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| Alexandre Vialatte | |
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+5Steven Baklava Constance moinonplus bix229 9 participants | |
Auteur | Message |
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Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Dim 29 Jan 2012 - 16:05 | |
| Quatrième de couverture : - Citation :
- Le brigadier Berger, du train des équipages, matricule 2404, est pris dans la tourmente de 1940. Fait prisonnier, astreint à de terribles marches forcées, il devient fou. Passé et présent s'entrechoquent en lui et il n'y comprend plus rien. Mais pour cet homme loyal et fidèle, la pire folie n'est-elle pas celle du monde réel, l'armée vaincue, dispersée, la France occupée ? Sa folie à lui n'est que fidélité au passé.
Extraits de la chronique de "Le fidèle Berger" par Jean Blanzat : - Spoiler:
Le fidèle Berger, « Un cas limite du roman-procès ».
«Comme il y a des romans de formation – du type Éducation sentimentale -, qui content l’histoire d’un caractère qui se compose ; il y a des romans qui entreprennent, au contraire, de dire comment, sous la pression de forces extérieures, l’âme d’un homme peut éclater et se défaire. C’est la même enquête sur le coeur humain et la même méthode d’analyse ; il s’agit toujours de séparer le vrai du faux, l’important et le secondaire, mais les points de départ sont à l’opposé.
Le Fidèle Berger d’Alexandre Vialatte offre tous les traits d’un roman « d’éclatement » et c’est un cas limite du roman-procès. Berger, homme ordinaire, brigadier du Train des Équipages, a été fait prisonnier dans la débâcle de juin 40. Terrassé par la fatigue et l’angoisse, il a voulu se suicider, il est devenu fou. Il est passé par tous les lieux où l’homme est « séparé » : la prison, l’hôpital, la maison de fous. Voici le résumé de son histoire. « Il avait voulu sauver son honneur et sa liberté. Il y avait sacrifié sa vie, le corps réchappé par miracle, il devait maintenant donner l’esprit. Il gardait l’âme. C’est la seule chose qu’on ne puisse pas prendre Mais que vaut-elle sans outils ? ». C’est là le bilan d’une vie qui s’est décomposée, qui a subi une défaite progressive et complète. Ne retenons que l’essentiel de ces phrases qui commentent pourtant tout le livre. Que veut dire ici ce mot qui désigne le dernier et inaliénable bien de l’homme : l’âme ? L’âme c’est, semble-t-il, la conscience qu’un homme a de vivre, le sentiment de son existence, de sa durée. L’esprit, ce sont ces outils perdus, c’est en particulier le pouvoir de parler, sinon à soi-même, du moins à autrui. Sous cet aspect Le Fidèle Berger est un roman-procès limite. Le crime de Berger, la somme de ses vérités singulières, c’est sa folie. Tout débat dès lors est inutile, le tribunal est unanime, le verdict immédiat. La punition, c’est la Solitude. Rien n’est plus terrible ; dans un monde sans soutien toute vérité est improbable, l’âme s’égare dans ses propres doutes et risque de s’abîmer. Plus tard, elle sera pourtant sauvée et, sous les yeux méfiants des hommes, elle retrouvera peu à peu l’usage de l’esprit.
La tragédie du Fidèle Berger n’est que trop vraisemblable. Elle a pu se produire cent fois. On peut même dire que Berger n’a fait que vivre à l’extrême un drame que nous avons tous connu. Nous avons dû, en juin 40, passer brusquement d’un monde à un autre et, d’une multitude de pensées, changer tout à coup. Plus éprouvé et peut-être moins préservé que la plupart, c’est presque naturellement que Berger a glissé du désarroi à la folie. En ce sens, le livre de Vialatte, grave, désintéressé, traversé d’une plainte secrète, est un des plus beaux témoignages sur notre défaite. Il en résume l’essentiel du point de vue moral. Il y avait dans la donnée une difficulté très grande. L’auteur met en scène un fou. Cela même l’oblige à se tenir tout près de son héros, s’il en parlait de trop loin il serait condamné à un pittoresque odieux ; bon gré, mal gré il lui faut s’approcher de cette folie et comme y participer. Vialatte doit succomber avec Berger, délirer avec lui et avec lui guérir. C’est pourquoi, aux plus hauts moments de la maladie, le lecteur est mis sans intermédiaire et sans guide en présence de la folie. Un psychiatre pourrait alors juger comme un document clinique les divagations de Berger ; elles ne nous concernent plus. « Il n’y a qu’un monde pour tous pendant le jour, mais la nuit, dans nos rêves nous avons chacun notre monde ». La folie est, comme les rêves, un monde de chacun, mais, comme eux, c’est un monde incommunicable. C’est pourquoi « tombent » du livre tous les « effets » poétiques de la folie, et même, par exemple, ce qui concerne « le secret de Planier », thème faussement conducteur, d’un symbolisme élémentaire, et dont le livre pouvait se passer. C’est dans les moments où Berger reste ou redevient intelligible que nous pouvons être avec lui. Vialatte le sait et, sacrifiant à un procédé un peu usé, il multiplie dans l’esprit du fou, intacts ou à peine déformés, les souvenirs lucides. Si bien que, sous-jacents aux courants qui déchirent une âme, la dispersent et la perdent, il y a les contre-courants, qui tendent à la recomposer. Ils rapportent à l’homme nu les biens d’une vie banale : une enfance encore vivante, un pays natal, une femme, deux enfants. C’est cette vie, à grand-peine sauvée du désastre, qui donne enfin la vraie substance du livre ; c’est d’elle qu’il tient sa douceur et son rayonnement. Relevons, pour finir, quelques traits frappants de l’écriture. Vialatte sait voir les choses avec un regard qui rappelle Kafka. Comme lui, il rend leur présence intense et leur prête on ne sait quelle existence métaphysique. « L’endroit aurait été banal », écrit-il d’un coin de cave, sans la descente dramatique d’une colonne. Poète des choses, Vialatte peut tout aussi bien se servir à leur propos des ruses de Giraudoux : « Berger était au bonheur suprême de laisser voir qu’il tenait une épingle. Cette épingle lui cachait le monde ».
