Parfum de livres… parfum d’ailleurs
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Parfum de livres… parfum d’ailleurs

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 Robert Pirsig

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GrandGousierGuerin
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MessageSujet: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyDim 3 Mar 2013 - 14:52

Robert Pirsig 180px-Pirsig2005
Robert Maynard Pirsig (né le 6 septembre 1928 à Minneapolis (Minnesota)) est un philosophe et écrivain américain, célèbre pour son premier livre Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, publié en 1974.

Le livre présente l'interprétation et la définition de la Qualité et du bien de Pirsig. Le livre, qui est toujours un best-seller, décrit sous forme quasi-autobiographique le voyage d'un motocycliste avec son fils et quelques amis à travers l'Amérique du Nord.

En 1974, Pirsig reçut une bourse Guggenheim pour lui permettre d'écrire une suite, Lila: An Inquiry into Morals (1991, traduit en français, par Michel Proulx et Nadine Gassié et publié en 2010 aux Editions 13° Note), dans lequel il élabore et précise une métaphysique basée sur les valeurs pour remplacer la vision dualiste sujet-objet de la réalité, ce qu'il appelle « métaphysique de la qualité ». Ce livre fait entrer en scène le philosophe William James Sidis, et notamment son traité The Animate and the Inanimate

Source Wikipedia
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MessageSujet: Re: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyDim 3 Mar 2013 - 14:54

Le Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes est un roman de Robert Pirsig, publié en 19741 aux États-Unis sous le titre : Zen and the Art of Motorcycle Maintenance: An Inquiry into Values.

Le livre, un best-seller, décrit sous forme autobiographique le voyage d'un motocycliste avec son fils et quelques amis à travers l'Amérique du Nord. Sur le plan philosophique, il présente l'interprétation et la définition des notions de « Qualité » et de « Bien » de Pirsig. Il est en grande partie basé sur une thèse de doctorat sur les présocratiques.

Il couvre quatre sujets simultanés, qui sont :

Le voyage à moto à travers l'Ouest américain, l'ennui des paysages plats avant l'apparition des montagnes, et les péripéties qui y sont liées ;
Un récit de réminiscences où l'auteur nous raconte l'épopée d'un autre personnage, professeur d'anglais dans un lycée de l'Ouest américain, qui se trouve par ailleurs être la destination des motocyclistes, ainsi que sa lente descente dans l'enfer de l'aliénation mentale ;
Un exposé historique de l'histoire de la philosophie jusqu'aux présocratiques, accompagné d'une certaine dénonciation de certains aspects généralement ignorés de la pensée socratique et platonicienne, plus l'aristotélicienne ;
Le tout entrelacé de considérations qui sont celles du Zen, art de vivre dans l'instant présent, et de son rapport avec l'entretien d'une mécanique et les qualités qui sont nécessaires à cet égard.

Ces quatre sujets s'entremêlent constamment, au gré des associations d'idées, réminiscences et réflexions qui naissent au cours des longs trajets. On notera qu'une étape du voyage est le Montana, qu'on retrouve partout dans l'imaginaire et la littérature américaine.

À travers le titre se dévoilent les interrogations principales de cet ouvrage. Où passent les limites entre l'art et la vie quotidienne? Y a-t-il de l'art dans les simples actions de la vie? Et dans les métiers dits « techniques »? Où se situe le plaisir par rapport à ces actes? Par rapport au quotidien? Le lien entre action, qualité et plaisir peut-il s'incarner dans le Zen?...

Source : Wikipedia
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MessageSujet: Re: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyDim 3 Mar 2013 - 15:06

Sans les clefs exposées ci-dessus, ma lecture initiale a été plus qu'ardue ! Mais lorsqu'on découvre au détour d'un mot, d'une phrase, d'une page ce que révèle en fait le texte dans toute sa complexité, on se dit que la fatigue de l’ascension est récompensée par la vue au sommet ....
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MessageSujet: Re: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyDim 3 Mar 2013 - 16:24

GrandGousierGuerin a écrit:
Sans les clefs exposées ci-dessus, ma lecture initiale a été plus qu'ardue ! Mais lorsqu'on découvre au détour d'un mot, d'une phrase, d'une page ce que révèle en fait le texte dans toute sa complexité, on se dit que la fatigue de l’ascension est récompensée par la vue au sommet ....
merci pour ce fil...
tout comme la chanson de Eisbär de ta citation, ce livre me ramène aussi 30 ans en arrière.. livre culte pendant des années.. je me demande quel effet cette lecture aurait aujourd'hui.. et la suite Lila ne m'a pas fait du tout cet effet d'enthousiasme...
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GrandGousierGuerin
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MessageSujet: Re: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyVen 15 Mar 2013 - 9:39

