Ce livre regroupe tous les textes médicaux de Louis Destouches (entre 1924 et 1932). Avant qu’il ne devienne Céline, donc.
On l’oublie souvent mais il a eu une vie médicale intense. C’était pas juste un banal médecin de dispensaire, comme le certifie Alméras.
Les années 20 de Céline sont assez mal connues je crois, alors je vais m’amuser à les retracer.
Il y a tout d’abord sa période Rockefeller. Elle n’est pas mentionnée dans le livre (puisqu’il n’y a pas d’écrits datant de ces années) mais je la résume quand même vite fait.
Entre 1918 et 1919, Céline est conférencier pour la fondation Rockefeller dans le cadre d’une campagne contre la tuberculose en Bretagne. Il est engagé alors qu’il n’a aucune expérience médicale. Il fait avec son seul bagout, sa déjà très grande éloquence mais aussi une vocation médicale certaine.
Avec son "équipe" il sillonne toute la Bretagne dans une roulotte... Conférences sur l’hygiène pour tous ! Dans les écoles, avec distribution aux enfants de brochures et de cartes postales, chansons et pantomimes…
Il se rend aussi dans les usines.
Puis il y a les conférences plus "cérémoniales", dans des lieux très divers (mairies, salles des fêtes, théâtres, cinémas) devant tous les notables de la région. Toutes les autorités départementales (civiles, religieuses, militaires) sont présentes pour venir écouter, entre autres, le jeune Destouches prôner toutes sortes de mesures hygiéniques, avec brochures, films, tableaux démonstratifs...
Les salles sont bondées. Il fait un tabac.
On en parle dans la presse régionale :
- Citation :
- Le causeur si attachant et déjà populaire qu’est l’hygiéniste Destouches...
(…)
M. Louis Destouches a parlé avec une grande science de la question et avec un art goûté des plus fins connaisseurs, un langage net et saisissant, toujours sur la brèche. M. Destouches se dépense sans compter. Il fut très applaudi comme il le méritait.
Il va jusque dans les coins les plus reculés de Bretagne, où la population paysanne ne comprend pas toujours ses explications... "Ils regardaient surtout les films..." Il devient vite une attraction pour les enfants. Partout où il passe, sillonnant tout dégingandé les bourgs, une pile de livres sous le bras, les enfants, amusés, "l’escortent", le suivent partout et ont souvent droit à une distribution de chewing-gum...
Quelques photos de sa "tournée hygiénique" en Bretagne en 1918
Tout à droite :
Deuxième à gauche :
Puis il se marie en 1919 avec Edith Follet (plus tard illustratrice fameuse pour
La Semaine de Suzette).
Edith Follet n’est rien d’autre que la fille du futur directeur de l’Ecole de médecine de Rennes... Athanase Follet, et la petite-fille d’une sommité médicale bretonne : Augustin Morvan (apparemment un hôpital porte aujourd’hui son nom à Brest).
C’est ainsi que pendant presque dix ans il va côtoyer la bonne vieille bourgeoisie provinciale... Salons, etc.
Revenons à 1919. Il passe son baccalauréat à Bordeaux à l’âge de 25 ans (Céline a quitté l’école à 13 ans) et se lance dans des études de médecine.
Naissance de sa fille Colette en 1920
Les années d’études se passent...
Sa thèse de médecine date de 1924. Elle est consacrée au médecin juif hongrois Semmelweis :
La vie et l’œuvre de Semmelweis (1924). Ce n’est pas vraiment une thèse de médecine classique... On va dire que c’est une "biographie poétique". Semmelweis a étudié les causes de la fièvre puerpérale chez les femmes après l’accouchement et demeure le précurseur de l’antisepsie clinique. Mais il s’est rapidement heurté à l’incompréhension et à l’hostilité de ses confrères. Il finira dans un asile de fous...
Dans sa thèse, Céline fait de Semmelweis un martyr, carrément une figure christique... Au niveau du style, ce n’est pas encore tout à fait du Céline, mais d’un autre côté on sent déjà s’affirmer la colère, le dégoût de la société, l’injustice des hommes tout ça, le tout dans une plume déjà "chantée"... Un des membres du jury aurait dit "mais il est fait pour écrire, cet homme-là !".
Il existe de nombreuses passerelles (pas assez exploitées à mon goût) entre Céline et le Semmelweis fantasmé par le jeune Destouches.