(Source Le club des valattiens / Poésie 42, n° 14. Repris dans Entretiens d’Alexandre Vialatte, page 89, éditions Subervie – 1976)
Fait prisonnier le 16 juin 1940, interné dans le lycée de jeunes filles de Besançon, Alexandre Vialatte sombre peu à peu dans une dépression nerveuse d'où émergera un autre homme qui n'aura plus d'autres obsessions que de s'évader et cacher qu'il maîtrise parfaitement la langue allemande. Afin de respecter ces deux consignes qu'il s'est imposé, il décide de simuler la folie mais, comédien pris à son propre piège, Vialatte commence à perdre tous ses repères, il est tout d'abord transporté à l'hôpital de Besançon puis, après une tentative de suicide, à l'hôpital psychiatrique de Saint-Ylie (près de Dole), dans lequel il subira la "cure de Sakel", afin de le guérir de sa folie. De cette douloureuse histoire naîtra son roman "Le fidèle berger", écrit en quarante jours. Ce roman se présente comme un journal ou, plutôt, selon l'expression de Vialatte : "une espèce d'épopée météorologique de l'âme". Seuls les noms propres ont été modifiés, ainsi son cheval "Braguette" deviendra "Pantalonna" et son fils "Pierre" apparaîtra dans ses délires sous l'apparence de fillettes jumelles. Quant aux lieux exacts, jamais ils ne sont nommés. De même, né de l'imagination de Vialatte, le personnage fantômatique de son ami Planier apparaissant dans ses délires hallucinatoires, le détenteur d'un secret imaginaire qu'il lui aurait confié et qu'il se doit de conserver jusqu'à en périr, n'est que la représentation symbolique du patriotisme, de la fraternité, de la fidélité à la parole donnée, de la fidélité à ses convictions, à soi-même. "Le fidèle Berger", récit intense, halluciné, d'un long accès de folie, témoignage du désespoir et de l'impuissance d'un homme qui s'enfonce lentement dans les ténèbres, en une totale incompréhension des événements douloureux qui se succèdent, implacables, inexorables, nous enseigne que "la folie de la bonne volonté vaut mieux que la sagesse de la ruse", et que l'âme résiste mieux à la douleur que le corps, les nerfs, le coeur et l'esprit. Mais qu'est-ce donc que l'âme, sinon cette folie providentielle surgie de la volonté de résistance à l'anéantissement (respecter la consigne absurde de Planier dont Berger ne peut se souvenir, puisqu'elle n'a jamais existé), cet élan vital qui l'a paradoxalement poussé à cette tentative de suicide, pour lui permettre de sauver sa vie. D'ailleurs, Vialatte avait songé à intituler son roman "Qui-perd-gagne" ou "Khamsin", nom égyptien du simoun. Extraits de la première partie : - Citation :
- Au soixantième kilomètre il sentit quelque chose, en lui, qui se cassait, comme une corde de violon trop tendue. Ce n'était plus lui qui marchait, mais un autre, il ne savait qui.
Au soixantième-cinquième kilomètre, il vit de l'eau qui traversait la route, mordorée, pailletée, clapotante, couleur de pierre d'aventurine, comme les ruisseaux de son pays, avec des parties plus dorées sur les lits de sable peu profonds, plus vertes ailleurs et noires sous les branchages. il arrêta ses deux voisins : - Vous ne voyez pas l'eau ? - Quelle eau ? (p.29) - Citation :
- Il souriait sans s'expliquer, d'une façon exaspérante. Berger aurait voulu lui arracher un mot.
Mais Planier souriait sans rien dire, de l'air d'un homme qui a suffisamment parlé et qui vous laisse le soin de comprendre. Et Berger, du fond de ses souffrances et de ses perplexités, s'accrochait à cette consigne qu'une ombre surgie dans la nuit, d'un souvenir indifférent, lui soufflait avec insistance du fait même de son mutisme. Privé de consigne officielle, il avait trouvé un mot d'ordre : il sauverait le secret de Planier. mais ce secret quel était-il ? (p.43) - Citation :
- La silhouette de Planier passa dans la brume légère qui annonçait déjà le matin. Il avait un doigt sur les lèvres, et sa capote sentait la pluie, l'herbe mouillée, le genêt, le cheval, l'aventure ...
