Atiq Rahimi

Citation :

Abattue, elle balbutie : "Je... Je deviens... Je suis folle", renverse la tête en arrière, "pourquoi lui dire tout cela ? Je deviens folle. Coupe ma langue, Allah ! Que la terre engorge ma bouche !", couvre son visage, "Allah, protège-moi, je m'égare, montre-moi le chemin !"
Aucune voix.
Aucune voie.

Je suis contente que tu l'aies aimé, Steven. Merci pour ce bel extrait qui nous montre bien le style de l'auteur. Exprimer en si peu de lignes la force poétique du texte, le ressenti et l'image l
Le balbutiement, la tête qui se renverse en arrière, le doute, le désarroi, la violence, la tentation de l'autodestruction ?

Cette phrase : "Coupe ma langue, Allah ! Que la terre engorge ma bouche" est terrible et très belle. Se tourner vers Dieu pour qu'il fasse taire la douleur, se rendre compte qu'il ne répond pas, qu'il ne reste que le désespoir et la solitude totale, l'impuissance. Mais il y a dans l'apaisement souhaité dans cette phrase, l'idée d'une mort (que la terre engorge ma bouche) et l'idée de sa mort à lui. Comme si l'un n'allait pas sans l'autre. C'est presque le souhait d'une autodestruction. Quel talent pour arriver à dire autant en si peu de mots !

J'ai entendu une interview d'Atig Rahimi qui expliquait qu'il avait écrit en Français parce qu'il venait de rentrer en Afghanistan après 18 ans et qu'il avait besoin de cette distance avec sa langue natale pour exprimer toute cette violence alors qu'il écrivait en Persan en étant en France. Une autre langue offre plus de liberté parce qu'on la choisit.

Il dit aussi que les hommes sont plus dans l'acte que dans la parole. Les poèmes des femmes afghanes, dont celle à qui il dédie ce livre, expriment une rage extraordinaire, une grande violence. La violence qu'elle ne peuvent pas avoir dans la société ou la politique, elles peuvent l'avoir dans la langue, la parole ou la poésie.

Il lisait les oeuvres intégrales d'Antonin Artaud en écrivant son roman et ce qui l'a intéressé c'était de parler du corps et des rapports que celui-ci l' entretient avec la sexualité, la violence et la foi.

Il part de cette citation d' Antonin Artaud: "Du corps, par le corps, avec le corps, depuis le corps et jusqu'au corps." Cette phrase donne le rythme à son livre. En Persan il n'y a pas de dichotomie entre le corps et l'âme. En traduisant ce texte d'Artaud en Persan, on ne sait pas si on parle du corps ou de l'âme. C'est un poème à la fois érotique et en même temps mystique. C'est ce qu'il a tenté de faire passer dans Pierre de Patience, cette "réconciliation" entre les 2.

L'autre référence est une Poème Persan "A l'intérieur de moi, coeur las, je ne sais pas ce qui y habite, moi je suis silencieux et l'autre vous aboie".

C'est un éclairage très important que tu apportes là Marko.

Merci à tous pour vos commentaires sur ce fil que j'ai suivi attentivement.. et dès à présent que je sais que je vais avoir la possibilité de le rencontrer lors du Festival Etonnants Voyageurs à Saint Malo, je pense que je vais certainement avoir encore plus envie de lire ce livre

kenavo a écrit:

Merci à tous pour vos commentaires sur ce fil que j'ai suivi attentivement.. et dès à présent que je sais que je vais avoir la possibilité de le rencontrer lors du Festival Etonnants Voyageurs à Saint Malo, je pense que je vais certainement avoir encore plus envie de lire ce livre

Je trouve son écriture trop lente à mon goût, mais l'écouter parler est un plaisir. Au moins, cet auteur a su rester humble.

Eve Lyne a écrit:

Je trouve son écriture trop lente à mon goût, mais l'écouter parler est un plaisir. Au moins, cet auteur a su rester humble.

Quand j'ai fait mon premier festival, je suivais les annonces des auteurs et achetaient les livres à fur et à mesure parce que je voulais connaitre les livres avant d'aller au festival..
maintenant j'aime d'autant mieux faire l'inverse - je me laisse surprendre par les gens, je vais aux rencontres, je les écoute.. et si cela me dit j'aime bien faire connaissance de leurs livres..
En ce qui concerne écriture lente - moi j'adore plutôt.. donc.. affaire à suivre

Mon jugement sur cet auteur est vraisemblablement faussé. J'avais lu, juste avant son dernier roman, "S'immoler à vingt ans", un livre très fort sur la condition féminine afghane. Par comparaison, le livre de Rahimi m'est apparu plus "banal", moins troublant, moins percutant. Tout dépend finalement du contexte de la lecture. Un livre bouleversant nous poursuit très longtemps et rend les suivants plus modestes.

Eve Lyne a écrit:

Tout dépend finalement du contexte de la lecture. Un livre bouleversant nous poursuit très longtemps et rend les suivants plus modestes.

vu sous cet angle tu as tout à fait raison... parfois c'est une lecture d'avant.. parfois aussi il y a d'autres influences qui s'installent dans nos ressentiments de lecture..
en tout cas je suis très curieuse de faire déjà connaissance de l'homme derrière les livres.. et dépendant de cela aussi, je vais choisir un livre de lui..

