Christian Garcin

L'embarquement

C'est l'histoire d'un homme en fuite. D'un homme qui ne sait pas aimer une femme et s'en contenter. Un homme qui ne sait pas être salarié et s'en contenter. Un homme qui dénigre la société de consommation et prend l'avion pour se perdre dans des villes où des femmes l'attendent (ou pas). Un homme qui ressemble beaucoup à Christian Garcin lui-même, que l'on devine un peu perdu, un peu rebelle et surtout, surtout, fuyant. Fuyant les engagements, ceux de l'amour, de l'amitié, ceux d'un travail quotidien, fuyant de toutes ses forces une quelconque routine, par le voyage ou par l'alcool, par la désaffection, toujours.

Le récit, court, n'échappe pas à une certaine complaisance un peu agaçante ; toutes les femmes aimées de notre narrateur sont belles et ne l'ont jamais oublié, il suffit qu'il arrive, qu'il appelle, pour qu'un doute s'installe dans leur vie… Et si Thomas n'avait pas fui ? Et si Thomas m'avait rejointe à Bologne, Lisbonne, Prague au lieu d'aller à Sofia, à Marseille ou à New York en rejoindre une autre ? Ah comme la vie aurait été différente (comme elle aurait été folle et comme j'aurais été malheureuse…). Car seule Marie semble pouvoir parvenir à comprendre Thomas et peut-être le retenir… quitte à le rejoindre…

Un autre leitmotiv revient comme une ritournelle tout au long des 190 pages de ce livre, celui du marchandising autour de nous, toujours, partout, et même avec la figure pragoise de Kafka, Kafka qui s'affiche partout comme une icône du Rock'n roll, sur des T-shirts, des bocks, des assiettes, des posters… Cette attaque en règle contre la société de consommation, cet abêtissement de l'esprit, cette vulgarisation du Beau, quoique très juste, à force d'être ressassée finit un peu elle aussi par lasser.

Bref, je ne suis pas totalement convaincue par ce roman, si ce n'est qu'il est sans doute cruellement réaliste et qu'il met en scène ce personnage que nous connaissons tous, ce copain de passage qui part toujours sans prévenir et revient comme un cheveu sur la soupe, de ces êtres plein d'escales, de silences et de doutes, incapables qu'ils sont de tisser des liens durables avec d'autres êtres humains. Terrorisés qu'ils sont par l'idée même d'avoir une attache, un bivouac, une destination et qui ne cessent à travers leurs errances d'interroger nos propres points d'attaches, nos routines et nos renoncements…

Citation :

Tu m'emmerdes, Thomas, m'avait-elle dit, très remontée, tu es exactement ce qu'on appelle un raté - c'est-à-dire non seulement quelqu'un qui a des dons et refuse de les exploiter, mais qui en plus s'applique à les détruire en prétextant une lucidité exagérée sur la marche du monde et la réalité. Il y a un mot russe pour cela, avait-elle dit -la grand-mère de Marie était russe-, c'est ostranie : toujours considérer les choses du dehors, à distance, saboter le premier élan, s'imaginer voir la réalité par-delà le voile des habitudes et des conventions. C'est parfois très bien. Mais voir continuellement la réalité avec ce type de regard, c'est aberrant et invivable, c'est le meilleur prétexte pour continuer à se plaindre et ne rien faire.

je viens de lire les 2 pages concernant l'auteur, et tes commentaires ; je vais faire connaissance de l'auteur (beaucoup de livres à ma médiathèque, peut-être parce qu'il est né à Marseille ?)

J'ai ajouté une bibliographie dans le premier message, histoire d'avoir une vue d'ensemble. J'ai emprunté La Jubilation des hasards (quel titre !!) à la médiathèque et acheté Des femmes disparaissent et Selon Vincent... A suivre, donc !

Waouh! c'est le grand engoument, alors!

Oui.
Disons que je trouve dans les livres de Garcin ce que je cherche en lisant : dépaysement, réflexion sur le temps, intertextualité, références à gogo, jeux avec la littérature elle-même et puis il me fait beaucoup penser à Tabucchi, qui me fait penser à Borges, etc.

Fut que je lise Tabucchi!