Citation frappante de la thèse :
- Citation :
- Où Semmelweis s’est brisé, il fait peu de doute que la plupart d’entre nous auraient réussi par simple prudence, par d’élémentaires délicatesses. Il n’avait pas, ou négligeait, semble-t-il, le sens indispensable des lois futiles de son époque, de toutes les époques d’ailleurs, hors desquelles la bêtise est une force indomptable. Humainement c’était un maladroit. Si ces vérités n’étaient que trop urgentes, cependant il était puéril de les proclamer sous cette forme intolérable.
Je reste persuadé que Céline n’est que le double semmelweisien de Destouches. Un Semmelweis des Lettres.
Bref, ce texte est capital et surtout une œuvre littéraire à part entière. Il sera d’ailleurs réédité en 1936 en "face B" de son premier pamphlet,
Mea culpa, avec la préface de Céline que voilà :
- Citation :
- Voici la triste histoire de Philippe-Ignace Semmelweis.
Elle peut sembler un peu aride, rebuter au premier abord, à cause des détails et des chiffres, des explications minutieuses. Mais le lecteur intrépide sera bien vite récompensé. Elle vaut la peine et l’effort. J’aurais pu la reprendre du début, la fignoler, la rendre plus alerte. C’était facile, j’ai pas voulu. Je la donne donc pour ce qu’elle vaut (Thèse de Médecine à Paris, 1924.)
La forme n’a pas d’importance, c’est le fond qui compte. Il est riche à souhait, je suppose. Il nous démontre le danger de vouloir trop de bien aux hommes. C’est une vieille leçon toujours jeune.
Supposez qu’aujourd’hui, de même, il survienne un autre innocent qui se mette à guérir le cancer. Il sait pas quel genre de musique on lui ferait tout de suite danser ! Ca serait vraiment phénoménal ! Ah ! qu’il redouble de prudence ! Ah ! il vaut mieux qu’il soit prévenu. Qu’il se tienne vachement à carreau ! Ah ! il aurait bien plus d’afur à s’engager immédiatement dans une Légion étrangère ! Rien n’est gratuit en ce bas monde. Tout s’expie, le bien, comme le mal, se paie tôt ou tard. Le bien c’est beaucoup plus cher, forcément.
Dans la foulée (1925), il rédige un traité sur l’usage de la quinine en thérapeutique...
Puis, et c’est là que ça commence à devenir passionnant, il est enrôlé à la SDN (l’ONU) au sein du Comité d’hygiène (l’actuelle Organisation Mondiale de la Santé).
Il parle formidablement bien de cette période de sa vie dans
Bagatelles pour un massacre. C’est un des innombrables passages cultes du livre ("Par les circonstances de la vie...").
Il était sous la responsabilité directe du directeur, Ludwig Rajchman... qui sera plus tard un des fondateurs de l’UNICEF. Céline bosse donc à Genève et est plus ou moins le "secrétaire" de Rajchman. Les deux hommes s’appréciaient beaucoup ("Destouches, a very intelligent and enthusiastic man").
Céline est envoyé ensuite en missions "sanitaires" dans le monde entier entre 1925 et 1927. Voyages d’information médicale, campagnes de vaccination, surveillance et prévention des mesures sanitaires dans les hôpitaux, cliniques, mais aussi dans les usines, études de la médecine du travail, des conditions de travail des ouvriers, etc.
Au cours de ces missions, Céline "encadrait" des groupes de médecins internationaux et organisait les visites et les conférences. Puis il rédigeait des rapports de missions qu’il transmettait à Rajchman et qui mêlaient approche "technique" et analyses sociologiques et économiques. Les textes sont drôlement brillants... On a du mal à croire que c’est Céline qu’écrit. On va dire que c’est très académique... Pourtant les textes ne sont pas hyper techniques. Il raconte juste ses visites, sa rencontre avec des médecins étrangers, ses inspections d’hôpitaux, d’usines, avec toutes sortes d’observations médico-sociologiques. Le fond pourrait se lire bien mais c’est la plume qu’est violemment sèche... conférencière... mais en même temps ampoulée parfois, chiadée à l’ancienne... (tout en faisant preuve parfois de libertés de ton surprenantes). Chelou.
Il en rigole d’ailleurs dans
Bagatelles :
- Citation :
- A la fin il m’avait dressé, je rédigeais, super-malin, amphigourique comme un sous Proust, quart Giraudoux, para Claudel... Je m’en allais circonlocutant, j’écrivais en juif, en bel esprit de nos jours à la mode... dialecticulant... elliptique, fragilement réticent, inerte, lycée, moulé, élégant comme toutes les belles merdes, les académies Frangoncourt et les fistules des Annales...
