Le dînerLe dîner est un livre qui, sous des aspects classiques est très dérangeant qui déstabilise par son mode de récit comme par ce qu’il raconte et les idées qu’il remue. Il est difficile d ‘en rendre compte, car c’est la progression du récit et les découvertes progressives qui
le rend si fort, et je ne voudrais donc pas déflorer plus ce roman que cela ne l’a été fait dans la presse ou sur
le quatrième de couverture. Je vais essayer cependant de vous faire partager mon enthousiasme.
Tout commence par la couverture, qui je l’avoue ne m’ a pas vraiment tentée au départ. Ce homard rougeoyant m’évoquait quelque chose de ludique, sans doute assez superficiel. Ne vous y fiez pas. Regardez plutôt ses pinces qui sont prêtes à vous saisir cruellement et ne plus vous lâcher. C’est ainsi qu’est fait
le livre, ça part léger et ça continue dans un tourbillon angoissant.
Le récit est construit autour du fameux dîner. C’est à dire une unité de lieu, de personnages et de temps qui commence en comédie et finit en tragédie antique où vont se révéler en une soirée des comportements et des personnalités qui se sont construits depuis des années, à l’occasion d’un événement (que je ne veux pas décrire) plus récent qui cristallise tout cela.
On commence donc avec Paul
le narrateur , qui va dîner en compagnie de son épouse Claire, avec Serge et Babette, frère et belle-sœur, dans un restaurant bobo-branché. Paul a un regard ironique sur ce monde : description très précise du moindre détail du repas, de la mise en scène, des attitudes des convives, des serveurs, des tarifs, qui est absolument parfaite et bien vue quand on fréquente parfois ce genre de lieux : il en remet juste une petite couche par ci par là pour faire de ce rituel de plaisir luxueux, une mise en scène hilarante. Son frère aussi, il
le regarde à sa façon : pas vraiment sympathique, un homme politique de gauche un peu vulgaire, qui sera prochainement élu premier ministre, qui a réussi, qui
le sait et en profite, pas toujours avec délicatesse ; Là encre la description de l’homme people un peu arriviste, calculateur, trop bien dans sa peau est plutôt fine.
Puis peu à peu il se fait un glissement insensible. La crique, d’amusante, devient amère. Paul se campe sur des positions d’homme « ordinaire », de « bonheur à trois » dans sa famille qu’il défend avec une jalousie et une supériorité qui tourne assez vite au mépris. On sort de l’ l’amusement, et on sent des choses grinçantes qui s’insinuent, de la paranoïa pourquoi pas.
Pourtant
le dîner commençait sur
le mode léger : apéritif au champagne, propos courtois sur les vacances et
le films de Woody Allen. Paul mord un coup à droite et à gauche, mais cela passe …
Il faut en venir au plat de résistance et on comprend la tension qui était dans l’air et que chacun semblait nier : Serge en se faisant plus amical qu’il ne l’est, Paul en lâchant son fiel hargneux. Il faut parler des enfants. Des adolescents « comme les autres » qui ont commis un acte répréhensible, chacun
le sait , et nous
le découvrons peu à peu, comme les parents l’ont eux même découvert, horrifiés (?). Et il faut faire des chois : comment réagir, et surtout, les préserver en postulant qu’ils sont bien plus innocents que la réalité ne va
le monter. Mais aussi (surtout ?) préserver son petit bonheur personnel, son cocon familial, sa place en politique, son image personnel de soi et sa famille….Un somptueux travail de déni scrupuleusement organisé, une absence totale de remise en question, et, caché derrière un prétendu amour filial, une absence totale d’humanité.
Tout cela réserve pas mal de surprises, chacun se révè
le tel qu’il est en réalité. La sournoiserie, la perversion, la haine, tout y est, magnifiquement enrobée derrière un voile de bonne conscience dévoyée .
Le pire n’est jamais celui que l’on croit. Les enjeux de toute une vie se révèlent à travers cet épisode cathartique. Cela explose et quand cela a fini d’exploser cela a encore des soubresauts qui modifient notre façon d’appréhender leur réalité.
Cette histoire nous remue par sa violence extrême. Ce qu’annonce
le quatrième de couverture « jusqu’où irons nous pour protéger nos enfants » n’est déjà pas anodin, mais il est réducteur. Ce n’est qu’un des aspects de ce livre à suspense. On s’interroge de façon beaucoup plus large sur ce que nous avons fait de notre société, et de ce que notre société nous a fait en retour pour que nous, parents et eux, enfants agissent ainsi.
Le drame qui se joue sous nos yeux n’set qu’un effet zoom sur plein de dysfonctionnements plus anodins que nous pratiquons ou côtoyons au jour
le jour sans forcément y prendre garde et qui pourraient , peu à peu au final, nous mener là… nous prévient Herman
Koch.
L’idée de nous présenter cette situation de dîner est absolument excellente.
Le retournement de ton au fil du livre, racontant ce repas raffiné jusqu’à ce final monstrueux, est mené avec une grande habileté. Il n’y a pas un moment où on se dit « Ah ça tourne » , les petites saloperies quotidiennes s’infiltrent peu à peu pour bouleverser
le récit, sans qu’on s’en rende vraiment compte sur
le moment. Les notations sur la cuisine,
le service , les interventions des serveurs sont un moteur de l’intrigue, elle permettent des pauses salutaires et souvent drôles dans la progression dramatiques qui sont réjouissantes, elle permettent de conserver
le caractère banal de la situation..
Le repas au restaurant constitue un huis clos où la tension monte, mais d’où les personnages peuvent sortir (petit tour au toilettes, dans
le parc) et interférer avec d’autres (les serveurs , les autres clients,
le fils de passage ) pour faire des pauses dans cette montée en puissance.
Le style n’est pas extrêmement travaillé, c’est
le reproche qu’on pourrait à faire à ce livre, mais finalement c’est d’assez peu d’importance, et on y gagne peut-être même en rythme.. Il y a une compréhension de la fragilité humaine, des failles où s’insinue
le mal et des extrémités auxquelles elle peut mener qui est assez terrifiante.
J’ai vu que ce livre commence à intéresser beaucoup de Parfumés, j’espère que je vous ai mis en appétit, et j’ai hâte d’en discuter avec vous.