Citation :
CHAPITRE QUINZE



....Pendant deux jours, avec John et Sylvia, nous flânons, nous bavardons, nous nous baladons à moto. Nous visitons notamment une ville fantôme, construite autour d'une mine abandonnée. Puis vient l'instant où nos compagnons de route doivent s'en retourner. Pour la dernière fois, en revenant du canyon, nous descendons ensemble sur Bozeman, tous les quatre...
....Sylvia, devant nous, s'est déjà retournée trois fois. Elle se fait trop de soucis pour nous. Depuis notre arrivée, elle est restée très silencieuse. Hier, elle m'a lancé un regard, chargé d'inquiétude, presque de crainte.
....Nous nous arrêtons dans un bar pour la dernière tournée de bière, et pour discuter avec John de son itinéraire de retour. Puis nous échangeons des banalités sur les bons moments que nous avons passés ensemble. Nous nous promettons de nous retrouver bientôt - et, tout à coup, cela nous attriste de parler ainsi, comme si nous n'étions que de vagues connaissances.
....Dans la rue, au moment du départ, Sylvia se tourne une dernière fois vers nous, et nous dit, après un petit moment de silence :
....- Je suis sûre que tout ira bien pour vous. Il n'y a pas de raison de s'inquiéter.
....- Mais oui, bien sûr.
....De nouveau, ce regard effrayé.
....John a déjà mis sa machine en marche. Il attend.
...." Tu as raison, Sylvia. Tout ira bien.
....Elle se retourne, s'installe sur la moto.
...." A bientôt! dis-je encore.
....Elle nous jette un dernier regard, mais qui, cette fois, n'exprime vraiment rien. John démarre. Un dernier signe de Sylvia, du bout de la main, comme au cinéma, auquel Chris et moi répondons longuement La moto se perd au milieu des voitures, venues de tous les États, et je reste un long moment à la suivre des yeux.
....Chris et moi, nous échangeons un regard mélancolique. Mais nous ne commentons pas.
....Nous allons nous asseoir dans le parc de la ville, sur un banc qui porte l'inscription : Réservé aux vieux citoyens de Bozeman. Puis nous allons déjeuner. Ensuite, dans une station-service, je fais changer mon pneu arrière et remplacer le cliquet de la chaîne. La pièce qu'on me propose s'adapte mal et il faut la retravailler un peu. En attendant, nous repartons faire un tour, à l'écart de la grand-rue. Nous découvrons une petite église et nous nous installons sur la pelouse qui l'entoure. Chris s'allonge sur le gazon et se protège les yeux avec sa veste.
.... " Fatigué?
.... - Non.
.... Des ondes de chaleur vibrent dans l'air jusqu'au pied des montagnes, là-bas, vers le nord. Un gros insecte aux ailes transparentes, fuyant la chaleur, vient se poser sur un brin d'herbe. Je le regarde replier ses ailes, je me sens de plus en plus paresseux. Je m'allonge à mon tour, pour essayer de dormir. Mais un soudain besoin d'agitation s'empare de moi, et je me redresse.
.... - Si on marchait encore un peu?
.... - Où ça? - Allons vers le collège.
.... - D'accord.
.... Nous marchons à l'ombre des arbres. Les trottoirs sont lisses, les maisons sont claires. Les rues de Bozeman font renaître en moi mille souvenirs inattendus. Tant de fois, il a parcouru ces rues. Il préparait ses cours en marchant, à la façon des philosophes antiques, et les rues de Bozeman lui servaient d'académie.
.... On l'avait fait venir ici pour enseigner la rhétorique. En fait, il donnait des cours de rédaction technique et quelques heures d'anglais.
.... - Tu te souviens de cette rue, Chris?
.... Chris regarde tout autour de lui.
.... - Oui, on allait là, pour te chercher en voiture. Tu vois, cette maison, là-bas, avec son drôle de toit, je m'en souvenais. Celui qui te voyait le premier, il avait gagné. Puis on s'arrêtait, et tu montais derrière, et tu ne voulais même pas nous parler.
.... - Parce que je réfléchissais.
.... - C'est ce que maman expliquait.
.... C'est vrai, qu'il réfléchissait. La charge écrasante de l'enseignement lui était déjà assez pénible, mais le pire, pour lui, c'est qu'il était chargé d'enseigner la matière la moins précise, la moins analytique, de toutes celles qu'on cultive dans le Temple de la Raison. Pour son esprit méthodique, habitué au travail de laboratoire, la rhétorique est vraiment décourageante. C'est une immense mer des Sargasses de logique stagnante.
.... Qu'est-on censé faire, en première année de rhétorique? Étudier un texte quelconque en prose, essai ou nouvelle, et démonter les procédés utilisés par l'auteur pour produire tel ou tel effet. Après quoi, on demande aux étudiants de rédiger, sur ce modèle, un essai ou une nouvelle analogue, pour voir s'ils parviennent à utiliser les mêmes procédés.
.... Il avait fait de son mieux, mais cela ne rendait pas. Ses étudiants ne lui donnaient que de pâles et lointaines copies de l'original. Le plus souvent, dans un style de moins en moins adroit. On aurait dit que toutes les règles qu'il essayait honnêtement de découvrir avec eux comportaient tant d'exceptions, de contradictions, de limitations et d'obscurités qu'il eût été préférable de ne jamais découvrir la règle.
.... Il y avait toujours un étudiant pour demander comment appliquer la règle, dans telle circonstance particulière. Phèdre avait alors le choix : ou il essayait d'inventer une explication truquée; ou il avait le courage de ne pas cacher ce qu'il pensait : que la règle était toujours plaquée, après coup, sur le texte; que jamais elle ne préexistait à l'élaboration de l'oeuvre. Il était de plus en plus convaincu que les écrivains travaillaient sans suivre aucune règle; qu'ils avançaient de phrase en phrase, guidés par leur instinct; que parfois ils revenaient en arrière pour juger de l'effet produit, pour opérer ici ou là, éventuellement, des modifications. Certaines oeuvres semblaient plus systématiquement préméditées, mais ce n'était qu'une apparence. Selon l'expression de Gertrude Stein, il y avait du sirop, mais ça ne coulait pas bien! Alors, comment faire pour enseigner une technique qui n'existe pas? C'était un cul-de-sac. Il se contentait donc de prendre le texte, et de le commenter comme cela venait. Il espérait que les étudiants en tireraient quelque chose. Mais cela ne le satisfaisait pas.

