Mathis le peintre / Paul Hindemith
Quelques éléments sur cet opéra, parce que c’est un ouvrage peu très connu et peu représenté. Œuvre du compositeur Paul Hindemith (1895-1963), qui écrivit également le livret de l’œuvre (pratique relativement rare parmi les compositeurs d’opéras) il vit le jour dans les temps troublés des années trente du vingtième siècle, par un compositeur allemand, au cœur de la tourmente. L’opéra fut précédé par une symphonie, qui porte le même titre, créée par Furtwägler à Berlin avec un certain succès en 1934. Mais le compositeur est plus que mal vu par les nazis (on lui reproche son « bolchévisme » musical), et la création de l’opéra sera interdite. Hindemith partira d’abord pour la Suisse, où l’opéra sera finalement créé en 1938, puis pour les USA.
Le livret (texte splendide et très littéraire) raconte, ou plutôt invente, la vie du peintre Mathis ou (Matthias) Grünewald, qui a vécu à la charnière du XVem et XVIem siècle (même les dates sont incertaines), à une époque troublée, entre Réforme et révoltes paysannes. On ne sait que peu de choses sur sa vie, son identité même est incertaine, il ne reste que quelques œuvres, dont la plus fameuse est le retable d’Issenheim. Hindemith, sur fond de cette époque et en s’inspirant des magnifiques peintures, fait vivre la figure du peintre, d’un artiste en temps de crises, qui fait forcement résonance avec sa propre situation et sa propre époque.
L’opéra est long (dans les 3heures), il est composé de 7 tableaux. Dans le premier, Mathis, en train de peindre dans un couvent est rattrapé par le monde dans la personne de Schwalb, un des chefs des révoltes paysannes en cours, poursuivi avec sa fille par les sbires de l’armée confédérée, et que Mathis aide à fuir. Le deuxième tableau se passe à Mayence, à la cour du cardinal Albrecht. Les catholiques et protestants s’affrontent, le légat de Rome exige qu’on brûle les livres interdits. Le cardinal empêche que Mathis soit persécuté, même lorsque ce dernier lui fait part de sa décision d’arrêter de peindre et d’aider les paysans. Au troisième tableau, pendant que brûlent les livres, Riedinger, un riche bourgeois protestant, projette avec Capito, le conseiller du cardinal, un mariage entre sa file Ursula et le cardinal, ce mariage devant être un signe fort d’adhésion au protestantisme. Ursula amoureuse de Mathis, accepte finalement le sacrifice. Le quatrième tableau nous montre la révolte paysanne en action. Les paysans tuent le comte Helfenstein et agressent sa femme. Mathis prend la défense de la comtesse, aidé par Schwalb, qui mobilise les troupes pour la bataille pendant laquelle il est tué. Le cinquième tableau se passe à Mayence, malgré l’attirance qu’il éprouve pour Ursula, le cardinal, refuse l’idée du mariage. Au sixième tableau, Mathis affronte sa vocation de peintre, les personnages de ses tableaux sont présents en s’identifiant aux personnes importantes de sa vie réelle, et Mathis est identifié avec Saint Antoine et sa tentation. Au septième tableau, après avoir achevé son œuvre, le peintre dit adieu au monde et à tout ce qui a compté pour lui.
Voilà pour une très rapide et succincte présentation de l’œuvre, avant d’aborder les représentations à l’Opéra de Paris. Pour moi, comme je pense pour la quasi-totalité des spectateurs, il s’agissait d’une première, l’œuvre étant rarement donnée ; des enregistrements existent, en tout premier lieu celui dirigé par Kubelik chez EMI, avec Fischer-Dieskau dans le rôle titre, considéré comme la référence.
Même si je connaissais cette musique par le disque, ce fut pour moi la plus grande révélation de la soirée. Elle est vraiment splendide, inventive, d’une très grande richesse, alternant des passages symphoniques, choraux, avec des moments intimes, presque chambristes, destinés au texte, au dialogue ou monologue. Un très grand bonheur. D’autant plus que Christophe Eschenbach aime visiblement cette musique et la sert magnifiquement, en faisant ressortir toutes les beautés et toues les complexités. Juste un petit bémol, il semble à certains moments se laisser emporter par l’aspect sonore, et oublier un peu qu’il y a aussi des chanteurs, et dans certains passages, ces derniers ont du mal à se faire entendre. Ce ne sont que quelques moments, mais pour la cohérence de l’ensemble, une musique jouée un peu moins fort, aurait été un plus.
