonger dans le Japon des années 20-30, des luttes de pouvoir entre l'armée et le politique, entre bolchéviques, anarchistes et autres courants nihilistes, la manière de nous faire découvrir la pègre de ces années floues, la prostitution, la prison, les fuites, les amours impossibles et celles qui deviennent possibles. D'ailleurs toutes les héroïnes de ce roman sont des femmes exceptionnelles, de la putain calculatrice à la femme de tête portant la 'culotte', elles sont toutes des représentantes inquiétantes du pouvoir souterrain des femmes fréquentant les truands, les protégeant, les aimant, les sauvant et les manipulant.

En revanche, je regrette de ne pas pouvoir lire en japonais (!!) car la traduction m'a semblé un peu lourde et le travail de Takami sur la langue parait à travers de nombreuses réflexions et de nombreux passages extrêmement précis et bourré de jeux de mots.

Bref, un texte passionnant à plusieurs niveaux : politique, social et littéraire même si je n'ai pas été complètement ensorcelée par le récit qui perd souvent son lecteur. Je comprends la comparaison avec Lowry mais dans Sous le volcan, le Consul est un personnage qui finit par devenir attachant ou qui inspire la pitié, ou une forme d'empathie, dans Haut le coeur, il est impossible de ne pas éprouver du détachement envers le personnage principal, ses agissements, ses pensées malsaines, impossible d'avoir pour lui un peu d'estime (même si autour de lui il passe pour une sorte de héros glacial), du coup cette distance imposée, voire nécessaire m'a de temps en temps laissée sur le bord de la route tortueuse et désespérée de Kashiba.

Il semble en effet difficile de s'identifier à Kashiba. Un livre qui met mal à l'aise et qui déstabilise mais qui fait vraiment réagir, et se questionner. Et c'est sûr que pas de choses doivent nous échapper en rapport avec la culture et histoire japonaise, mais une lecture difficile à oublier, pour moi en tout cas.