.... Le voilà devant nous. Je me crispe, mon estomac se contracte, et nous continuons à avancer.
.... - Tu te rappelles ce bâtiment?
.... - C'est là que tu étais prof... Qu'est-ce qu'on va y faire?
.... - Je ne sais pas. J'avais envie de le revoir.
.... Il n'y a pas grand monde autour du collège. C'est l'époque creuse des cours d'été. Au-dessus de la façade de brique sombre, de gros pignons de forme biscornue. Une belle construction, la seule qui paraisse avoir sa place ici. Un vieil escalier de pierre conduit au portail. Ses marches ont été creusées par des millions de pas.
.... - Pourquoi on rentre?
.... - Chut! Ne dis rien.
.... Je pousse la grande et lourde porte d'entrée, je gravis un autre escalier, de bois celui-ci, mais tout aussi usé, ciré et frotté pendant des dizaines d'années, et imprégné d'une odeur de cire. Les marches craquent sous nos pas.
.... Je m'arrête à mi-chemin et je tends l'oreille. Pas un bruit.
.... Qu'est-ce qu'on fait ici? chuchote Chris.
.... Je ne réponds pas. J'entends une voiture qui passe dans la rue.
.... " Je ne veux pas rester. J'ai peur.
.... - Eh bien, sors, si tu veux.
.... - Viens avec moi.
.... - Tout à l'heure.
.... - Non. Tout de suite.
.... Il me regarde et voit que je suis décidé à rester.
.... Il a l'air si terrifié que je suis sur le point de me laisser fléchir. Mais, brusquement, il change de visage, tourne sur ses talons et dévale l'escalier. Il sort avant que j 'aie le temps de le suivre.
La lourde porte se referme derrière lui. Je reste seul. Je guette les bruits... Les bruits de quoi? de qui?... de lui?... Je reste longtemps à écouter.
.... Les planches du couloir craquent sous mes pas de manière sinistre - et une pensée également sinistre me vient : c'est le bruit même de ses pas. Ici, lui est réel - et moi, je ne suis que son fantôme. Sur la poignée de la porte d'une salle de cours, je vois sa main se poser un instant, puis tourner lentement et ouvrir.
.... La salle attend, semblable à son image, comme si elle l'attendait, lui. Et c'est bien lui qu'elle attend. Il est là. Il voit par mes yeux. Tout lui saute au visage, et les souvenirs crépitent.
De chaque côté de la salle, les longs tableaux noirs sont tout écaillés, comme ils l'étaient autrefois. Il n'y avait jamais assez de craie, juste quelques morceaux cassés, dans la petite auge. Derrière les fenêtres, les mêmes montagnes, immuables, telles qu'il les contemplait, pendant que ses étudiants rédigeaient leur copie. Il s'asseyait souvent près du radiateur, un morceau de craie à la main, et regardait les montagnes, interrompu de temps à autre par un élève.
.... - Pardon, Monsieur, est-ce qu'il faut...?
.... Il se retournait et répondait. Il se sentait alors parfaitement conforme à lui-même. Ici, il était à sa place - tel qu'il était, et non tel qu'il aurait dû - ou pu - être. Dans un lieu d'écoute privilégié. Il se donnait entièrement. Cette unique salle, c'étaient des milliers de salles, qui changeaient au rythme des orages et des chutes de neige, et de l'ombre des nuages sur les montagnes; qui changeaient d'heure en heure, au rythme des étudiants. Les cours ne se ressemblaient jamais, et chaque heure nouvelle apportait son mystère...
.... J'ai perdu le sens du temps. J'entends soudain un bruit de pas dans le couloir, qui se rapproche et s'arrête devant la salle. La poignée de la porte tourne, la porte s'ouvre, une femme passe la tête. Elle a un visage agressif, comme si elle voulait surprendre quelqu'un ici. Elle doit approcher de la trentaine et n'est pas bien jolie.
.... - Il me semblait bien que j'avais vu quelqu'un, dit-elle.
.... Elle a l'air étonnée.
.... Elle s'approche de moi. Elle me dévisage. Son agressivité se change en stupéfaction.
.... " Mon Dieu! C'est vous?
.... Je ne la reconnais absolument pas. Rien. Le vide. Elle prononce mon nom. Oui. C'est bien moi.
.... " Vous êtes revenu?
.... - Pour quelques minutes.
.... Elle continue à me dévisager, au point que cela devient gênant. Elle finit par s'en rendre compte, et me demande :
.... - Je peux m'asseoir un moment?
.... Sa timidité me donne à penser qu'elle a dû être de ses étudiants.
.... Elle s'assied au premier rang. Sa main, qui ne porte pas d'alliance, est agitée de tremblements. Je suis vraiment un fantôme. C'est elle, maintenant, qui est gênée.
.... " Vous êtes ici pour quelque temps?... Enfin, je vous demande ça...
.... - Je suis venu pour quelques jours chez Bob De Weese. Et après, je compte aller vers la côte Ouest. J'avais un moment à perdre en ville, et j'ai eu l'idée d'aller voir si le collège avait changé.
.... - Oh, dit-elle, vous avez bien fait... ‚a a changé... Nous avons tous beaucoup changé depuis que vous êtes parti...
.... Elle s'interrompt un instant. " On nous a dit que vous étiez à l'hôpital...
.... - Oui.
.... Un nouveau silence embarrassant. Si elle ne dit plus rien, c'est parce qu'elle sait pourquoi j'étais à l'hôpital. Elle hésite, cherche quelque chose à dire, la situation devient difficile à supporter.
.... - Vous enseignez où? finit-elle par demander.
.... - Je n'enseigne plus. C'est terminé.
.... - Comment? fait-elle, avec incrédulité. Elle me regarde avec une totale incompréhension, comme pour s'assurer qu'elle parle bien à celui qu'elle pense.
.... " Ce n'est pas possible.
.... - Mais si, je vous le dis. Elle hoche la tête sans y croire.
.... - Pas vous!
.... - Si.
.... - Mais pourquoi?
.... - Tout cela est fini pour moi. Je m'occupe d'autre chose.
.... Je me demande toujours qui elle peut bien être - et elle a l'air toujours aussi ahurie.
.... - Mais c'est...
.... Elle n'arrive pas à finir sa phrase. Elle essaie autrement.
.... " Vous êtes complètement...
.... Elle ne s'en sort pas mieux.
.... Elle allait dire : complètement fou. J'en suis sûr. Mais, par deux fois, elle s'est rattrapée. Elle se mord les lèvres et prend un air pincé. J'essaierais bien de l'aider, mais je ne vois pas quoi lui dire.
Je cherche à lui faire comprendre que je ne la reconnais pas, mais elle se lève brusquement.
.... " Il faut que je m'en aille.
.... Elle a dû se rendre compte que je ne savais pas qui elle était. Elle s'avance jusqu'à la porte, me lance un rapide " Au revoir " sur un ton de politesse contrainte; la porte se referme et ses pas s'éloignent dans le couloir, avec un bruit de fuite.
.... La porte extérieure du bâtiment claque à son tour, et la salle de classe retrouve son calme, troublé seulement par cette sorte de vibration psychique qu'elle a laissée derrière elle. L'atmosphère en est complètement modifiée. Le sillage de cette présence intempestive a détruit ce que j'étais venu chercher ici.
.... Bon, me dis-je en me relevant, je suis content d'être revenu ici, mais je n'y remettrai jamais les pieds. Je préfère m'occuper des motos - et il y en a une qui m'attend.
.... En me dirigeant vers la sortie, je ne puis cependant m'empêcher d'ouvrir une autre porte. Et là, sur le mur, ce que je vois me fait frissonner.
.... C'est un tableau. Je n'en avais aucun souvenir, mais je sais maintenant que c'est lui qui l'avait acheté, et qui l'avait accroché là. Je sais que ce n'est pas vraiment une peinture, mais une reproduction qu'il avait commandée à New York. De Weese avait critiqué cet achat : pour lui, une reproduction n'est pas une oeuvre d'art. A l'époque, Phèdre ne comprenait pas cette attitude. Ce tableau, l'Église des minorités par Feininger, lui plaisait pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'art. Il représente une sorte de cathédrale gothique, composée de lignes géométriques, de plans, de couleurs, de contrastes, qui évoquaient pour lui l'image qu'il se faisait du Temple de la Raison. C'est pour cela qu'il l'avait choisi. Tout me revient en mémoire. C'était son bureau. Merveille! Voilà la pièce que j'étais venu chercher.
.... Dans cette pièce, une avalanche de souvenirs me tombe dessus, libérés par le choc que m'a causé le tableau de Feininger. Il est éclairé par une petite lucarne, ouverte dans le mur d'en face, qui, je me le rappelle, lui permettait de regarder la vallée et le massif de Madison, d'observer la naissance des orages.
.... Et en regardant cette même vallée, par cette même ouverture... ah! soudain... tout est clair, c'est là que tout a commencé... La folie. Ici même! A cet endroit! Cette autre porte ouvre sur le bureau de Sarah. Sarah! Tout revient! Elle trottinait avec son arrosoir, traversant mon bureau, pour se rendre dans le sien. Elle lui lançait au passage, sur le ton chantant et un peu affecté d'une vieille dame retraitée qui va arroser ses plantes : - J'espère que vous parlez à vos étudiants de la Qualité. C'est à ce moment précis que tout s'est déclenché. Le germe de cristal. Un souvenir puissant me revient. Le laboratoire. La chimie organique. Il travaillait sur une solution hautement saturée, quand un phénomène analogue se produisit.