- Je suis fou, dit Berger à voix basse. - ça oui, dit l'artilleur du fond; en fait de cinglé tu peux dire que tu te poses là. - Planier ! cria Berger, Planier ! - F ... lui la paix, dit l'artilleur, à ton panier ! Un cheval hennit quelque part. Un homme cria dans une voiture. Un petit jour blême, comme disent les journaux pour raconter les matins de guillotine, un petit jour blême se levait derrière les murs. (p.75) - Citation :
- [...] " Ils me croient fou, pensa Berger. je ne peux pourtant pas leur dire que quand la vérité devient folle, il n'est pas plus fou d'obéir à la consigne extravagante d'un fantôme qu'à des événements illogiques !"
[...] L'hôpital lui ouvrit ses portes. Le brigadier Berger entra dans son destin comme dans le château d'un enchanteur. Le pas de sa jument faisait sonner les voûtes. Car il la tenait par la bride. Et son ombre se détachait sur les hautes marches de pierre. On mit Berger dans un lit blanc. Pantalonna, attachée aux barreaux, broutait de l'ombre et des reflets sur le miroir de l'encaustique qui sentait le miel.[...] (p.102-103)
Extraits de la deuxième partie : - Citation :
- Berger se réveilla dans une cellule dallée.
Les murs étaient épais d'un mètre. En face de lui un judas grillé le regardait au milieu d'une porte verte. Derrière lui, sur la gauche, une petite fenêtre munie de barreaux en quadrillage s'ouvrait à ras du sol sur des démolitions. Les murs se terminaient en voûte. Au croisement de leur double ogive une petite ampoule bleue promettait pour la nuit une lumière sépulcrale. [...] Il était dans un petit lit de fer. Sur une table de nuit, à sa gauche, il trouva un peu de tabac, une assiette en métal, une cuillère,. Pas de couteau, pas de fourchette, pas d'habits.(p.109) - Citation :
- [...] Au début il était dans une immense cour entourée par des sentinelles; ensuite dans une chambre isolée avec des fous ! Maintenant dans une geôle, dans une cellule, complètement seul, dans un tombeau, dans la cave d'une maison hantée.
L'accordéon jouait des valses qu'il n'avait jamais entendues. Etait-ce lui qui les inventait ? (p.113) - Citation :
- Ce décor de Monte-Cristo, ce sépulcre en sous-sol, lui semblaient prétentieux, trop emphatiques pour le destin d'un homme de troupe. Et puis ces chants et cette musique . C'était du grand guignol ! Et cet après-midi de grand luxe, ce soleil, ces plâtres, cette lèpre théâtrale, cette misère d'opéra !
C'était prémédité ! Les gens de théâtre devraient savoir qu'à forcer les effets on passe le vraisemblable et on tue l'illusion ! Cette cave voûtée convenait peut-être au masque de fer ! Mais pas à lui ! L'explication était certainement là ! On devait le prendre pour un autre, pour un personnage important. A moins qu'il ne fût important à son insu. [...] Mais qu'est-ce qui pouvait bien donner une importance gênante à l'humble brigadier Berger ? Le "secret de Planier" ? C'était ça ! Ce devait être le "secret de Planier" ! ... (p.120) - Citation :
- [...] Il pria encore Dieu de lui pardonner son acte et, choisissant une veine à la saignée du bras, trancha d'un coup.
[...] Des souvenirs sans lien venaient crever comme des bulles à la surface de sa mémoire usée où le poème d'autrefois se récitait tout seul. Mille trains arrivaient de mille gares. Cent gramophones tournaient ensemble. Et la réalité fournissait par surcroît les javas, les accordéons, les rires de la femme et les pleurs des jumelles, et le petit vieux qui trottinait le long du mur blanc. Il se souvint du mot de Planier : "Il suffit de savoir qu'on le ferait". Il savait maintenant. (p.168-169) Extraits de la troisième partie : - Citation :
On découvrit Berger pieds nus dans une flaque noire, enveloppé de sa chemise sanglante, avec des bras de boucher et une tête d'écrasé. [...] La planche était tirée entre lui et le monde. [...] Ensuite il n'y eut plus rien. Ensuite il y eut des salles avec des soldats blessés qui jouaient de l'accordéon, des nègres à la tête pansée, des infirmiers.(p.177-178) - Citation :
- Deux des religieuses qui étaient au pied de son lit avaient une tête assez virile. Il se demanda si ce n'étaient pas des médecins camouflés en femmes ? et pourquoi ?
[...] On le posa sur un brancard; on lui passa sur les poignets des bracelets d'étoffe large de six centimètres qui lui fixaient les mains aux côtés de la civière. et ces bracelets fermaient avec des clefs qu'un gardien mettait dans sa poche. Il se demandait ce qui allait corser ces joyeusetés. On l'enfourna dans une auto dont la porte se rabattit.(p.180)
- Citation :
- On le mit dans le premier lit de la rangée du milieu, le plus près de l'entrée. On lui passa aux chevilles des bracelets qu'on attacha aux montants de la couchette; on lui remit des bracelets aux poignets; on les attacha au sommier. On donna quattre tours de clef. Et il resta couché sur le dos, abandonné à ses pensées, comme un homme étendu dans le fond d'une barque et qui ne voit rien du rivage, sans autre horizon que le plafond et les chaînes de ses pieds nus. (p.184)
- Citation :
- Il passait deux fois par semaine dans la cabine ripolinée. La veille il était mis à jeun, et le matin on prenait sa tension. On lui attachait le bras gauche et les pieds "au billard". On le couvrait d'un édredon plat et très chaud. On lui passait un caoutchouc autour du bras. La doctoresse emplissait une seringue. On le faisait asseoir. On plantait une aiguille dans une veine de son bras droit. On injectait 10 cm3 d'un liquide transparent. Au bout d'un instant une angoisse lui montait au coeur. Sa vue se troublait. La respiration lui manquait. Il essayait d'agiter son bras libre. Il étouffait comme un poisson dans l'air. Le coeur cessait de battre. Il tombait en arrière. Quand il se réveillait, à sa place ordinaire (un quart d'heure, deux heures après ?) il ne savait plus rien; il sortait du néant, il n'avait plus de souvenirs; il ne pensait qu'à manger.