Il sillonne ainsi tous les Etats-Unis (avec notamment une (deux je crois) visite "phare" dans les usines Ford de Detroit), mais aussi le Canada et Cuba.
Trois photos de 1925.
On le voit ici à Toronto (deuxième à droite) :
Ici la grosse tête en plein milieu :
Et là (quatrième à gauche) en Italie où la délégation est reçue par Mussolini en personne :
Puis il est envoyé en mission sanitaire en Afrique (il connaissait déjà l’Afrique en fait, il y avait vécu un an, entre 1916 et 1917, c’est raconté dans
Voyage au bout de la nuit). Pareil : visites, états des lieux dans plein de pays avec force propositions pour un développement sanitaire plus efficace (Sénégal, Nigéria, Sierra Leone, Soudan, Guinée, Côte d’Ivoire, Ghana, Togo).
De retour à Genève au siège de la SDN, il rédige sa première pièce de théâtre,
L’Eglise en 1926-1927. Elle fut publiée seulement en 1933 par Denoël, avec le bandeau génial "Bardamu à la S.D.N." qui, hélas, ne tient pas toutes ses promesses. En effet la pièce est dans l’ensemble ratée. Comme Céline le confiait lui-même : il n’y a pas de "nœud". C’est juste une succession de "tableaux". Et puis l’écriture est un peu plate... (mais ma critique n’est pas propre à la pièce de Céline, car je trouve le théâtre on va dire "réaliste" du début 20e littérairement faible, plat, vulgaire, scénarique, et Céline n’y échappe pas – il faudrait toutefois que je relise la pièce !). A mon avis c’est une erreur grossière de la part de Denoël de l’avoir publiée dans la foulée du
Voyage. Reste le troisième acte qui est une satire "bureaucratique" plutôt mordante où l’on voit les "pontes" de la S.D.N. tirer en coulisse diverses ficelles... dans un langage procéduriel piquant... "les chinoiseries des Commissions, la dialectique des compromis..."
Bref.
Il faut maintenant insister un peu sur le fait qu’une situation superbe attendait Céline à Rennes. Voie toute tracée. Confort bourgeois, clientèle de son beau-père, routine mondaine, postes futurs à briguer à la pelle, séminaires, chaussons, ronronneries, sous-cottardises, etc. Il n’était pour lui que de patienter un peu. L’appui de la belle-famille ferait le reste. Il a tout envoyé valser bien sûr.
Coup sur coup dans le désordre : il quitte la SDN (mais on l’a un peu aidé...), sa femme demande le divorce, retour en banlieue parisienne, travail en dispensaire, rencontre avec sa future muse Elisabeth Craig. Et surtout, il entreprend la rédaction de
Voyage au bout de la nuit.
Elisabeth Craig (la dédicataire du
Voyage)
Il soigne donc dans son dispensaire tous les déshérités des banlieues. Tout cela est raconté bien sûr dans son premier roman. Mais il en est aussi superbement question dans le final très poétique des
Beaux draps, ainsi que dans sa préface de
Bezons à travers les âges (1944) dont voici le célèbre début :
- Citation :
- Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. Abrutie d’usines, gavée d’épandages, dépecée, en loques, ce n’est plus qu’une terre sans âme, un camp de travail maudit, où le sourire est inutile, la peine perdue, terne la souffrance, Paris « le cœur de la France », quelle chanson ! quelle publicité ! La banlieue tout autour qui crève ! Calvaire à plat permanent, de faim, de travail, et sous bombes, qui s’en soucie ? Personne, bien sûr. Elle est vilaine et voilà tout. Les dernières années n’ont pas arrangé les choses. On s’en doute. Banlieue de hargne toujours vaguement mijotante d’une espèce de révolution que personne ne pousse ni n’achève, malade à mourir toujours et ne mourant pas. Il fallait une plume ardente, le don de vaillance et d’émoi, le talent de haute chronique pour ranimer ces pauvres sites, leurs fantômes, leurs joies évadées, leurs grandeurs, leurs marbres, leurs souffles à méchante haleine.
Il continue cependant jusqu’en 1932 ses "voyages médicaux". Il parcourt ainsi toute l’Europe et visite les dispensaires des grandes villes étrangères (Angleterre, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Autriche, Suisse, Italie, Danemark, Suède, Norvège, Tchécoslovaquie...). Il "prend le pouls" des différentes politiques de santé publique en Europe, étudie le fonctionnement des cliniques, les pratiques d’hygiène sociales et publiques, les conditions sanitaires et alimentaires des ouvriers...