.... Dans une solution hautement saturée, le point de saturation, c'est le point à partir duquel toute dissolution devient impossible. Cela arrive quelquefois : plus on augmente la température de la solution, plus le point de saturation s'élève. Quand on dissout un produit à haute température, et qu'on laisse refroidir la solution, il arrive que le corps en question ne se cristallise pas, parce que les molécules s'y refusent. Il leur faut un agent extérieur qui déclenchera le processus. Un germe de cristal, ou un grain de poussière, ou même simplement un léger coup frappé sur l'éprouvette...
.... Phèdre se préparait à aller mettre Sa solution à refroidir sous le robinet, dans l'évier, quand il vit une étoile cristalline apparaître et se développer soudain, lumineuse, jusqu'à remplir l'éprouvette. Où il n'y avait qu'un liquide transparent, il découvrit une masse compacte, Si compacte qu'il pouvait retourner le récipient sans qu'il en tombe rien.
.... Cette simple phrase : " J'espère que vous parlez à vos étudiants de la qualité", avait joué le même r™le dans son esprit. Autour d'elle, en l'espace de quelques mois, s'était formée une structure mentale, comme par magie; géante, compacte, complexe, et qui grandissait si vite qu'on pouvait presque la voir.
Je ne sais pas ce qu'il avait répondu à cette phrase. Peut-être n'y avait-il même pas répondu. Plusieurs fois par jour, Sarah au cours de ses petites pérégrinations passait derrière son fauteuil. Elle s'arrêtait parfois pour s'excuser de le déranger, ou pour lui raconter les derniers potins. Il en avait pris l'habitude, cela faisait partie de sa vie, cela meublait les heures qu'il passait dans ce bureau. Je sais que, une autre fois, elle lui avait demandé :
.... " Est-ce que vous allez leur parler vraiment de la Qualité, au cours de ce trimestre?
Il avait levé le nez au-dessus de ses papiers, et lui avait répondu : " Assurément. " Elle était repartie en trottinant. Il préparait, à ce moment-là, une nouvelle série de cours, et cela le plongeait dans l'abattement.
.... Ce qui le déprimait, c'est que le texte qu'il s'apprêtait à étudier était l'une des oeuvres les plus pertinentes qu'on ait jamais écrites sur la rhétorique. Pourtant, il ne l'aimait pas. De plus, les auteurs en étaient des collègues. Il en avait discuté avec eux : sur le plan purement logique, il leur donnait raison, mais leurs analyses ne lui paraissaient pas satisfaisantes.
.... L'ouvrage reposait sur le postulat que, s'il convient d'enseigner la rhétorique au niveau universitaire, il faut la considérer comme une branche de la philosophie, et non comme un art mystique. L'accent y était mis sur la nécessaire maîtrise des fondements rationnels de la communication. Il fallait commencer par la logique élémentaire, donc la théorie de la réponse aux stimuli, et progresser sur cette base pour comprendre enfin ce que peut être la genèse d'un essai.
Au cours de Sa première année d'enseignement, Phèdre avait appliqué sans trop de mal ce canevas. Il en percevait les failles, mais elles ne se situaient pas au niveau de la pédagogie rationnelle. Elles se situaient au niveau de la rationalité elle-même, ce vieux fant™me qui le poursuivait en rêve, qui l'obsédait depuis tant d'années. Il n'avait pas de solution à proposer, mais il sentait qu'aucun écrivain n'avait jamais appris à écrire en recourant à de semblables procédés, méthodiques et chiffrés. C'était pourtant là tout ce que la rationalité avait à proposer. Toute autre explication tombait dans l'irrationnel. Or, s'il avait une mission précise dans ce Temple de la Raison, c'était bien de défendre la raison, justement.
.... Quelques jours plus tard, Sarah l'aborda de nouveau.
.... - Je suis si heureuse que vous ayez inscrit la Qualité à votre programme. Il y a si peu de gens qui s'en préoccupent, de nos jours.
.... - Moi, je le ferai. Je suis absolument décidé à traiter ce sujet.
.... - Très bien, fit-elle, et elle tourna les talons.
Il se replongea dans ses papiers, mais, très vite, il se remit à penser à l'obsession de la vieille dame. De quoi diable voulait-elle parler? Bien sûr, il allait parler de la Qualité! Et qui n'en parlait pas?
Un autre aspect de la rhétorique qui le déprimait, c'était son côté normatif, qu'on avait officiellement éliminé, mais qui restait bien vivace. C'était la fameuse loi du : trois fautes de grammaire = un coup de règle sur les doigts. Une orthographe correcte, une ponctuation correcte, une Syntaxe correcte - ou tu seras corrigé. Des centaines de petites règles mesquines à l'usage de professeurs mesquins. Impossible de retenir ces vétilles et, en même temps, de se concentrer sur ce qu'on écrit. Le manuel du savoir-vivre, adapté à la grammaire, sans aucun souci de gentillesse ni d'humanité, dans le seul désir de former de petits messieurs bien élevés et de petites dames également bien élevées. Les messieurs et les dames se tiennent bien à table et respectent les règles de la grammaire. Eh quoi! ils appartiennent aux classes supérieures de la société.
.... Dans le Montana, cela ne se passait pas tout à fait de cette façon. Les belles manières vous faisaient passer pour un crétin prétentieux des États de l'Est. On demandait aux professeurs un minimum de rhétorique normative, mais, comme tous les autres, Phèdre évitait scrupuleusement d'aller au-delà des exigences du collège.
Cette notion de Qualité lui trottait dans la tête. La question de Sarah avait quelque chose d'irritant, d'exaspérant. Il continuait à y penser, puis regardait par la fenêtre, puis revenait à ses réflexions. La qualité?
.... Quatre heures plus tard, il était toujours là, les pieds sur le rebord de la fenêtre, les yeux perdus dans le ciel obscurci. Le téléphone sonna. C'était sa femme qui se demandait ce qui lui arrivait. Il lui promit de rentrer au plus vite, mais il oublia aussit™t sa promesse - et tout le reste. A trois heures du matin, il s'avoua, épuisé, qu'il ne savait toujours pas ce qu'était la Qualité. Il ramassa sa serviette et rentra chez lui.
.... La plupart des gens auraient renoncé à élucider le problème - ou l'auraient laissé en suspens. Mais il était si abattu par cette impossibilité de transmettre les idées auxquelles il croyait qu'il en arrivait à ne plus se soucier d'autre chose. Quand il s'éveilla le lendemain matin, il retrouva le même problème, et au même point. Après trois heures de sommeil, il était si fatigué qu'il ne se sentait pas la force de faire son cours. Il n'avait même pas achevé de rédiger ses notes.
.... Il écrivit sur le tableau noir : " Rédigez un essai de trois cent cinquante mots sur la question suivante : Qu'est-ce que la Qualité, au niveau de la pensée et du style? "
.... Il alla s'asseoir à côté du radiateur, se remit à réfléchir sur le sujet.
A la fin de l'heure, aucun élève n'avait terminé. Il autorisa les étudiants à emporter leur copie chez eux. Il ne devait pas les revoir avant deux jours, et ce délai lui permettrait, à lui aussi, de faire le tour de la question. Le lendemain, il rencontra certains de ses élèves qui déambulaient dans les couloirs entre deux cours. Ils lui lancèrent des regards de crainte et de colère : il se dit qu'ils devaient souffrir autant que lui.
.... La Qualité... vous savez bien ce que c'est, et vous ne savez pas ce que c'est. Tout cela est contradictoire. Il y a des choses qui sont mieux que d'autres... donc, elles ont plus de qualité. Mais si on essaie de définir cette qualité, en la dissociant de l'objet qu'elle qualifie, fuit!... tout fout le camp! Plus rien à définir! Mais si on ne peut pas définir la qualité, comment sait-on ce qu'elle est? Comment sait-on qu'elle existe? Et Si personne ne sait ce que c'est, dans la pratique, elle n'existe pas... Et pourtant, dans la pratique, elle existe. Sur quel autre critère attribue-t-on les diplômes? Si elle n'existait pas, pourquoi les gens dépenseraient-ils des millions pour l'acquérir? Pourquoi jetteraient-ils à la poubelle ce qui en est dépourvu? Il y a visiblement des choses qui valent mieux que d'autres. Mais qu'est-ce qui est mieux? Et on tourne en rond, pris dans un engrenage de pensées, sans trouver de point d'ancrage. Bon Dieu, la Qualité, qu'est-ce que c'est? Mais qu'est-ce que c'est donc?

