INLAND EMPIRE :
Une Odyssée intérieureBande annonce: http://fr.youtube.com/watch?v=L_Eu8pphw6I
Un exemple de résumé forcément réducteur (Wikipedia):
Nikki Grace (Laura Dern), actrice, épouse d'un homme fortuné, attend avec impatience de savoir si elle a été sélectionnée pour un rôle dans une nouvelle production hollywoodienne. Une voisine énigmatique (Grace Zabriskie) lui rend visite et lui prédit qu'elle sera acceptée. Le lendemain, elle reçoit un appel qui lui annonce qu'effectivement elle est retenue pour le rôle. La comédienne fait la connaissance de son partenaire, du réalisateur et les répétitions commencent. Elle incarne Suzanne Blue dans une romance intitulée Là-haut dans les lendemains bleus (On High in Blue Tomorrows). Au cours de la préparation, le réalisateur apprend que le film a déjà fait l'objet d'un tournage qui ne s'est pas achevé pour des raisons mystérieuses ; les acteurs qui interprétaient les deux rôles principaux auraient, semble-t-il, été assassinés.
Le film bascule alors dans une mise en abime inouïe où notre héroïne semble avoir effectué la traversée du miroir, sa propre identité se confondant avec l’actrice qu’elle incarne. Puis elle se perd littéralement dans un dédale mental de plus en plus dantesque la menant aux frontières de la folie.
Il est impossible de résumer le film plus avant tellement l’aventure devient complexe mais il ne faut pas penser pour autant que Lynch raconte n’importe quoi. Il y a même une structure très précise et rigoureuse qui sidère. On peut le décrypter en partie avec une certaine patience et quelques visions successives. On peut refuser cet exercice et vivre le film comme un trip expérimental génial. Ou encore sortir de la salle…
La vision idéale à mon sens est de se laisser porter d’abord par son intuition, ses émotions, qui révèlent finalement l’essentiel et la plupart des clés avant même de tenter une analyse rationnelle plus précise qui offre à celui qui accepte la règle du jeu une jouissance intense et durable ! Car il ne faut pas opposer irrationnel et rationalité chez Lynch, les deux coexistent et s’enrichissent mutuellement.
Depuis Lost Highway, il a adopté une façon plus radicale que précédemment de raconter une histoire et d’opposer rêve et réalité. A leur première vision Mulholland Drive et Lost Highway déroutent et semblent se dérober à toute analyse rationnelle. Avec le recul on se rend compte de leur extrême cohérence et chaque élément a sa place et fait sens.
Mulholland Drive est finalement le plus simple à décrypter alors que
Lost Highway résiste encore un peu. Ils n’en restent pas moins des films magnifiques une fois leur mystère en partie révélé.
Inland Empire en revanche va encore plus loin et ne se contente pas d’être seulement un jeu de piste, avec indices et solution à la clé, il est
une expérience hallucinante de projection d’un cerveau humain sur un écran de cinéma.Je ne détaillerai pas l’ensemble des péripéties de ce voyage mental, qui alimenterait des heures d’échanges animés, mais je veux mettre l’accent sur l’essentiel.
Ne lisez pas ce qui suit si vous voulez d’abord vous faire votre propre opinion puis revenez moi pour en discuter. De toutes façons ces quelques éléments vous décourageront à l’avance de continuer ! Je dirai juste après l’impression globale que m’a fait le film et ce que j’en ai retenu ou compris…
Le résumé, cité plus haut, que l’on nous suggère, et que le spectateur croit être le fil conducteur du récit, n’est en fait pas le vrai point de départ. Comme dans Mulholland Drive, les premières images du film sont essentielles pour comprendre ce qui va suivre.
Lynch nous montre successivement : (Pour voir les images: http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18721259&cfilm=60981&hd=1.html)
1- Un projecteur qui s’allume et éclaire le titre du film comme une sorte de pierre tombale, crépusculaire. Le film est la projection d’un espace mental qu’on ressent être celui d’un mort ou simplement habité par une menace, quelque chose d’inquiétant… Le film nous donne beaucoup d'indices et aussi des fausses pistes. Parmi les indices, plusieurs citations visuelles de
Sunset Boulevard de Billy Wilder dont il est utile de rappeler qu'il est raconté du point de vue d'un mort...
2- Un vieux tourne-disque en mouvement, avec le craquement du disque, et l'évocation d’une chanson en vogue dans les pays Baltes dans le passé annoncé par le speaker du programme « Axxon » d’une radio locale (le sous-titrage induit en erreur car il est dit Axxon et non "that song"). On ressent l’idée d’une sorte de madeleine de Proust et de l’évocation d’un souvenir, d’une réminiscence…
3- Une jeune fille brune devant une télé à la fois hypnotisée et comme en état de choc.
