Jean-Marie Blas de Roblès

L'île du Point Nemo

J'ai mis un certain temps à entrer dans le roman. Il faut trouver un rythme de lecture, un équilibre entre les digressions, les apparentes sorties de piste et les anecdotes apparemment déconnectées d'un contexte. Je suis souvent sensible à une créativité narrative mais j'ai d'abord eu l'impression que Blas de Roblès était excessif dans le registre de la fantaisie, des allusions grivoises au risque de perdre le fil conducteur d'une aventure.

L'île du Point Nemo gagne cependant en densité au fil des évènements, et j'ai davantage été séduit par une forme de mélancolie déjà évoquée par Invité. Une frénésie de références érudites révèle aussi une tristesse cachée, une amertume partagée par les protagonistes à la recherche d'un diamant dont la trace est surtout symbolique. Une curiosité a donc pu succéder à de la frustration et cette première expérience avec Blas de Roblès aura été intrigante, par moments fascinante même si l'immersion n'a pas été aisée.

"L'île du point Nemo"

Après l'immense coup de coeur que j'avais éprouvé lors de la lecture de "Là où les tigres sont chez eux", j'avais hâte de remettre la main sur un autre roman de Jean-Marie Blas de Roblès. C'est maintenant chose faite avec cette "Île du point Nemo" qui ne m'a pas déçue, bien que l'atmosphère générale dégagée par ce livre soit assez différente de son précédent roman. Le ton qu'a voulu donner Blas de Roblès à ce nouveau roman m'a paru plus "léger" que dans "Là où les tigres..." et j'ai senti qu'il a voulu dans son écriture se (et nous) faire plaisir en nous livrant un récit rocambolesque qui se dévore comme ces "feuilletons"paraissant dans les journaux du XIXème siècle.

La trame du roman concourt bien évidemment à cet esprit feuilletonnesque puisque, comme dans "Là où les tigres..." le récit alterne à chaque chapitre entre deux histoires situées dans un espace/temps différents. Le lecteur, pris au piège de ces deux récits se voit obligé d'interrompre les évènements décrits dans l'un pour plonger dans un autre univers avant de retrouver la suite des aventures vécues précédemment, ce qui donne un côté "suspense" comparable à ce que pouvaient éprouver les lecteurs de journaux du XIXème siècle, contraints d'attendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines, avant de se replonger dans les oeuvres d'Eugène Sue, d'Alexandre Dumas ou de Paul Féval.

Ici, le récit alterne entre les curieuses pratiques de M. Wang, un richissime entrepreneur chinois qui, de nos jours, dans le Périgord, est à la tête d'une usine de montage de liseuses électroniques, et les aventures dans un monde plus steampunk  que réellement victorien d'une sorte de "Ligue des gentlemen extraordinaires" qui va parcourir une grande partie du monde afin de retrouver un mystérieux diamant dérobé à sa propriétaire.

On ne compte plus, au fil de ce roman, les multiples clins d'oeil à la littérature dite populaire et l'on se délecte à trouver ici et là, au détour d'une phrase, des allusions à Dumas, Jules verne, Conan Doyle, Lovecraft et bien d'autres encore savamment dissimulés dans les pages de ce roman déjanté qui se dévore avec gourmandise et qui ravira celles et ceux qui ont rêvé sur les aventures du capitaine Nemo, de Sherlock Holmes, du Comte de Monte-Cristo ou de Charles Dexter Ward.
Mais ce qui apparaît en filigrane derrière ce roman d'aventures c'est aussi la fin d'une certaine forme de littérature et aussi, peut-être, la fin du livre en tant qu'objet avec l'émergence du livre électronique et toute la stratégie de marketing qui l'accompagne.

Cependant, j'ose l'avouer, c'est sur ma liseuse que j'ai dévoré ce roman jubilatoire.

merci pour ton commentaire Bibliomane !

ton aveu rejoint le livre de Rieffel ICI

Ah oui, ravie de retrouver un commentaire de Biblio sur le forum !
Je ne connais pas Charles Dexter Ward, ni son inventeur, il faudrait que je songe à les rencontrer...

Armor-Argoat a écrit:

Ah oui, ravie de retrouver un commentaire de Biblio sur le forum !
Je ne connais pas Charles Dexter Ward, ni son inventeur, il faudrait que je songe à les rencontrer...

C'est un personnage créé par H.P. Lovecraft, l'inventeur du mythe de Cthulhu et des "Grands Anciens" et Blas de Roblès fait allusion à ce mythe dans les incantations proférées par le marin cuistot dans la dernière partie du roman.

Cet avis me fait trèèès plaisir !

La mémoire de riz

"Il ne m'appartient pas de chercher à approfondir un sentiment, une évidence, que lui-même ne désirait pas décortiquer. Peut-être en était-il incapable, mais peut-être également, c'est mon impression aujourd'hui - avait-il atteint ce point d'extrême sagesse ou l'on se refuse à vider certaines questions essentielles de leur mystère en y répondant". Cette phrase, tirée de "L'oncle Félix", dernière nouvelle du livre, est-elle un réponse, ou au moins un début de réponse à une grande partie des 21 autres ?

Dans la plupart de ces 22 nouvelles, les personnages sont confrontés aux éternelles questions que chacun se pose à un moment donné, aux sentiments, aux émotions qu'elles procurent, difficiles à décrire mais si proches : la fascination mêlée à la crainte, la mort... et d'autres. Et l'auteur lui, je ne sais par quel magie, met des mots sur ces sensations, s'en approche au plus près sans jamais vraiment réussir à - ou sans vouloir ? - donner une réponse. Et c'est génial ! On se laisse happer, on nage dans ses mots et ses phrases avec aisance pour mieux s'y noyer, au final.

"Je suis toujours surpris de constater, disait-il, à quel point une situation limite, en l'occurence le fait d'être à l'affût par quinze mètres de fond, peut nous conduire à des émotions, des sentiments primitifs semblables à ceux qui durent bouleverser nos ancêtres aux origines de l'humanité : crainte et attirance mêlées en face des énigmes dont nous sommes de toute part environnés, plaisir et répulsion à guetter ce qui va surgir des profondeurs, traverser ce miroir sous-marin qui ne reflète que le vide."

Les autres nouvelles, de facture plus classique,généralement plus drôles, mais il y a des exceptions dans chacun de ces deux styles, apporte le même plaisir pour le lecteur, une stimulation perpétuelle...

Ici, même si on devine dès le départ la chute, ou quelque chose qui s'y rapproche, on ne lâche pas le bouquin, mais on dévore l'histoire et surtout la manière dont elle est narrée et écrite.

Et quelques perles, certainement différentes pour chacun d'entre nous. Pour moi, ce fut "Le Même et l'Autre" et une nouvelle proche d'un certain style de science-fiction, quatres pages mémorables, "La loi Cioran", d'une drôlerie loufoque, qui m'a donné envie de relire les nouvelles de Ballard jeune .

"La mémoire de riz" ne restera pas que dans le riz et je tenterai vite "L'île du point Nemo".