Source : le concombre.com
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MessageSujet: Re: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyLun 15 Avr 2013 - 20:02

Citation :
CHAPITRE PREMIER



....Il est huit heures et demie. Sans lâcher le guidon de ma bécane, je regarde le cadran de ma montre à mon poignet gauche. Même quand on roule à quatre-vingt-dix à l'heure, le vent est chaud et humide. Cette chaleur, cette moiteur Si tôt le matin, ça n'annonce rien de bon pour l'après-midi.
....Le vent qui vient des marais apporte des odeurs pénétrantes. Nous roulons vers le nord-ouest, nous venons de Minneapolis, nous nous dirigeons vers le Dakota en coupant à travers les Plaines centrales, parmi des milliers de nappes d'eau boueuse regorgeant de canards sauvages. Sur cette vieille chaussée en béton, à deux voies, il ne passe plus grand monde depuis qu'elle a été doublée par une autoroute. A chaque fois que nous longeons une étendue de cette flotte, l'air se rafraîchit brusquement. Ensuite la chaleur retombe.
....Je suis vraiment heureux de rentrer et de me retrouver dans ce pays, chevauchant ma motocyclette. C'est un pays qui ne ressemble à rien, et dont personne ne parle jamais. C'est pour cela qu'il me séduit. Le long de ces vieilles routes, cahotant sur le béton défoncé, entre roseaux et prairies, entre prairies et roseaux, il me semble que mes soucis s'évanouissent. Çà et là, un courant d'eau vive, d'où s'envolent quelques canards, à la lisière des roseaux... Et des foulques à cou rouge.
....- Regarde! dis-je à Chris, en lui touchant le genou.
....- Quoi? hurle-t-il.
....- Des foulques!
....Il crie quelques mots que je n'entends pas. Il s'agrippe à mon casque et hurle encore plus fort :
....- J'en ai déjà vu plein, tu sais!
C'est vrai. A onze ans, on ne se laisse pas impressionner par un échassier noir à cou rouge. Pour moi, ces images se mêlent à des souvenirs que mon fils n'a pas des petits matins froids, quand l'herbe des marais est déjà rousse, quand les roseaux oscillent dans le vent. Une âcre odeur monte de la vase où nous pataugeons, avec nos cuissardes, le jour de l'ouverture de la chasse, en attendant le lever du soleil.
....Les aubes d'hiver, avec leurs marais gelés, qu'on traverse à pied sur la glace, dans la neige, entre les roseaux morts, sans rien voir que le ciel gris. Pas la moindre poule d'eau.
....Aujourd'hui, en ce matin de juillet, elles sont là, et bien là! La vie est partout. Chaque recoin gazouille, et bourdonne, et ronronne, et roucoule. Des millions d'êtres vivants vivent leurs vies ensemble, dans une sorte de continuité paisible.
....Les voyages à moto vous font voir les choses d'une façon totalement différente. En voiture, on est enfermé. Parce qu'on y est habitué, on ne se rend plus compte qu'à travers les vitres on ne voit pas mieux le paysage qu'à la télé. On n'est plus que le témoin passif d'un spectacle ennuyeux, figé.
....En moto, plus d'écran. Un contact direct avec les choses. On fait partie du spectacle, au lieu d'être un simple spectateur. Le ruban de béton, qui se déroule en sifflant à dix centimètres sous vos pieds, c est vraiment un ruban de béton. Son image reste floue, à cause de la vitesse, mais à tout moment on peut le toucher du talon, tout reste accessible à la conscience immédiate.
....Chris et moi, nous allons dans le Montana, avec des amis qui roulent un peu devant nous. Et nous irons peut-être plus loin. Délibérément, nous avons laissé nos projets dans le vague. Nous tenons plus à voyager qu'à arriver quelque part. Nous sommes en vacances et préférons les petites routes. D'abord les départementales pavées, à la rigueur les nationales, à aucun prix les autoroutes. Quand on a fait ce choix, toutes les perspectives changent. Les lacets, en montagne, ça paraît long au chronomètre, mais c'est bien agréable, à moto, on virevolte dans les virages. En voiture, on est projeté d'un côté à l'autre de la carrosserie. De plus, les petites routes sont toujours plaisantes, toujours sûres. Sans panneaux de publicité. Jalonnées de bosquets, de prairies, de vergers, d'arbres qui vous frôlent au passage. Des enfants vous font signe sur les talus. Sur leur perron, les gens lèvent le nez et, quand on s'arrête pour demander son chemin, la réponse la plus simple tourne à la conversation d'où venez-vous? où allez-vous? depuis combien de temps roulez-vous?
....Il y a quelques années déjà que ma femme et moi, et nos amis, nous avons pris goût à ces routes. Nous les empruntions parfois pour changer un peu, ou pour rejoindre une autre autoroute. A chaque fois, le paysage était si beau que nous quittions la route détendus et heureux. Combien de fois l'avons-nous fait, avant de nous rendre compte de ce qui aurait dû être évident! Ces routes ne ressemblent absolument pas aux grands axes. Tout y est différent le rythme de la vie, la personnalité des gens qu'on y rencontre. Ces gens ne vont nulle part, ils ont le temps d'être courtois. Ils connaissent la réalité des choses. Ce sont les autres, ceux qui sont partis il y a des années vers les grandes villes et leurs enfants perdus, ce sont eux qui sont coupés du sens de la vie.
....Je me suis souvent demandé pourquoi nous avons mis si longtemps à comprendre. La vérité était là sous nos yeux, et nous étions incapables de la voir. Ou plutôt notre formation nous en empêchait. On nous avait incités à penser que les villes sont les seuls lieux où l'on peut agir de façon réelle et que, loin d'elles, il n'y a que le désert, l'ennui. Bizarre. La vérité frappe à la porte, et on lui dit : "Va-t'en. Je cherche la vérité." Elle, pour le coup, elle s'en va. Bizarre.