Et sa mémoire sombrait de plus en plus. Il ne se rappela bientôt plus rien, sauf son nom, et son matricule, le numéro de sa compagnie, la dernière adresse de sa femme. Il ne connaissait plus celle de ses parents. Il oubliait en route le commencement de ses phrases. Il s'asseyait sur son lit, épuisé, le front dans ses mains, sûr de sombrer dans un gâtisme dont il ne guérirait jamais. Il demanda à une infirmière : - Est-ce qu'on sort de ces maisons-là ? Elle lui répondit qu'elle se garderait bien de lui donner un espoir qui pourrait être trompeur. Chaque jour de sa vie exigeait de lui un renoncement de plus à une chose dont beaucoup d'hommes estiment parfois la privation pire que la mort.(p.202-203) - Citation :
- [...]Il avait trop supporté pour son corps, il supporta trop pour son coeur qui se détacha, trop pour ses nerfs qui furent cassés et sa raison s'y perdit. Mais il s'aperçut que l'âme peut résister à tout. Elle restait comme une vieille reine inamovible au milieu des ruines de son temple et de ses serviteurs aveugles.
Elle se promenait dans sa tête vide comme dans un château hanté, en s'appuyant sur une canne, et son pas faisait sonner les voûtes.[...] (p.209) Extraits de la quatrième et dernière partie : - Citation :
Les prisons font devant leur porte, une ombre longue. Peut-être faut-il parfois toute une vie pour la traverser. [...] A mesure que berger avançait dans cette ombre elle s'allongeait devant ses pas. Ce fut en sortant de prison qu'il devint prisonnier. (p.235)
- Citation :
Il retrouva sa place au repas entre le mur et la table carrée, qu'on avançait un peu pour lui. Il y avait juste assez d'espace pour réserver un centimètre entre le mur et le dossier de la chaise. Il ne pouvait ni reculer, ni s'avancer, ni se renverser. Soudain, il n'y tint plus et repoussa la table : "Je ne peux plus rester comme ça !" [...] Ses parents ne pouvaient pas comprendre. Ils n'avaient pas passé chacune des secondes des heures de tant de journées à préserver entre un lieu et leur peau ce dixième de millimètre de jeu qui permet, tant que le poignet ou la cheville ne fatiguent pas, de se figurer un bref instant que rien ne vous attache. (p.237) - Citation :
Il déballait de son étrange foulard ses richesses enigmatiques : la boîte de gruyère, la clef qui ne sert à rien, l'épingle de sûreté, la ficelle défendue qui pouvait désormais lui servir licitement à attacher son pantalon. Et si quelqu'un entrait il ne les cachait pas. C'était sa revanche. Tous les plaisirs qu'on lui offrait le bousculaient. - Tu ne réponds pas ? disait sa mère. Qu'aurait-il répondu ? Qu'aurait-il entendu ? Il était au bonheur suprême de laisser voir à tous qu'il tenait une épingle. Cette épingle lui cachait le monde. (p.238) - Citation :
Au-delà de la cour des toits fumaient, la nuit tombait, un clairon sonnait quelque part. L'odeur du tan et des futailles montait plus fort. Il se sentit triste à pleurer. La défaite violait jusqu'à son enfance. Il n'y avait plus rien à sauver. (p.261) - Citation :
Il lui restait un mauvais goût de s'être tué dans cette cave pour une consigne imaginaire. Il décida de changer de souvenirs. (p.264) | |
| | | bix229 Parfum livresque
Messages : 24639 Inscription le : 24/11/2007 Localisation : Lauragais (France)
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Dim 29 Jan 2012 - 16:58 | |
| Tiens, j' avais envie de mettre une chronique de Vialatte, et hop, que vois-je qu' on parlait du Fidèle Berger.Pure concidence, mais j' imagine Vialatte en train de se retourner avec plaisir dans sa tombe !
Dernière édition par bix229 le Lun 30 Jan 2012 - 15:21, édité 1 fois | |
| | | Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Dim 29 Jan 2012 - 17:58 | |
| - bix229 a écrit:
- Tiens, j' avais envie de mettre une chronique de Vialatte, et hop, que vois-je qu' on parlait du Fidèle Berger.
