Peut-être, Arturo, ton assiduité pourrait-elle passer par ce magistral
"Le Poème à Florence" qui clôt le recueil
"Corps et Biens" (mon recueil de Desnos préféré).
Le Poème à FlorenceComme un aveugle s’en allant vers les frontières
Dans les bruits de la ville assaillie par le soir
Appuie obstinément aux vitres des portières
Ses yeux qui ne voient pas vers l’aile des mouchoirs
Comme ce rail brillant dans l’ombre sous les arbres
Comme un reflet d’éclair dans les yeux des amants
Comme un couteau brisé sur un sexe de marbre
Comme un législateur parlant à des déments
Une flamme a jailli pour perpétuer Florence
Non pas celle qui haute au détour d’un chemin
Porta jusqu’à la lune un appel de souffrance
Mais celle qui flambait au bûcher quand les mains
dressées comme cinq branches d’une étoile opaque
attestaient que demain surgirait d’aujourd’hui
Mais celle qui flambait au chemin de saint Jacques
Quand la déesse nue vers le nadir a fui
Mais celle qui flambait aux parois de ma gorge
Quand fugitive et pure image de l’amour
Tu surgis tu partis et que le feu des forges
Rougeoyait les sapins les palais et les tours
J’inscris ici ton nom hors des deuils anonymes
Où tant d’amantes ont sombré corps âme et biens
Pour perpétuer un soir où dépouilles ultimes
Nous jetions tels des os nos souvenirs aux chiens
Tu fonds tu disparais tu sombres mais je dresse
au bord de ce rivage où ne brille aucun feu
Nul phare blanchissant les bateaux en détresse
Nulle lanterne de rivage au front des bœufs
Mais je dresse aujourd’hui ton visage et ton rire
Tes yeux bouleversants ta gorge et tes parfums
Dans un olympe arbitraire où l’ombre se mire
dans un miroir brisé sous les pas des défunts
Afin que si le tour des autres amoureuses
Venait avant le mien de s’abîmer tu sois
Et l’accueillante et l’illusoire et l’égareuse
la sœur des mes chagrins et la flamme à mes doigts
Car la route se brise au bord des précipices
je sens venir les temps où mourront les amis
Et les amants d’autrefois et d’aujourd’hui
Voici venir les jours de crêpe et d’artifice
Voici venir les jours où les œuvres sont vaines
où nul bientôt ne comprendra ces mots écrits
Mais je bois goulûment les larmes de nos peines
quitte à briser mon verre à l’écho de tes cris
Je bois joyeusement faisant claquer ma langue
le vin tonique et mâle et j’invite au festin
Tous ceux-là que j’aimai. Ayant brisé leur cangue
qu’ils viennent partager mon rêve et mon butin
Buvons joyeusement ! chantons jusqu’à l’ivresse !
nos mains ensanglantées aux tessons des bouteilles
Demain ne pourront plus étreindre nos maîtresses.
Les verrous sont poussés au pays des merveilles.
Poème daté du 4 novembre 1929, Desnos est, là, pleinement sorti de Dada et du surréalisme. Quelques étrangetés, comme l'absence totale de ponctuation, sauf un point à l'avant-dernière strophe, et deux points ainsi que deux points d'exclamation à la dernière.
La majuscule n'est pas systématisée en tête de vers. Ceux-ci, en rimes croisées calculées, s'avèrent exacts ou "retombant sur leurs pieds", si j'ose m'exprimer ainsi
, en termes de métrique.
L'accroche par la reprise du "comme" du premier vers, à chaque vers de la seconde strophe, flûte toute l'entame, qui part de cette estomaquante description d'aveugle. On parvient ainsi à la Florence du titre en premier vers de troisième strophe, et on ne sait pas (ou plutôt toujours pas encore) s'il s'agit d'une femme ou de la ville.
Troisième strophe assez alambiquée, en ce sens que faire l'économie de l'absence de ponctuation à la diction n'est pas possible, et que l'introduire saucissonne par exemple le second vers, qui, du coup, se met à perdre de cette fluidité que nous ressentons à simplement y poser les yeux.
Important dernier vers toutefois, avec le
"Mais celle qui flambait au" repris à l'entame de la strophe 5.
Etc...
Quelle acuité imagière chez Desnos ici, des images comme
"...l’ombre se mire dans un miroir brisé sous les pas des défunts", comme la première strophe, comme
"...je bois goulûment les larmes de nos peines quitte à briser mon verre à l’écho de tes cris".
Quelques vers plairont sans doute à d'autres, je suis un peu circonspect, sur mon quant-à-soi, ce "
Quand la déesse nue vers le nadir a fui", ou encore la rime un peu forcée (langue-cangue) du vers
"Tous ceux-là que j’aimai. Ayant brisé leur cangue" vers qui n'apporte pas grand chose, surtout avec son énigmatique point à la césure évoqué plus haut.
Mais bast, fi de tout cela:
"Le Poème à Florence" c'est du Desnos de profondeur comme de surface, des vers de force et attrapes...