....Une fois pris, évidemment, rien ne pouvait plus nous arracher à ces petites routes soirées, dimanches, vacances... Nous sommes devenus des cinglés de la route secondaire.
....Mais d'abord il nous a fallu apprendre à repérer les bonnes routes. Si la ligne se tortille, sur la carte, c'est bon. Cela veut dire qu'il y a des collines. Si le trait va droit d'une ville à une autre, c'est mauvais. Les meilleures routes font la jonction entre nulle part et nulle part, elles ne sont généralement que la variante d'un autre itinéraire plus rapide. Si vous quittez une grande ville en direction du nord-est, ne prenez jamais tout droit vers le nord-est. Zigzaguez d'abord vers le nord, puis vers l'est, puis de nouveau vers le nord. Vous trouverez vite une petite route d'intérêt local, que fréquentent les seuls habitants du coin.
... L'habileté suprême, c'est de ne pas se perdre. Comme les routes de ce genre ne sont empruntées que par des gens qui les connaissent à fond, personne ne se plaint qu'il n'y ait aucun panneau indicateur. Et, le plus souvent, il n'y en a pas. Ou alors, c'est une petite pancarte, discrètement cachée dans un bosquet. Les fabricants de panneaux pour départementales n'aiment pas répéter deux fois la même chose! Si vous ratez un panneau, c'est votre affaire, pas la leur. Avec ça, vous vous apercevez vite que les cartes routières manquent souvent de rigueur : plus d'une fois, vous verrez votre "route secondaire" se changer en chemin de terre, puis en chemin creux, et finir en pâturage. Quand elle ne vous laisse pas dans la cour d'une ferme.
... Voilà donc pourquoi nous roulons. La plupart du temps à l'aveuglette, ou en nous appuyant sur les rares indices que nous découvrons en chemin. J'ai toujours une boussole dans ma poche, en prévision de la brume, ou des jours couverts, lorsqu'on ne peut s'orienter sur le soleil. Et je garde ma carte ouverte, dans un étui spécial, sur le réservoir, cela me permet de compter les kilomètres à chaque carrefour pour savoir où j'en suis. Avec cet équipement, et surtout parce que nous ne tenons pas à arriver où que ce soit, nous arrivons toujours quelque part... Et l'Amérique est à nous.
... Sur ces petites routes, nous avons parcouru des dizaines de kilomètres, le week-end de la fête du Travail ou de la Fête nationale, sans rencontrer le moindre véhicule. Ces mêmes jours, en passant par-dessus telle ou telle grande autoroute fédérale, nous avons vu des files interminables de voitures agglutinées les unes contre les autres, pare-chocs contre pare-chocs. Des visages grimaçants, des enfants qui pleuraient. J'ai toujours envie de parler à ces gens, de leur expliquer.
... Combien de fois ne les ai-je vus, ces paysages noyés! Et pourtant, ils se renouvellent toujours. On a tort de dire que les marais sont paisibles. On pourrait tout aussi bien les trouver cruels ou absurdes. Ils le sont aussi. Leur nature même exclut tout sentiment mitigé. Tiens! Une volée de foulques prend son essor, chassée des nids de roseaux par notre pétarade. Une nouvelle fois, je touche le genou de mon fils - puis je me souviens qu'il se soucie peu des canards à cou rouge.
... - "Quoi? crie-t-il de nouveau.
... - Je voulais vérifier que tu étais toujours derrière moi!
... A moins de prendre plaisir à hurler, on ne tient pas de grandes conversations à moto. On s'ouvre au monde, on médite. On regarde, on écoute, on flaire le temps, on se souvient. On pense à sa machine, au paysage traversé, à une foule de choses.
... Ce que j'aimerais, c'est pouvoir parler dans ce livre de toutes les idées qui, sur la route, m'ont traversé l'esprit. Nous sommes toujours tellement pressés que nous n'avons pas souvent l'occasion de parler. Jour après jour, on reste à la monotone surface des choses. Les années passent, et on se demande comment elles ont pu se succéder Si vite, et on les regrette. Maintenant, j'ai le loisir de parler, et je voudrais en profiter, approfondir ce qui me paraît important.
... Ce qui me paraît important, c'est le Chautauqua, voilà le seul mot que j'ai trouvé pour exprimer ce que j'ai en tête. On appelait Chautauqua, autrefois, les spectacles ambulants présentés sous une tente, d'un bout à l'autre de l'Amérique, de cette Amérique où nous vivons. C'étaient des causeries populaires à l'ancienne mode, conçues pour édifier et divertir, pour élever l'esprit par la culture. Aujourd'hui, la radio, le cinéma et la télévision ont supplanté le Chautauqua. Il me semble que ce n'est pas vraiment un progrès. Mais peut-être le courant de la conscience va-t-il plus vite, à l'échelle de la nation? Dans le Chautauqua qui commence ici, je ne veux pas ouvrir de nouvelles voies à la conscience, mais simplement creuser un peu davantage les anciens chenaux, comblés par des débris de pensées poussiéreuses et de platitudes indéfiniment répétées. "Quoi de neuf?", voilà une question éternelle, toujours intéressante, toujours enrichissante! Mais Si l'on en reste là, il n'en résulte qu'un étalage de trivialités à la mode, le tout-venant de demain. J'aime mieux cette autre question : "Qu'est-ce qui est mieux?" - question qui va en profondeur et qui permet d'atteindre la mer. Il y a dans l'histoire de l'humanité des époques où les chemins de la pensée ont été tracés Si fort qu'aucun changement n'était possible et que rien de neuf n'arrivait jamais. Le "mieux" était alors affaire de dogme. Ce n'est plus le cas. De nos jours, le courant de la conscience collective semble déborder, perdre sa direction originelle, inonder les terres basses, séparer et isoler les hautes terres - sans autre finalité que l'accomplissement stérile de son propre élan. C'est ce chenal qu'il convient aujourd'hui de creuser.