Pure concidence, mais j' imagine Vialatte de retourner avec plaisir dans sa tombe ! Ton inconscient avait peut-être enregistré un récent échange entre Colimasson et moi, portant sur "Le fidèle berger" à propos de la "cure de Sakel" (fil "Art Brut"). Je m'y étais engagée à chroniquer ce roman, j'ai donc tenu ma promesse. | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Dim 29 Jan 2012 - 21:28 | |
| Merci Constance ! Ta critique m'a définitivement convaincue de lire Fidèle Berger. Et les extraits sont alléchants au possible. De toute façon, Vialatte me faisait déjà de l'oeil depuis un petit moment, donc ce sera l'occasion de voir ce qu'il a dans les tripes | |
| | | Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Lun 30 Jan 2012 - 12:05 | |
| Afin de compléter le portrait littéraire de Vialatte, voici une vidéo qui pourrait t'intéresser, Colimasson. Pour illustrer le propos de Pierre Jourde sur les rescapés de 14-18 qui furent ses enseignants mortifères, j'ai copié un autre extrait de "Le fidèle Berger" : Cet extrait est exemplaire de l'une des hallucinations de Berger ... un véritable cauchemar éveillé. - Citation :
- [...] Que lui auraient dit ses anciens maîtres ?
Ils lui avaient fait lire Plutarque; ils ne l'auraient pas désapprouvé. Il revoyait leurs bras coupés par l'autre guerre, leurs pantalons bleu horizon qui dépassaient leurs soutanes anonymes, les molletières des "deuxième classe", et leurs médailles militaires, et celui dont la tête n'est qu'une bouillie. C'étaient des hommes, et des Français. Non; ils l'auraient traité de lâche; ils lui auraient dit qu'on n'a pas le droit de désespérer. Il les vit venir comme des juges, dans leurs grandes robes, avec leurs jambes de bois et leurs fronts trépanés. Le sergent d'infanterie Ramel, le professeur de rhétorique, monta en chaire, et le préfet de discipline, un lieutenant d'artillerie, ouvrit un énorme registre qui était un cahier de punitions; et le surveillant des grands, celui qui n'avait plus de face, se tenait tout droit dans l'ombre où sa tête surnageait, sans nez, sans sourcils et sans lèvres, sous forme d'une boule blanche et rouge, couverte de coutures comme un ballon de football. Berger baissa la tête comme un mauvais élève. (p.141) | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Lun 30 Jan 2012 - 21:40 | |
| Merci pour cette vidéo qui s'attarde sur des aspects méconnus de Vialatte. Je retrouve un peu là-dedans les récits de ma grand-mère qui me parlait de son éducation dans les villages des années 35-40. C'était un peu plus tard, mais l'état d'esprit semblait tout de même similaire.
En tout cas, c'est une bonne introduction à la lecture du Fidèle Berger. (et je n'imaginais pas Pierre Jourde aussi calme et posé que ça...° | |
| | | Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Mar 31 Jan 2012 - 12:55 | |
| Vialatte, homme et écrivain d'une exceptionnelle complexité ne se laisse pas approcher comme la plupart des auteurs monolithiques de transparence qui sévissent aujourd'hui dans les médias et les salons, Colimasson. - Citation :
Dans un entretien diffusé sur France Inter milieu des années 80, Desproges raconta les circonstances qui lui firent découvrir Vialatte et furent (en partie, bien sûr ) à l’origine de sa vocation d’écrivain et d’humoriste . Alors qu’ un jour de 59, il trônait sur une lunette de toilettes de la caserne d’Epinal où le papier hygiénique ne l’était guère, puisque, (comme il était fréquent à l’époque), il s’agissait de feuilles de journaux préalablement découpées à cet usage, il prit le temps de lire un texte d’Alexandre Vialatte publié dans le magazine “Spectacle du Monde” ; texte remarquable -et remarqué- miraculeusement préservé d’engloutissement dans les entrailles de l’oubli et des cabinets . Il s’agissait de “Nécessité du loup” qui lui fit découvrir une “écriture” et un humour avec lesquels il perçut une profonde affinité. Un coup de foudre littéraire, en quelque sorte … Desproges, connaissant ce texte par coeur, le récita au cours de l’entretien ; et comme, par chance, j’avais enregistré l’émission, je l’ai transcrit à l’époque pour l’étudier avec mes élèves. (Source : blog Tropique du Scorpion) Texte d’Alexandre Vialatte qui a inspiré Pierre Desproges au début de sa carrière d’écrivain et d’humoriste : - Citation :
- “Le loup, appelé ainsi à cause de ses grandes dents”
Nécessité du loup.
Le jour tombe vite, les nuits sont longues, la bise glacée, les étoiles brillent d’un vif éclat, c’est la saison des loups et des prix littéraires ; les prix littéraires sont donnés, les lauriers sont coupés, nous n’irons plus au bois ; les loups d’ailleurs n’y vont plus guère. Les loups sont de moins en moins recherchés. Notre civilisation n’en consomme que très peu. Devenue urbaine, elle dégénère et s’affadit. La littérature d’autrefois, la chanson, le conte utilisaient une grande quantité de loups, bien noirs, bien méchants, bien voraces. On les a tués. Mais ils se vengent. Le loup est un besoin essentiel, le loup fut un aliment complet, il ne peut mourir entièrement. Il faut des loups, il faut du frisson noir. Sans le loup, on s’ennuierait de la vie.. Il faut qu’une ombre sur le mur allonge un museau qui fasse peur ... Chassez le loup par la porte, il revient par la fenêtre et se cache derrière les rideaux. Si ce n’est pas le loup, ce sera Rocambole, Chéri-Bibi ou Fantômas. En un mot, c’est le bandit masqué. Il va dévorer la petite fille, et c’est ça qui est intéressant. On entendra les os qui craquent, il ne restera qu’une natte blonde avec un noeud de ruban, comme un papillon bleu sur un plancher passé à l’encaustique. Quelle attraction, un dimanche ennuyeux, quand le ciel est gris et qu’on ne sait que faire ... On voit par là que le loup ne meurt pas sans avoir pris ses précautions “. | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Mar 31 Jan 2012 - 21:47 | |
| Géniale cette parabole du loup ! Heureusement qu'elle n'est pas passée aux chiottes.