La jubilation des hasards

Disons tout de go que j'ai trouvé un peu lourd le procédé utilisé par Garcin pour mettre en mouvement son récit. Le narrateur, Eugénio Tramonti (qui semble un peu moins déprimé ici qu'il ne l'est dans Le vol du pigeon voyageur), raconte par deux fois, à son patron (Choizy-Legrand) et à sa compagne (Mariana), le même récit, ce récit étant lui-même le discours d'une petite bonne-femme venue sonner chez notre narrateur pour lui parler de son père (et plus précisément des réincarnations successives de son père).

Ce qui donne p.46 :

"Attendez, Eugenio, était intervenu Choisy-Legrand, à qui le lendemain je racontais tout ça quelques heures avant de le répéter à Mariana, cette femme vient de débarquer chez vous pour vous raconter des calembredaines de fantômes, se propose de vous en raconter d'autres, et tout ce que vous trouvez à lui dire c'est "Je vous écoute" ? Il fallait la virer à coups de pied au cul, bon Dieu ! Vous ne vous êtes pas demandé ce qu'elle voulait, en réalité ?"

Mais voilà que la rationalité de Tramonti est à peu près aussi vivace que celle de son poisson rouge et qu'il accepte d'écouter le discours mediumnique de Shoshana Stevens… Et non seulement ce discours l'impressionne, mais il fait également écho aux derniers rêves de notre narrateur (le rêve du terrier et le rêve de la Sibérie), troublant d'autant son raisonnement et lui remettant en mémoire ses propres tentatives de tables tournantes et autres voyages à travers le bardo…

La centaine de pages nécessaires à mettre en place la narration s'envole rapidement et arrivé dans l'avion qui emmène Tramonti à New York, le lecteur ne peut que se réjouir d'avoir vaillamment écouter les laborieuses mises en abyme de notre narrateur pour retrouver ce qui faisait le goût du Vol du pigeon voyageur, c'est-à-dire la fulgurance du voyage et de ces coïncidences. Les cinquante dernières pages sont alors un pur régal d'aquoibonisme et d'improbables rencontres, de porosité entre rêves et réalité et de tentatives plus ou moins ratées d'explications du hasard...

huhu... contente de lire ton commentaire...
te voilà prête pour t'engager sur La piste mongole et te mettre à la recherche de notre cher Eugénio Tramonti

il y a donc une chronologie pour la lecture de ces livres ?

Bédoulène a écrit:

il y a donc une chronologie pour la lecture de ces livres ?

oui, Vol du pigeon voyageur, La Jubilation des hasards et La Piste mongole sont centrés autour du personnage d'Eugenio Tramonti
j'ai lu ces livres dans l'ordre, je ne saurais pas dire quel effet cela donne si on les lit indépendamment

merci Kena, je préfère !

Je sors de la lecture  "Le vol du pigeon voyageur"

Quels beaux personnages que ceux que rencontre Eugenio, tout le long de ce voyage j'ai eu le sentiment qu'ils n'étaient là que pour lui, étaient-ils  des aides ou des obstacles ? l'impression que Pékin, la Chine était un labyrinthe où Eugénio se trouvait précipité. J'ai même pensé que son patron l'avait expédié dans ce pays pour le tester, qu'il n'avait point de fille et que tous étaient complices. La rencontre de  Mr Zhang au restaurant, après celle dans l'avion ne m'apparaissait pas comme un hasard, mais bien un calcul.

Béatrice (guide sympathique) dit que ce pays est un pays de masques et c'est cette impression que j'ai eu, j'attendais le moment où les masques tomberaient.

Effectivement la confrontation entre l'Orient et l'Occident est très sensible, Béatrice la résume de manière efficace et tranchée alors que Mr Zhang lui amène Eugénio à la compréhension de son pays avec d' étonnants préceptes ; il les accorde aussi à la personnalité du jeune homme.

"Sans franchir la porte on connaît l'univers. Sans regarder par la fenêtre on connait la voie du ciel. Plus on va loin, moins on connait. Le Saint connait sans voyager, comprend sans regarder, accomplit sans agir."


Je sors de ce livre l'esprit léger,  un bienfait des préceptes ?  

c'était une lecture agréable et qui me rappelle que la vérité n'est pas ce que l'on voit ou ce que l'on sait, elle est à la fois multiple et individuelle.

une fois de plus: contente

ah oui moi aussi je suis heureuse de lire que tu sors de ce livre apaisée, zen !

J'ai trouvé le second tome des aventures d'Eugenio un peu moins 'onirique' que le premier mais j'imagine que tu as envie de poursuivre, Bédou ?