Rêves de Wajdi Mouawad, co-dirigé(et interprété) par... notre Coline parfumée!
Pour Wajdi Mouawad, la page blanche de l’écrivain s’envisage comme un point de contact, le champ d’amour, le lit de rencontre entre auteur et personnage. Là se trouvent réunis ceux qui se cherchent et partagent la même perte, toute forme d’absence, et qui, par leur union amoureuse, font naître leur beauté commune. (Guy Pierre Couleau)
Willem, écoute ce que te dit la voix de l'autre. Ecoute ces pas qui approchent! Quelqu'un va entrer dans ta chambre, dans quelques secondes la lumière du couloir va s'allumer... Quelqu'un arrive, Willem, et crois-moi, il est, des Soulaymâân, le plus terrible... (Rêves, la femme ensevelie)
Rêves est une pièce un peu à part dans la production
de Wajdi Mouawad. Réflexion sur le processus
de la création artistique en tant que prolongement du vécu individuel biographique et inconscient
de l'auteur en même temps que point
de rencontre avec l'espace mental
de l'autre. Cet autre qu'il faut savoir écouter pour mieux faire surgir ses propres démons, les identifier, les affronter et trouver peut-être un début d'apaisement à travers leur expression orale ou écrite. Métaphore en ce sens
de la fonction cathartique que propose le théâtre antique et plus particulièrement ce théâtre
de la cruauté d'Antonin Artaud qui est probablement une des figures tutélaires
de l'univers
de Mouawad avec Lautréamont explicitement cité dans "Rêves" à travers le personnage d'Isidore ("Ducasse" on l'imagine bien) qui apparait comme une sorte
de conscience damnée
de l'écrivain. Isidore interdisant l'accès à la pensée
de l'hôtelière avant que ses propres avatars ne viennent entrer par effraction dans la conscience
de Willem.
La pièce raconte donc l'histoire d'une rencontre. Un jeune écrivain et une hôtelière solitaire qui l'espace d'une nuit vont alimenter malgré eux une sorte
de psychanalyse à deux. Laissant leurs souvenirs et leurs peurs se matérialiser progressivement, s'opposer puis se libérer mutuellement. Une nuit d'écriture sans cesse interrompue par les intrusions itératives
de cette hôtelière qui cherche par tous les moyens à rompre sa solitude, à confier sa douleur. L'écrivain résiste, s'agace puis se laisse pénétrer par cette pensée qui entre en résonance avec la sienne. Co-création qui fait
de l'oeuvre littéraire un point
de fusion entre soi et l'autre.
Le réel
de cet homme et
de cette femme s'oppose au départ aux manifestations abstraites et irréelles des différents "moi"
de l'un (les alter ego
de Soulaymâaân/Willem) et des souvenirs
de l'autre (la femme emmurée ou l'Aurican, le personnage imaginaire inventé par l'enfant
de l'hôtelière). Puis peu à peu les frontières s'estompent, la réalité devient poreuse jusqu'au point où l'hôtelière se met à prononcer entre deux banalités des échos du texte que Willem est en train d'écrire. Qui invente l'autre? L'écrivain imaginant l'histoire
de cette femme ou l'hôtelière ayant besoin
de faire revivre un fils qui aimait tellement lui-même écrire des histoires? Cette mise en abîme est troublante et très touchante quand elle conduit l'un vers l'autre dans un élan
de tendresse éphémère. Un simple geste tout maternel avant que Willem ne reparte.
Très belle pièce à la fois drôle, émouvante, violente, surréaliste et concrète. Parfois trop tentaculaire dans son désir d'incarner les différentes strates mentales
de Willem qui donnent le sentiment
de s'enfoncer toujours plus avant dans son inconscient et ses souvenirs. Des strates qui touchent à la mythologie et au spirituel avant d'atteindre au coeur émotionnel du souvenir traumatique. Trop explicite peut-être aussi par la formulation littérale
de ce qui devrait rester implicite (peur
de perdre son public?). L'emmurée dit elle-même qu'elle est un souvenir, Isidore qu'il est une conscience maléfique. J'aurais aimé plus
de mystère. Que le spectateur accepte d'être égaré. Mais la densité
de ce texte imposait quelques clés
de lecture et
Mouawad aime toucher le public le plus large possible malgré ses recherches et ses abstractions.