(les médias et les salons, je ne fréquente pas trop non plus) | |
| | | bix229 Parfum livresque
Messages : 24639 Inscription le : 24/11/2007 Localisation : Lauragais (France)
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Mar 31 Jan 2012 - 22:49 | |
| Merci Constance pour la vidéo de Jourde et les divers extraits cités !
Et puis, n' oubliez surtout pas les Chroniques, 12 recueils publiés à ma connaissance et tous après sa mort. Toutes ces chroniques ont été choisies par Ferny Besson. Je les ai presque toutes lues et je peux vous dire qu' il n' y a pas grand chose de mieux comme livre de chevet. Ces chroniques sont un miracle de spontanéité et de style vraiment pensé, tenu. On peut s' y tromper, parce que Vialatte les écrivait très vite, mais non, juste le talent ! | |
| | | Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Mer 1 Fév 2012 - 10:20 | |
| Les amoureux de la belle langue de Vialatte, qui disait de lui-même qu'il était "notoirement méconnu", se reconnaissent entre eux, Bix. Alain Rey ne nous contredira pas, qui compare Vialatte à Rabelais. Alain Rey parle de Vialatte Connais-tu sa dernière chronique post mortem, Bix ? ... du pur concentré du génie de Vialatte - Citation :
- Du Walhalla (et hors du temps) à la Planète creuse
Monsieur le rédacteur en chef,
Moult merci d'avoir exhumé - au sens propre comme au figuré - une de mes chroniques, pour l'honorer d'une publication avisée dans le Grottes & Gouffres n° 131, daté de mars 1994. Moi qui, de mon vivant, n'écrivis jamais que pour le plus large public - ce qui n'est point déshonorant ; au contraire - je suis flatté d'avoir été remarqué post mortem par une revue scientifique telle que la vôtre. Sans doute appréciâtes-vous la pertinence de mes remarques sur l'axolotl (que certains membres du SCP tentèrent de ramener de Chine, naguère), tout autant que l'impertinence de mes appréciations concernant les spéléonautes (terme forgé dans les années 60, pour désigner un explorateur "hors du temps"). Si vous en rencontrez un toutefois un spéléonaute - dites-lui de ne plus mettre de lunettes noires au sortir du trou. Ça donne trop mauvais genre ; on pourrait croire qu'il vient de passer six mois en boîte de nuit, aux frais de la Nasa ou de la Fondation de la Vocation, ce qui déconsidère toute cette belle entreprise cette page d'histoire, finalement - éminemment digne de respect. Et oui ; la médaille a son revers, l'abîme son remplissage. On ne se remet pas de la nostalgie du vide. Il est bien mélancolique ce vieux spéléo descendu méditer à la cave, en souvenir des 1000 de jadis. Le serait-il moins s'il s'agissait d'une cave à vin ? Sans doute ; mais on ne distingue pas de bouteilles sur le dessin. Peut-être sont-elles dissimulées sous le tas d'anthracite ? Au temps de la fermeture des houillères et du chauffage au gaz naturel en provenance de Sibérie, ce combustible salissant ne peut plus guère servir qu'à ça : masquer aux yeux des cambrioleurs furtifs et des épouses méfiantes les récipients d'extase liquide. Mais, quel étrange compagnon lui a donc donné l'illustrateur ? (Il le tient sur ses genoux.) Un rat-de-cave, monsieur le rédacteur en chef, un rat-de-cave disais-je, n'est pas un représentant de la famille des muridés ; c'est une longue mèche enduite de cire et repliée sur elle-même, servant bien entendu - à s'éclairer. Il y en avait beaucoup dans mon Auvergne natale, avant que mes compatriotes ne s'y décident, l'un après l'autre, à l'achat follement dispendieux d'une lampe électrique portable. Encore un exemple, sans doute, de la méconnaissance généralisée du monde souterrain. La grotte est toujours mystérieuse et les spéléologues - peu favorisés par le hiatus de leur appellation – des briseurs de tabous quasi ignorés. Pourtant, que de poésie dans leur geste et dans les outils qu'ils utilisent pour apporter dans les limbes le feu de Prométhée : après le rat-de-cave, vient la calbombe, ou bombe de chaleur (cal) – donc de lumière. Mon contemporain, l'excellent Raymond Queneau n'écrivait-il pas : Adieu ma terre ronde, Adieu mes arbres verts ; Je m'en vais dans la tombe Dire bonjour aux vers. Tout poète à la ronde Peut massacrer un vers ! Moi, j'éteins la calbombe Et m'en vais boire un verre… Ce qui nous ramène à la cave à vin. Serions-nous passés de l'homme des cavernes à son homologue des tavernes ? Mais, monsieur le rédacteur en chef, ne seriez-vous pas saisi par l'amertume de cette destinée ? Celle de maints spéléologues sans doute ? celle de tout-un-chacun, au bout du compte. Et oui, quand on est enfant, on veut fabriquer la fusée pour aller dans la Lune. Un peu plus tard – avec un peu de chance et beaucoup de ténacité – on se résout à bâtir la cabane au fond du jardin. L'Homme est ainsi : la cabane, il la peint en vert – couleur de l'espérance et la baptise Soyouz ou Apollo. Et tout va bien. S'il a su rester "jeune" – jeune : un adjectif à qui les guillemets vont bien – il inscrit une belle devise sur la façade, style : "Gare au Loup blanc !" On ne sait jamais : les petits-enfants, intrigués, viendront peut-être ... La terre tourne, les politiques prospèrent et les abîmes sont toujours sans fond. Et c'est ainsi qu'Allah est grand.