( ... )

... Le Chautauqua que nous avons en tête pour ce voyage m'a été inspiré par John et Sylvia, il y a plusieurs mois, peut-être est-il en rapport avec une certaine mésentente que j'ai perçue entre eux.
... J'imagine que la mésentente est monnaie courante dans les ménages - mais leur cas me semble plus tragique.
... Ce n'est pas le heurt de deux tempéraments, c'est autre chose. Un conflit dans lequel aucun n'est fautif, et qu'ils ne peuvent résoudre ni l'un ni l'autre. Ni moi non plus. Je n'ai pas de solution à apporter. Seulement quelques idées.
... Ces idées me sont venues à l'occasion d'une divergence apparemment mineure entre John et moi : la part que chacun doit prendre dans l'entretien de sa motocyclette. Il me paraît naturel et normal de me servir des petites trousses à outils et des manuels d'entretien fournis avec la machine, de veiller moi-même à ce qu'elle soit réglée et bien au point. John n'est pas de cet avis. Il préfère laisser à un mécanicien compétent le soin de ces opérations.
... Ce sont deux attitudes également répandues parmi les adeptes de la moto, et le différend n'aurait jamais pris une telle importance Si nous ne passions pas autant de temps ensemble, à parcourir les routes, à boire de la bière dans les bistrots de campagne et à parler de tout ce qui nous passe par la tête.
... Lorsqu'il s'agit des routes, du temps qu'il fait, des gens rencontrés, de nos souvenirs, des titres de journaux, notre conversation s'échafaude harmonieusement, sans heurts ni problèmes. Mais chaque fois que j 'aborde les problèmes mécaniques qui ont pu me préoccuper en chemin, l'échafaudage s'écroule. Un lourd silence s'abat entre John et moi. C'est comme Si deux vieux amis, un catholique et un protestant, buvaient de la bière ensemble, en profitant de la vie, et que tout à coup la question du contrôle des naissances tombait sur le tapis. Une douche froide.

( ... )