Ce matin, dans Eklectik sur France Inter, Atiq Rahimi a lu ce passage, d'une voix contenu et plein d'émotion :

Citation :

D'un geste brusque, elle fait glisser sa main vers le bas, sous sa robe, entre ses cuisses. Ferme les yeux. Respire profondément, douloureusement. Elle enfonce les doigts entre les jambes avec voilence, comme si elle allait y planter une lame. Retenant son souffle, elle retire sa main dans un cri étouffé. Ouvre les yuex, regarde le bout de ses ongles : ils sont mouillés. Mouillés de sang. Rouges de sang. Elle place sa main devant le visage absent de l'homme. "Regarde ! c'est toujours mon sang, propre. Entre mes menstrues et le sang propre, quelle différence ? qu'y a-t-il de répugnant dans ce sang ?" Sa main descend près du nez de l'homme. "Tu es né de ce sang ! Il est plus propre que ton propre sang à toi ! Elle lui touche brutalement la barbe avec ses doigts. Lui frôlant les lèvres, elle sent son souffle. Un frisson d'angoisse lui parcourt la peau. Son bras tressaille. Elle retire sa main, serre les doigts, et, la bouche contre l'oreiller, pousse encore un cri. Un seul. Long. Déchirant. Et reste immobile. Longtemps. Très longtemps. Jusqu'à ce que le porteur d'eau frappe à la porte des voisins, que la toux caverneuse de la vieille voisine traverse les murs, que le porteur d'eau vide son outre dans le réservoir du voisin, que l'une de ses filles pleure dans le couloir. Alors, elle se lève et quitte la chambre sans oser regarder son homme.

Je vous met le lien de l'émission :

ici

Je viens de finir Syngué sabour et j'ai beaucoup aimé. Certes, au début, il m'a fallu un peu de temps pour accepter cette écriture rapide qui me semblait sortie d'un synopsis de film. J'avoue également avoir été déçue par la fin mais malgré cela j'ai été emballée par cette histoire très forte, par cette merveilleuse et poignante idée de faire du mari inerte la syngué sabour, la pierre de patience qui reçoit toutes les confidences.
C'est toute l'histoire des femmes bafouées, battues, humiliées qui se révèle à travers cette voix féminine.

Steven a écrit:

Ce matin, dans Eklectik sur France Inter, Atiq Rahimi a lu ce passage, d'une voix contenu et plein d'émotion :

Je l'ai finalement écouté en entier (c'est très long, mais ça vaut vraiment la peine) et il me plait encore davantage! simple, élégant, drôle et touchant...Un auteur à ne pas rater surtout

Très contente que tu aies apprécié Maddy

Snif! Et dire que je viens de le rater pour la seconde fois: A Nice dans ma librairie où il donnait une interview et au Salon mardi où il passait à 20 heures 30 ...J'étais déjà partie

Syngué Sabour, Pierre de patience

Beaucoup de choses ont déjà été dites sur ce livre, je ne pourrai guère apporter de nouveauté. J'ai beaucoup aimé cette lecture qu'on a du mal à interrompre.
C'est un ouvrage très "visuel", presque cinématographique ; une pièce unique, une femme et un homme immobile dans une atmosphère étouffante, et le temps qui s'écoule, rythmé par les phrases qui reviennent comme des leitmotiv, la lumière sur le kilim, le chant du mollah et les bruits de pas.

Certaines critiques reprochent au livre son effet "bonne conscience", "air du temps". Je ne suis pas d'accord avec cette vision des choses. Tant qu'il y aura de part ce monde des femmes opprimées, reniées dans leur chair et leur âme par l'obscurantisme et l'emprise des hommes, ce texte gardera sa force. Et comme le dit si bien l'héroïne, tant que les hommes ne verront dans leur femme que de la viande, un hymen et un ventre, ils se pénaliseront eux-même dans leur vie d'homme.

C'est un beau personnage de femme qui nous est offert là, à la fois pudique et cru, résigné et révolté, tendre et amer.

Ma vision de la fin, un peu déroutante il est vrai. ( Je suis curieuse de connaître votre avis, y compris négatif, sur mon interprétation )

Spoiler:

Tant pis, je reviens. D'accord pour la thématique etc . cependant pour moi, hormis dans la dizaine de premières pages, je trouve que l'écriture ne fait pas ou très peu passer l'émotion. Peu de choses donc sur le plan littéraire.

Vous allez tirer ...

Tirer, moi ? Jamais ! Les autres je ne sais pas !

Dans un sens je peux te comprendre ; je ne suis d'ordinaire pas adepte des écritures minimalistes, que je trouve souvent froides, voire pompeuses dans leur simplicité ostentatoire. Là j'ai été embarquée, touchée, même si l'émotion suscitée n'est peut-être pas aussi forte que celle ressentie à la lecture d'autres ouvrages, le style même nous laissant un peu "spectateur" de la scène et ne nous permettant pas de nous identifier réellement à l'héroïne.

Je relirai Syngué Sabour un jour, c'est certain.

D'ordinaire j'aime beaucoup l'écriture minimaliste, "blanche", qui paradoxalement en apparence dégage beaucoup de force. Ici je n'ai pas été embarqué.