Alexandre Vialatte
Chronique n° 901 | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Mer 1 Fév 2012 - 21:20 | |
| C'est un vrai foisonnement d'idées, ça n'arrête pas. Lire Vialatte doit certainement demander beaucoup de mobilisation, mais qu'est-ce que ça doit être stimulant ! 12 recueils de chroniques ? C'est énorme... Un des recueils est-il meilleur qu'un autre ? | |
| | | bix229 Parfum livresque
Messages : 24639 Inscription le : 24/11/2007 Localisation : Lauragais (France)
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Mer 1 Fév 2012 - 22:42 | |
| Peut etre les trois premiers, Coli, parce que j' en suis tombé raide...
Dernières nouvelles de l' homme, Et c' est ainsi qu' Allah est grand et L' Eléphant est irréfutable et Almanach des quatre saisons.
Hé, Bix, mais ça fait, cinq... Oui, mais quand on aime, on ne compte pas ! Tu verras ça se boit comme du champagne ! Peut etre aussi que les premiers sont vraiment les meilleurs. Ferny Besson a fait un premier choix parmi toutes les chroniques et devant le succès étonnant des deux deux ou trois premiers volumes, elle est arrivée à 12 ou 13...Et ensuite on a publié les romans, enfin ceux qui étaient moins connus que Battling le ténébreux, Les Fruits du Congo et Le Fidèle Berger...Et deux recueils de nouvelles. Vialatte n' a jamais autant été édité que depuis qu' il est mort ! | |
| | | Bédoulène Abeille bibliophile
Messages : 17270 Inscription le : 06/07/2007 Age : 79 Localisation : Provence
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Jeu 2 Fév 2012 - 7:42 | |
| je vous rejoindrai un de ces jours certainement. | |
| | | Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Ven 3 Fév 2012 - 21:08 | |
| Ce soir sur Arte, le thème de l'émission "28 mn" portait sur le sujet de la perte du sens du vocabulaire, sous le titre de " La démocratie engendre-t-elle la langue de bois" (à revoir sur pluzz ) Et qui a été cité en exemple pour la poésie baroque de sa liberté de ton ? Alexandre Vialatte ! et ses chroniques de La Montagne, dont un extrait de "Joies et misères du polygame" a été lu. Voici cette chronique dans son intégralité : - Citation :
- Chronique d'Alexandre Vialatte numéro 573 du 2 avril 1964.
Joies et misères du polygame.
L'homme aspire à avoir un grand nombre de femmes. Elles lui facilitent l'existence. L'une tient l'échelle, l'autre lui passe les clous, la troisième le marteau, les tenailles, et la quatrième le tableau. La cinquième tient le mercurochrome et les pansements tout prêts pour l'écrasement du pouce. L'homme peut ainsi orner en trois minutes le salon où il ne va jamais, d'un hareng saur sur une assiette, d'un clair de lune breton où du Remords poursuivant le Crime. Le hareng saur est plus gastronomique, le clair de lune plus flatteur, le Remords plus moral. De toute façon, ce sont de très belles peintures. Aussi chacun voudrait-il être polygame. L'homme d'aujourd'hui aime à gagner du temps.
Mais, à l'usage, il s'aperçoit qu'il en perd beaucoup avec seulement, disons douze femmes. Le polygame rêve de célibat. Sa vie se passe à être entravé par les nécessités de chacune de ses épouses. Quand il a fini avec l'une, c'est l'autre qui veut ci ou ça. L'homme sans femme est pareil à un homme sans bretelles, il n'a aucune aide extérieure, il doit courir en retenant son pantalon à pleine poignée. Mais l'homme couvert de femmes est un homme entravé, il court en perdant ses chaussures, il passe sa vie à renouer ses lacets. On voit par là combien le sort de l'homme est pénible il faut qu'il coure ou sans bretelles ou sans souliers.