Coline a donc assuré la mise en scène
de ce spectacle avec Julien qui joue le rôle
de l'écrivain. Première production
de la formation
de théâtre
L'Aurican (en hommage à ce personnage imaginaire créé par le fils
de l'hôtelière) qui n'a d'amateur que le nom. Coline a déjà l'expérience du théâtre et des lectures publiques depuis plusieurs années et elle su transmettre son amour
de la tradition orale à ses jeunes comédiens qui pour la plupart n'étaient jamais montés sur une scène. Le résultat est époustouflant. Et je ne le dis pas seulement pour lui faire plaisir mais avec sincérité. Tout le public était emporté par cette histoire, pourtant complexe, et admiratif
de voir un spectacle
de qualité professionnelle. Il y a évidemment des petits détails qui pourraient être améliorés dans la perspective d'une reprise
de la pièce vers un public plus large (nous étions quand même plus
de 150 pour ces deux soirées). Mais ce sont des détails car l'essentiel était bien sur la scène.
Quelques objets utilitaires dispersés dans un espace permettant un public bifrontal (j'ai apprécié
de voir la pièce d'un côté puis
de l'autre pendant ces 2 soirs). Des comédiens habillés
de façon quotidienne. L'important est dans le texte et le jeu. Chaque double
de Willem a son morceau
de bravoure qui conduit à une succession
de climax, maelstrom d'émotions contrastées qui envahissent le spectateur et le font à son tour pénétrer l'espace mental que propose le plateau. Car j'ai entendu plus d'un se sentir concerné personnellement par tel ou tel sentiment dans la mesure où il est question
de perte,
de colère,
de deuil, d'amour... Rêves est aussi une expérience qui nous égare puis nous fait du bien.
J'ai aimé la fragile autorité
de Julien en
Willem. Diction impeccable, violence et colère intériorisées palpables, petite maladresse dans l'effondrement et le relâchement pour des scènes extrêmement difficiles à jouer. Il s'en sort super bien.
J'ai aimé
L'homme écroulé et son hiératisme énigmatique. Personnage fictif attendant
de pouvoir se mettre en marche. Un côté lunaire presque enfantin. Très touchant.
J'ai aimé
Isidore et son assurance, son emphase maîtrisée, âme damnée qui manipule puis doit s'effacer.
J'ai aimé
la femme décharnée qui nous plonge dans l'onde inconsciente
de profondeurs aquatiques d'une grande poésie. On pourrait être dans "Les vagues"
de Virginia Woolf. Un des plus beaux passages magnifiquement exprimé.
J'ai aimé
la femme immobile qui voit avec terreur l'existence même lui échapper. Moment
de panique existentielle, égarement d'un "coeur mis à nu" comme chez Baudelaire. Belle chorégraphie gestuelle, agitation anarchique, solitude absolue.
J'ai aimé l
'homme ensanglanté qui incarne la blessure d'enfance originelle. Voix qui se brise, candeur solaire qui se ternit. Fragile et fort en même temps.
J'ai aimé
la femme décapitée qui devient comme possédée et laisse échapper les monstres très Maldororiens. L'épisode le plus archétypal. La dimension du mythe derrière le drame personnel. On souffre avec elle
de cette torture qu'elle s'inflige.
J'ai aimé l
a femme ensevelie qui demande à l'auteur
de leur donner vie à chacun pour "gratter le bois
de leur cercueil" et dire leur fureur jusqu'à les libérer des ténèbres. Belle étreinte entre l'auteur et sa créature.
J'ai aimé
la femme emmurée enfantine et aérienne qui libère le souvenir
de l'hôtelière. Moment
de joie devenu souffrance. Il peut à nouveau exister comme lueur pour surmonter le deuil.
J'ai aimé
l'homme silencieux qui apparaît femme pour l'occasion comme la flûte qu'elle joue devient guitare. J'aurais préféré des morceaux inconnus, des sons plus orientaux peut-être mais ce contre point
de mélancolie puis
de joie créait un lien entre les personnages.
J'ai aimé
l'Aurican qui pressent la mort
de son créateur dans son sommeil
de créature exotique imaginaire. Drôlement surréaliste. Emouvant par ce qu'il représente pour l'hôtelière.
J'ai enfin adoré cette
hôtelière anxieuse, solitaire, maternelle, simple et humaine, vibrante et maladroite. Notre Coline qui a fait décoller la pièce dans une dernière scène à pleurer. Chapeau l'artiste!!
C'est vraiment chouette
de se dire qu'un forum comme parfum peut conduire à ces rencontres et à ces moments magiques qui m'auraient échappé autrement. En tout cas merci Coline pour ce beau moment
de théâtre qui m'a fait découvrir et aimer ce texte
P.S. Toutes les photos ont été prises sur place en direct.