La distribution vocale, même si elle est honnête n’est pas forcement inoubliable. Il n’a probablement pas été facile de trouver des chanteurs acceptant d’apprendre cette partition, longue, difficile et peu jouée. Rien de vraiment désastreux non plus, juste pendant les passages les plus exigeants, pour les rôles les plus lourds, c’est un peu limite. En particulier, Scott Macallister en Albrecht et Melanie Diener en Ursula peinent à certains moments, le début du cinquième tableau par exemple est un peu difficile, même si les choses s’arrangent au fur et à mesure et que le fin de la scène est belle. Mais évidemment, c’est Matthias Goerne que tout le monde attend dans le rôle titre, j’ai lu quelque part que Nicolas Joël n’aurait pas monté l’opéra sans sa participation. Il a une idée visiblement très précise de l’interprétation du rôle, il incarne le personnage encore plus qu’il ne chante une partition, le chant étant en fin de compte au service de la création d’un être de chair et de sang, mais aussi de rêve et d’esprit. Et le chanteur fait le choix de dire le texte encore plus que de le chanter. Evidemment avec les moyens qui sont les siens, c'est-à-dire en premier lieu un timbre splendide, qui n’a jamais sonné aussi beau que là. Et le texte du livret est tellement splendide que l’on peut comprendre l’envie de vraiment le faire ressortir (je me dis d’ailleurs que cela pourrait être monté en tant que pièce de théâtre, sans musique). Le seul petit soucis, est qu’à certains moments, pendant lesquels le chef fait sonner l’orchestre au maximum de sa puissance, on n’entend plus forcement la voix. Un meilleur ajustement entre les deux pendant tout le spectacle, le rendrait encore plus marquant. Mais ce ne sont que certains moments, les deux derniers tableaux, dans lesquels l’osmose est parfaite, sont vraiment bouleversants, parmi les plus beaux moments d’opéra auxquels il m’a été donné d’assister.
Et pour finir quelques mots sur la mise en scène d’Olivier Py. Elle a de grandes qualités. Le metteur en scène a vraiment compris la spécificité de l’opéra par rapport au théâtre, ce qui se manifeste dans sa façon de diriger les chanteurs, qui ne sont pas forcement des acteurs et que beaucoup de spectateurs verront de très loin. Donc des gestes précis, des déplacements, plus que des mimiques, l’utilisation d’accessoires. Et cela fonctionne parfaitement, c’est éblouissant d’intelligence et de justesse. J’ai été tout particulièrement émerveillée par le cinquième tableau, le face à face entre Ursula et le cardinal, pourtant le moins spectaculaire, le plus statique à priori, qui grâce à la mise en scène trouve une lisibilité et une émotion étonnantes. Et cela aussi bien grâce à la direction d’acteurs qu’à l’utilisation pertinente et brillante de l’espace scénique, immense à l’opéra, surtout dans des moments plus intimes. Et Oliver Py avec le décorateur, Pierre-André Weitz savent utiliser cet espace, non pas en le meublant, mais en en faisant un protagoniste de l’action. J’ai rarement vu un tel savoir faire, au service d’un sens.
Olivier Py choisit de superposer dans sa mise en scène deux époques, celle de la vie de Mathis, et l’époque à laquelle fut composé l’opéra. Cela paraît à priori une bonne idée, rien de vraiment outrancier à cela. Mais en réalité, j’ai peur que ce ne soit qu’une fausse bonne idée. Parce que déjà, lorsqu’on voit surgir les uniformes nazis et les drapeaux rouges, ma première réaction, toute spontanée, c’était de me dire « Encore », parce qu’en gros, dans un spectacle sur deux, on voit ce genre de choses. Et c’est en fin de compte tellement évident et attendu comme analyse de l’œuvre, tout spectateur a dû y penser avant le lever du rideau, que cela en devient presque un cliché. Voire une conception académique. Dommage qu’Olivier Py n’ait pas pu trouver un autre schéma directeur à l’ensemble de l’opéra que cette mise en perspective trop prévisible. Même si ce n’est sans doute pas facile, l’ouvre étant tellement riche et foisonnante, qu’il est difficile d’arriver à rendre compte de toutes ses dimensions. Néanmoins, malgré cette réserve, cette mise en scène fonctionne, et il y a de merveilleux moments, et j’espère que le metteur en scène continuera à travailler dans le domaine de l’opéra, car il a vraiment la capacité à nous donner de belles choses.
Si je devais résumer cette soirée, ce qui m’aura marqué sans conteste le plus, c’est la beauté de cette œuvre, la musique et le livret, tout simplement le grand génie de Hindemith. Compositeur dont j’ai envie de tout découvrir maintenant. Taxé de bolchévisme musical par les nazis, puis après guerre au contraire certains musiciens liés à l’école de Darmstad vont lui reprocher son classicisme. En fin de compte, les idéologies et les dogmes passent, et ce qui reste ce sont les œuvres, les réalisations concrètes et non pas les intentions. Il faut juste parfois un peu de temps pour laisser les choses se décanter.