LuluL'opéra d'Alban Berg est une version un peu raccourcie (et édulcorée en partie) de 2 pièces de
Frank Wedekind,
L'esprit de la Terre et
La boîte de Pandore, qui sont en continuité mais souvent présentées séparément du fait de leur longueur. L'ensemble étant rassemblé sous le nom de
Lulu, une tragédie monstre.
Lulu est une pièce expressionniste d'une grande densité du fait de la présence d'une multitude de personnages et d'actions successives foisonnantes. Elle s'inspire de 2 mythes essentiels:
Le mythe biblique de
Lilith, la première femme d'Adam qui s'est refusée à lui. Nabokov en a tiré sa propre Lolita.
Le mythe grec de
Pandore, première femme créée par Zeus pour se venger de Prométhée qui avait dérobé le feu aux dieux. La boite de pandore (son sexe métaphoriquement) répandant tous les maux de l'humanité.
On peut aussi retrouver quelques analogies avec la
Nana de Zola mais la destinée de Lulu est encore plus terrifiante.
Wedekind raconte en fait l'histoire d'une enfant probablement abusée par son père dès l'âge de 12 ans et qui devient par la suite un objet de désir pour tous les hommes (et quelques femmes) qui l'approchent. Chacun lui donnant un nom différent. Elle les séduit, se livre à eux, puis leur échappe en entraînant leur perte (infarctus pour l'un, suicide pour l'autre...) avant de finir sur le trottoir à Londres et de rencontrer un certain... Jack l'éventreur!!
Berg a retiré toute la partie explicative qui permet de comprendre le passé de Lulu. Il a resserré l'action sur les principaux personnages en 3 actes dont le dernier était inachevé mais a été complété par Friedrich Cerha. Il faut savoir que Berg avait lui-même une fille qu'il a en partie abandonnée.
- Citation :
- Christian Longchamp: Vous avez découvert dans la vie du compositeur une information qui est longtemps passée inaperçue : l’existence d’une fille qu’il a eue à dix-sept ans avec une femme de deux fois son âge, employée dans la famille Berg. Qu’est-ce qui vous paraît si important dans cet élément biographique ?
Warlikowski: Nous savons que Berg ne s’est jamais occupé d’elle et qu’il ne l’a vue qu’à quelques reprises au cours de sa vie, manifestement toujours à la demande de sa fille dont le prénom, Albine, est une forme de féminisation de son propre prénom. Quand on pense à Wozzeck et à Lulu, c’est frappant de se dire qu’il a eu une fille naturelle, hors mariage. Berg n’a pas pu éviter de se projeter dans quelques-uns de ses personnages de fiction. Il a peut-être même recherché cette proximité avec une histoire personnelle forcément douloureuse, marquée par la mauvaise conscience ou un sentiment de culpabilité. C’est tout cela qui lui a permis, comme je l’ai dit, d’humaniser, par contraste avec Wedekind, la figure de Lulu. Avec lui, elle existe, elle est bien réelle. Lorsqu’il a composé son deuxième opéra, il avait certainement en tête une femme qui est à la fois un ange déchu, sans père, laissé à l’abandon, et une femme qui a le pouvoir de se transformer en démon, en menace pour tous les hommes. Il y a une anecdote intéressante qui a été rapportée par une personne vivant avec le couple Berg à Vienne. Un jour, alors que sa femme avait quitté la ville, Alban Berg est abordé par une belle jeune femme devant son domicile qui lui demande un autographe et l’autorisation de le prendre en photo. Berg lui propose de la suivre et l’invite chez lui. Une situation ambiguë, quelque chose de potentiellement érotique apparaît. Une fois dans la maison, la jeune femme lui révèle qu’elle est Albine, sa fille. Voilà donc un homme séduit, sans le savoir, par sa propre fille…
Cette pièce de théâtre est un chef d'oeuvre expressionniste qui ne pouvait que séduire Berg après le Woyzeck de Büchner. Elle est d'un érotisme souvent très dérangeant et longtemps censuré. Toutes les formes de sexualité et de transgressions sont plus ou moins explorées. Berg l'a adoucie mais son opéra reste d'une grande violence morale et dramatique. La musique dodécaphonique renforce la folie des situations et les tensions entre les personnages. Mais elle libère régulièrement des éclats de pure beauté qui irriguent toute l'oeuvre d'une profonde mélancolie et d'une souffrance indicible. Lulu laissant parfois échapper des cris d'effroi devant l'absence de sens que prend sa vie de débauche et d'auto-destruction.
Warlikowski a une fois de plus réalisé un spectacle d'une grande modernité qui laisse transparaître sous le clinquant, les scintillements et le grotesque des personnages, une poésie qui nous transperce et nous hante longtemps après le spectacle.
Il a notamment eu l'idée géniale de montrer constamment, en parallèle de l'action principale, la présence énigmatique et émouvante du double enfantin de Lulu. Petite fille en tutu qui est parfois d'une féminité troublante. Elle est rejointe par d'autres jeunes danseurs et danseuses qui semblent venir exécuter d'étranges rituels pour satisfaire un public adulte dont le regard serait souvent très ambigu. Pureté et perversité coexistant comme des composantes antagonistes de la nature humaine.
Il a également mis en scène une danseuse habillée de blanc ou de noir évoquant le film de Darren Aronofsky "
Black Swann". Sous-texte symbolique et onirique exprimant, en même temps que d'autres apparitions fantomatiques, androgynes menaçantes ou protectrices, une sorte d'inconscient cauchemardesque.
Cette superposition d'une narration éclatée montrant une humanité grotesque et de ces autres dimensions biographiques ou inconscientes apporte beaucoup de densité et de force à ce spectacle très complet et très inspiré.
Toute la production était impeccable et Barbara Hannigan nous a offert une prestation d'anthologie. Elle est d'une sensualité et d'une cruauté affolantes qui laissent échapper des moments de fragilité enfantine et de détresse profonde.
Les 2 grands moments du spectacle étant la fin du 2e acte (avec la scène de séduction entre Lulu et Alwa sur le canapé où elle a tué auparavant le propre père de ce dernier) puis le final cauchemardesque où Jack l'éventreur vient la tuer en même temps que son admiratrice la comtesse Geschwitz.
L'écriture musicale de Cerha pour le 3e acte est très subtile et fidèle à Berg mais certains climats sont très différents et donnent une coloration plus post-romantique et féérique qui séduit probablement davantage immédiatement mais qui a peut-être moins de force. Reste que voir Lulu en 3 actes apparaît désormais indispensable.
A lire, à voir, à écouter. Lulu est une des grandes oeuvres du XXe siècle qui nous tend un miroir effrayant mais lucide dans son mélange de cruauté et de perversité mais aussi de pureté et de beauté. On sort de ce spectacle le coeur serré et des visions plein la tête.