... Pourquoi réprimer sa rage contre un robinet qui coule? Brusquement, je fis le lien avec la question primordiale de l'entretien des motocyclettes. Et la lumière jaillit.
... Ce n'était pas un problème de robinet. Ni un problème de mécanique. C'était l'ensemble de la technologie qu'ils n'acceptaient pas. Toutes sortes de détails trouvèrent brusquement leur place et leur sens dans ma tête l'irritation de Sylvia contre un ami qui affirmait que la programmation d'un ordinateur peut être un acte de création; les dessins, les tableaux, les photographies, qui ornaient ses murs, et qui ne comportaient aucun élément technologique. Bien sûr qu'elle ne va pas s'énerver contre le robinet on réprime toujours un accès passager de colère, quand il traduit une haine permanente et profonde. Bien sûr que John démissionne à chaque fois qu'on en vient à parler de mécanique même s'il est lui-même victime de son attitude. Tout s'éclaire. Si, au départ, John et Sylvia ont choisi de faire de la moto, c'est pour échapper à la technologie, en parcourant la campagne au grand air et au soleil. Quand je les replonge dans des questions techniques, à l'endroit et au moment où ils s'imaginent qu'ils s'en sont enfin libérés, je comprends que ça les paralyse, que nos conversations se figent et se bloquent sans recours.
... J'avais remarqué aussi, chez eux, des tics de langage significatifs. De temps à autre, ils emploient comme à regret des expressions vagues et désenchantées, du genre "tout ce truc-là". John dit, par exemple "On ne s'en sortira jamais", et Si je lui demande "Mais de quoi parles-tu?", il me répond : "Toutes ces histoires". Ou, d'une façon générale : "le système".
..."Toi, tu arrives à t'en tirer!", m'a lancé une fois Sylvia, sur la défensive. A l'époque, le mot m'avait irrité, car je ne comprenais pas de quoi elle voulait parler. Je me disais que cela devait aller plus loin que la technologie; mais je vois, maintenant, que c'est bien cela qui est en cause. Mais ce n'est pas seulement cela : ils rejettent du même coup une force mal définie, une force de mort, inhumaine, mécanique et aveugle, qui justement donne naissance à la technologie. Un monstre hideux, qu'ils redoutent et qu'ils fuient, tout en sachant qu'ils ne lui échapperont pas. Il existe des gens qui comprennent cette force et qui la maîtrisent ce sont justement les technocrates. Quand ils décrivent leur métier, leur langage est inhumain : il n'y est question que de rouages, de rapports entre des éléments incompréhensibles et qui le resteront aussi longtemps qu'on en parlera. Et le monstre de mes amis continue à dévorer la terre, à polluer l'air et l'eau. On ne peut pas se battre contre lui et il n'y a presque aucun moyen de lui échapper.
... Il suffit de traverser une zone industrielle pour se trouver, en effet, confronté avec la technologie. On voit de hautes clútures de barbelés, des grilles verrouillées, des panneaux d'INTERDICTION. Au-delà, noyées dans des vapeurs de suie, d'étranges formes de métal et de brique. Nul ne sait ce qui se trame dans la zone et l'on n'en connaît pas les maîtres. Comment ne pas se sentir étranger, perdu, exclu? Votre présence même est indésirable en ces lieux. La technologie a fait de vous un étranger à qui l'on hurle : "Sors!" Il y a bien une explication : ces usines servent l'humanité. Mais d'une manière indirecte. Ce qui saute aux yeux, tout de suite, ce sont les panneaux d'INTERDICTION. Ce qu'on voit, ce sont de petits hommes qui, comme des fourmis, s'occupent du monstre. Même Si j 'avais une place ici, même Si je n'étais pas un étranger, je ne serais qu'une de ces fourmis, et je ressentirais de l'hostilité devant un semblable univers. C'est ce même phénomène de rejet qui explique les réactions de John et Sylvia. Leur parler de valves, de roulements, de clés à molette, c'est les plonger dans un monde déshumanisé qu'ils préféreraient oublier à jamais.
... Ils ne sont pas les seuls. Et ils n'ont cherché à imiter personne. Mais leur recul les rapproche de milliers et de millions d'autres individus, ce qui fait que les journaux ont cru déceler un mouvement de masse antitechnologique. Ils ont vu émerger toute une gauche qui s 'insurgeait contre la technologie, la pollution, la croissance industrielle. Cette révolte est encore contenue par un sursaut de logique on sait bien que, sans usines, il n'y aurait pas d'emplois, que le niveau de vie s'effondrerait. Mais il y a, chez l'homme, des forces plus grandes que la logique (il y en a toujours eu). Et, Si la haine de la technologie devient un jour assez violente, la logique sautera.
... On a inventé, et on continuera à inventer, des clichés et des stéréotypes, comme les "beatniks" ou les "hippies", pour désigner le mouvement de refus du système technologique. Mais il ne suffit pas, pour transformer les individus, pour faire d'eux une masse, de les désigner par un terme générique. John et Sylvia, comme la plupart de leurs semblables, refusent justement de faire partie d'une masse. C'est même contre cette idée qu'ils se révoltent. Ils ont le sentiment que la technologie est étroitement liée aux forces qui essaient de les intégrer dans un troupeau anonyme. Et cela leur déplaît. Pour l'instant, ce mouvement de résistance reste passif, il se traduit pour tous ceux qui le peuvent par la fuite à la campagne. Mais il pourrait bien évoluer, trouver d'autres formes.
... Si je ne suis pas d'accord avec mes amis sur l'entretien des motocyclettes, cela ne m'empêche pas de comprendre leur réaction devant la technologie. Mais je crains que leur attitude les voue à l'échec. Le divin Bouddha trouve aussi bien sa place dans les circuits d'un ordinateur, ou dans la boîte de vitesses d'une motocyclette, qu'à la cime d'une montagne ou dans les pétales d'une fleur. Ce serait rabaisser Bouddha que de penser le contraire - et se rabaisser soi-même. Voilà de quoi je veux parler dans ce Chautauqua.


... Nous avons quitté la région des marais, mais l'air est encore si humide qu'on peut regarder en face le cercle jaune du soleil, comme s'il y avait de la fumée ou du brouillard dans le ciel. Pourtant, la campagne est verte, les fermes propres, blanches, claires. Ni fumée, ni brouillard.

Source : le concombre.com
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MessageSujet: Re: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyVen 6 Sep 2013 - 18:00

Je redécouvre, ce chef d'œuvre que j'ai lu à l'époque de sa parution en France, séduit par l'originalité du titre. Autant dire que je n'y ai rien compris et que j'ai très vite décroché.
Je le reprends à la plus que maturité et c'est un enchantement.
Apparemment je ne suis pas le seul.
Je voudrais que GrandGousierGuerin me permette de préciser quelque peu sa synthèse:
   "Un récit de réminiscences où l'auteur nous raconte l'épopée d'un autre personnage, professeur d'anglais dans un lycée de l'Ouest américain, qui se trouve par ailleurs être la destination des motocyclistes, ainsi que sa lente descente dans l'enfer de l'aliénation mentale"

"L'autre personnage" n'est autre que lui-même et la première partie du livre joue avec les facettes de ce qui a été sa folle recherche de la réalité.
Cette recherche l'a conduit au bord de l'aliénation et c'est, "guéri", qu'il a entrepris cette sorte de pèlerinage jusqu'au collège où il enseignait cet autre lui-même.
Il parle dans ce même chapitre 15 du peintre Feininger et j'ai été frappé en regardant quelques uns de ses tableaux de ces portraits éclatés comme en des miroirs brisés:
   http://www.eternels-eclairs.fr/der-blaue-reiter-tableaux-munter-macke-marc-jawlensky-delaunay-feininger.php#feininger

Je ne suis pas philosophe et je ne sais si d'autres se sont penchés sur le sens profond de ce livre et si j'ai raison d'y voir une des tentatives les plus hardies, aventureuse et risquée d'analyser les fondements mêmes de notre façon d'appréhender le monde et la réalité.
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MessageSujet: Re: Robert Pirsig   Robert Pirsig EmptyVen 6 Sep 2013 - 18:43

@SimonGabriel : Je suis tout à fait d'accord avec tes précisions ... En tout cas de ce que je m'en rappelle ! Ma lecture date d'au moins 20 ans ...
C'est sûrement une lecture que je referai si je remets la main sur mon exemplaire.
J'espère avoir d'autres commentaires au fil de ta relecture dentsblanches
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