Brigham Young, qui avait vingt-sept femmes, ne savait plus où les loger. Il les dispersa au-dehors, dans des habitations diverses. Mais sa vie ne fut plus que marche à pied. Il ne trouvait plus le temps de fumer un cigare, il écourtait ses comptes, il voulait faire trop vite, il se trompait dans ses additions. Il chercha à tayloriser. Par exemple avec les costumes. Il établit une espèce d'uniforme, inspiré de modèles militaires. Coquet d'ailleurs. Pour l’imposer à ses épouses. Un haut képi, un pantalon bouffant et une jupette. Ainsi vêtue, on avait l'air d'une cantinière des zouaves. Plus une longue veste en antilope. De forme vague. Qui faisait trappeur. Les femmes de M. Young auraient ressemblé là-dedans à des zouaves du pôle Nord. Elles n’en voulurent jamais. Il les menait au bal. On lui avait fait un prix : cinq dollars pour sa première femme, deux pour les autres. Il leur interdisait la valse et la polka, qui sont de la dernière indécence, il permettait seulement le quadrille et le cotillon. Au début de la première danse, il prononçait une courte prière ; pour sanctifier cette récréation.
C'est assez dire qu'il était mormon. C'était même lui qui avait succédé à M. Smith à la tête de l'Église des saints du dernier jour. L'ange Moroni était apparu à M. Smith, en jupe flottante, en 1823, pendant que M. Smith faisait la sieste. Et l'ange avait révélé à M. Smith, qui s'était contenté jusqu'à cette grande minute d'être un modeste agriculteur, ivrogne, violent et paillard, un peu malhonnête sur les bords, qu'il trouverait l'enseignement du Verbe sous un rocher de l'État de New York. Consigné sur des tablettes d'or en caractères égyptiens. Deux cailloux transparents, l'Urini et le Thummin, qui procuraient le don de double vue, lui permettraient de traduire aisément cet égyptien en anglais classique. M. Smith s'enferma aussitôt dans un ranch en compagnie d'un commerçant fort avisé du voisinage, pour traduire la parole de Dieu. On ne vit jamais les tablettes d'or: il les « cachait dans un baril de haricots pour les soustraire aux convoitises ». Ce fut du moins ce qu'il expliqua. Et il tira de la parole de Dieu un opuscule de 116 pages qui ordonnaient à l'homme de prendre plusieurs femmes et distillaient un mortel ennui.
L'idée eut un immense succès. On arriva de tous les coins du monde. En char à bœufs et en voiture à bras. Bientôt il n'y eut plus assez de bois pour suffire à tant de véhicules. Les saints venaient de Liverpool en brouette de bois vert ; à jante de cuir. L'hiver les surprenait en route, aux derniers deux mille kilomètres. Les Indiens les tuaient, la neige les gelait, les vaches s'échappaient, les essieux cassaient, les jantes lâchaient les roues des brouettes, les loups mangeaient les survivants, les patriarches épousaient ce qui restait. La police était faite par les « anges destructeurs », au revolver et au couteau de chasse.
Ann Eliza, la vingt-septième femme de Brigham Young, réussit quand même à s'échapper. Barnum lui offrit cinquante millions pour se montrer dans son cirque entre le nain Tom Pouce et Mme Feejee, la femme-poisson. Elle raconta le costume de zouave, qui horrifia toutes les élégantes, et la ladrerie de Brigham Young qui ne lui avait fait manger que de la viande en conserve (il mourut en laissant des milliards d'anciens francs). Tout le monde pleurait. Boston demanda à la rescapée trois semaines de conférences qu'on lui paierait cent mille dollars. Le président Grant vint lui serrer la main, et une loi, la loi Edmunds, abolit la polygamie.
Les saints, depuis ce jour, n'ont plus qu'une femme, mais leur président continue à ne prendre ses ordres que de Dieu. Directement. Ils donnent un dixième de leurs salaires à leur Église. « Elle possède la plupart des terrains de Salt Lake City, trois banques de classe internationale, des hôtels, des raffineries, des stations de radio, la majeure partie du commerce de l'Utah et une part imposante des actions de l'Union Pacifique. » Mais son budget est si secret que le fisc ne connaît pas lui-même l'énorme fortune des mormons.
Tout cela parce qu'un ivrogne a eu un jour l'idée de conseiller la polygamie par ordre exprès du Tout-puissant, en expliquant qu'il traduisait l'hébreu et les caractères égyptiens au moyen de deux pierres transparentes et cachait la parole de Dieu dans son baril de haricots pour que personne ne vienne la lui voler.
Qui oserait raconter cette histoire si elle n'était pas arrivée ? C'est d'une fantaisie d’éthylique que sont sortis tant d’austérité, de noirs destins, de milliards, de mysticisme, de puissance et de messieurs sérieux assis sur de gros coffres-forts, qui lisent la Bible et s’alimentent de salade cuite. Si vous voulez en savoir plus, lisez le livre d’Irwing Wallace, la 27ième épouse du mormon. Vous aurez peut-être envie de construire comme lui un temple en forme de champignon qui tient sur deux colonnes : Patriotisme et Paiement des impôts.
Et c’est ainsi qu’Allah est grand. | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Alexandre Vialatte Ven 3 Fév 2012 - 21:57 | |
| Vialatte est fortement réhabilité en ce moment, et tant mieux !
Encore une chronique tordante ! Je note l'émission, je ne connais pas, j'ai du temps demain je la regarderai. | |
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| Sujet: Re: Alexandre Vialatte | |
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| | | | Alexandre Vialatte | |
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