"Le cirque chaviré":
Branko Hrabal vient d’être assassiné de sept coups de couteaux. Son âme est déjà en partance vers d’autres horizons; mais avant cela, puisque, paraît-il, à l’heure de la mort, les souvenirs de toute une vie défilent devant les yeux du défunt, Branko Hrabal va revivre les évènements de son existence jusqu’à cet instant fatidique qui le verra couché dans la boue, gisant dans son sang.
C’est ainsi que, tandis que l’on s’affaire autour de lui, que policiers, ambulanciers et curieux se pressent autour de son cadavre, que Branko Hrabal va se remémorer les premières heures de son arrivée dans ce camp de tsiganes installé près d’une bretelle d’autoroute, quelque part en périphérie d’une grande ville d’Italie du Nord.
C’est avec méfiance et une certaine hostilité que le chef de la communauté verra arriver dans le campement cet homme au volant de son camion chargé de cartons dont le contenu semble pour le moins mystérieux. Car ce que transporte Branko, ce sont les restes du cirque créé dans les années 1930 par son grand-père Nap Apó et son ami Sandor : le Kék Cirkusz.
Contraint de dissimuler les vestiges du cirque dans les entrailles d’une usine abandonnée, Branko ne trouvera une oreille attentive qu’auprès des enfants du campement à qui il racontera les tribulations du Kék Cirkusz dans l’Europe centrale de l’entre-deux guerres, jusqu’à sa dramatique disparition lorsque, suite à une trahison, les membres du cirque, comme tant de tsiganes à cette époque, seront déportés à Birkenau où Nap Apó et les siens périront.
Un seul d’entre eux survivra, le fils de Nap Apó, qui, suite à cette tragédie, coupera tous les liens qui le rattachent à la communauté tsigane.
Ce ne sera que bien plus tard que le fils de celui-ci: Branko, découvrira quelles sont ses racines et partira en quête de ce qu’il reste du Kék Cirkusz et renouera avec la vie de ses ancêtres, une existence faite d’itinérances jusqu’à son ultime escale dans ce camp de roms où il trouvera la mort suite à un règlement de comptes pour une affaire de stupéfiants.
Avec « Le cirque chaviré », Milena Magnani nous invite à découvrir ce monde méconnu et trop souvent caricaturé qu’est celui des tsiganes et de leur destin dramatique lors de des années noires de la barbarie nazie. Bien loin des pitreries romanesques de nombre d’auteurs s’étant essayé à décrire ce peuple, Milena Magnani nous dépeint, sans tomber dans le misérabilisme, ces communautés qui vivent aux abords de nos grandes villes, des communautés où, ici comme partout, sévissent alcoolisme, toxicomanie et trafics en tous genres. Au risque de décevoir certains, on ne trouvera pas ici de veillées autour du feu au son de la guitare et pas non plus de grand-mères lisant dans les lignes de la main. On y verra plutôt des enfants courant sur un terrain vague où volent de vieux sacs en plastique, des ados en scooter plus portés sur le rap que sur Django Reinhardt, des télévisions, des autoradios et des mères de famille qui hurlent, des hommes qui s’engueulent et des caravanes branlantes qui n’ont plus pris la route depuis longtemps. Bref, on ne trouvera pas ici les élucubrations naïves, grotesques et ridicules de certains auteurs germanopratins plus habitués aux banquettes du Café de Flore qu’à celles des caravanes qui pourrissent en bordure du périphérique et qui ne cessent de nous rebattre les oreilles avec la prétendue liberté des gitans et leur mode de vie « si pittoresque ».
Un autre point fort de ce récit est le parti-pris de l’auteure d’émailler les dialogues de phrases et d’expressions non traduites en français, toutes composées d’un mélange de tchèque, de rom, de hongrois, de roumain, d’albanais et autres idiomes d’Europe centrale qui nous font immédiatement appréhender, et cela mieux qu’un long discours, la diaspora de ce peuple tsigane.
On retiendra, de ce « Cirque chaviré », l’image d’un roman à l’écriture singulière qui nous parle d’un peuple que l’on croyait et que l’on croit encore bien éloigné de nous, mais dont la tragédie de la déportation et de l’extermination à échelle industrielle lie maintenant et à jamais leurs destin au nôtre.
On verra donc dans ce roman un plaidoyer pour le devoir de mémoire et pour la transmission de cette mémoire aux générations futures; une tâche qui, tsiganes ou pas, nous concerne tous si nous ne voulons pas que dans le futur se répètent à nouveau les mêmes tragédies.