Lors de son séjour (incognito) à Leningrad en 1936, il ne manquera pas de visiter les hôpitaux de la ville, d’observer notamment les pratiques d’hygiène dans les services d’accouchement... (toujours l’ombre de Semmelweis...) Visites qu’il raconte dans
Bagatelles pour un massacre et qui prennent dans le pamphlet un tour épique... des "morceaux" céliniens de haute volée, irrésistibles, avec notamment la visite guidée du service des examens gynécologiques par le médecin russe Toutvabienovitch... ("Tout va Très Bien !... Tous les malades vont Très Bien ! Nous sommes tous ici, Très Bien !...").
Pour revenir à ses voyages en Europe, il en tirera rapports, communications, travaux à propos "d’éducation médicale" et des différentes politiques de santé publique à mener, de la protection sociale des travailleurs, et plein d’autres trucs...
Sa "marotte" c’était la médecine sociale, notamment la médecine du travail (elle n’existait pas encore en France, elle verra le jour sous Pétain en 1941). Il était un fervent partisan de la médecine en entreprise et a écrit pas mal sur ce sujet, interpellé nombre de ses confrères de la Société de médecine de Paris dans des "communiqués". Interventions qui, nous dit-on, eurent une certaine portée dans le milieu.
Il écrit par exemple en 1928 :
"Il faut créer des cadres de médecins d’assurances-maladie "d’entreprise" qui auront la charge spéciale des assurés, sur le lieu même et pendant la durée du travail."Mais son œuvre médicale majeure avec
Semmelweis est sans conteste un "mémoire" de 1932, qu’on pourrait qualifier de "pamphlet médical", écrit suite à ses différents voyages en Europe dont j’ai parlé plus haut. C’est une sorte de "bilan" de ses années de médecine, dans lequel il fustige l’ignorance dans le milieu médical de la réalité sociale. Il s’insurge avant tout contre les entraves faites au progrès de l’hygiène sociale et au bon développement de la santé publique en France.
Ce texte est incroyablement passionnant à lire, bonnard en tous points (même si on ne s’intéresse pas au sujet). Il se lâche cette fois pour de bon au niveau de l’écriture, tout en restant très brillant. En fait voilà, il part en croisade contre la confrérie attentiste des hygiénistes français, massacre un peu tout ça, éclaire le tout de formules magnifiques, puis, après s’être fait la main dans ce "costaud" préambule, fait tout un tas de propositions, de mesures inédites pour redresser l’efficacité des mesures sanitaires en matière d’hygiène. Bref c’est magnifique et très intéressant.
- Citation :
- On agite bien pour la galerie, les grands problèmes comme on dit, tous les raseurs de ce monde fondent sur les grands problèmes comme les fourmis sur la langouste pourrie. Rien de tel qu’un grand problème pour dissimuler flatteusement une radicale inaptitude à saisir les humbles contingences de la réalité, les exigences de la vie même. C’est l’abri naturel de tous les fainéants profonds : les grandes questions. Les grands problèmes sont les cimetières ordinaires des hautes études. Un grand problème ça n’est jamais sérieux, un petit non plus d’ailleurs, c’est le sujet de la réalité qu’il faut saisir, c’est à ceci que se mesure l’homme.
Finalement (ouf ! et merci de m’avoir lu jusqu’au bout !)
Voyage au bout de la nuit paraît fin 1932. L’aventure littéraire peut commencer.
...
A noter que ce recueil de textes médicaux contient aussi :
- ses communiqués à la Société de médecine de Paris concernant la protection sociale en France
- ses travaux de recherche au début des années 20 (notamment un sur les chenilles...)
- des prospectus pour des produits pharmaceutiques (Céline a écrit pour Sanogyl...)
- enfin il faut savoir que Céline a mis au point un médicament contre les règles douloureuses... (en vente en pharmacie jusqu’en 71). Véridique...
...
Finalement c’est sa période plus modeste de médecin de dispensaire en banlieue parisienne qui reste la plus connue. C’est dommage. Si elle est bien sûr capitale, elle n’occupe cependant, on vient de le voir, qu’une place assez minime dans sa vie médicale intense.
Voilà voilà.
Bon mais ce recueil s’adresse aux fans vraiment ultimes.
Néanmoins, la lecture de
Semmelweis (toujours édité en poche, Imaginaire Gallimard) est vivement conseillée.