4- Des images accélérées, sur l’écran de cette télévision, que l’on retrouvera en « réalité » peu après au cours de l’épisode de l’actrice de cinéma Nikki (jouée par Laura Dern). Images qui montrent la voisine de Nikki et les fameux hommes- lapins de la pièce n°47. Bon courage ce n’est que le début et le film dure 2h52 !
5- Un séquence en noir et blanc, « floutée », où on assiste à une passe d’une prostituée dans une chambre d’hôtel qui ressemble à celle où notre jeune fille brune regarde la télévision.
Notre histoire peut commencer et on pénètre alors dans le récit le plus fabuleux jamais raconté sur un écran. Il va être question d’adultère, de meurtres, de maternité, de frayeurs et d’une libération…
A l’arrivée ce que j’ai ressenti comme étant l’essentiel, avec toutes les limites que cela implique, est ce qui suit. Chacun aura sa version, évidemment. C’est tout l’intérêt du film, même s’il existe probablement l’interprétation ultime (celle de Lynch) dont je crois bien que cette fois-ci personne ne résoudra tous les mystères.
Notre jeune fille Brune du début est habitée par une souffrance et une frayeur intenses qui ont trait à une histoire d’adultère, réelle ou fantasmée, qui menace l’intégrité de son couple et la plonge dans une stupeur contemplative face à son écran de télé. Elle projette littéralement ses préoccupations sur les images télévisées qu’elle est en train de regarder et qui sont constituées d’une succession de programmes comme on peut les voir en zappant.
Toute l'errance de Laura Dern (Nikki, la blonde) et de ses variantes (dont l’héroïne qu’elle incarne dans le film qu’elle tourne) est une projection mentale. Le plan du projecteur au début du film indique bien que
la projection même du film sera la projection (et l'égarement avant la libération )
d'un univers mental (le notre, celui du réalisateur ou de Karo, la jeune fille brune, spectatrice lambda)
dans un monde fictionnel. Les deux se contaminant mutuellement.
Et si Laura Dern semble perdue et ne pas posséder les clés de l'univers fictionnel qu'elle traverse, c'est bien parce qu'elle n'a "d'existence" qu'au travers de l'imaginaire de Karo qui investit ce monde de manière flottante en regardant la télé.
Le plus émouvant étant que David Lynch finit par donner de la substance à ce personnage fictionnel dont la destinée absurde et terrifiante ressemble à la notre, humains perdus dans le labyrinthe étrange de l’existence.
Il a juste donné corps fictivement, par le biais de métaphores qui s'illustrent littéralement, aux égarements télévisuels d'une "woman in trouble". Il est question d’un
fantôme (un souvenir ? un amour passé ? un fantasme ?) qui tente, dès le début du film, de trouver une brèche pour se frayer un chemin à travers l’empire, c’est-à-dire pénétrer l’esprit de cette jeune femme brune.
David Lynch chante lui-même une chanson qui s’intitule « Ghost of love ». Nikki libérera la jeune femme brune en tuant le fantôme grâce à un pistolet dont elle n’entrera en possession que par un passage de relais et par l’intermédiaire d’une
succession de traversées temporelles et spatiales de l’Empire intérieur dont le centre est cette fameuse pièce avec les lapins.
Cette pièce semble mettre en scène une caricature de la conjugalité et le triangle mari/épouse/amant en une sorte de théâtre de l’absurde. Lynch dit, avec sa malice sibylline habituelle, que la clé de cette pièce est « l’innocence ».
C’est
le cœur même de l’empire, de l’espace intérieur de la jeune femme brune. Il représente sa vision naïve et « innocente », elle qui est tentée et effrayée par l’adultère et ses conséquences. La porte de cette pièce n°47 s’ouvrira quand la hantise sera maîtrisée. Nikki fusionnera alors avec la jeune brune pour disparaître. En bon petit soldat fictif qui a incarné toutes les peurs et tous les scénarios possibles de résolution de la faute, elle rejoindra le paradis des acteurs après avoir été applaudie par les spectateurs de l’autre côté du miroir (de l’écran). Scène bouleversante et inoubliable d’intensité.
Ce sont bien les acteurs qui ont le pouvoir d’incarner toutes nos passions et de nous faire vivre des expériences cathartiques par leur intermédiaire.
La superbe séquence finale nous fait découvrir des personnages évoqués dans le film, d’anciens personnages des films de Lynch, Nikki et son double, des acteurs d’autres films (apparition de Nastassja Kinski ) en une ronde endiablée et joyeuse. La jeune brune n’y figure pas car probablement la seule figure « réelle » de toute cette aventure magnifique.
Générique de fin "
Sinnerman" de Nina Simone: http://fr.youtube.com/watch?v=GfCCIbIapMw
Certains suggèrent que notre héroïne brune serait en fait morte, suite à un geste de violence de son mari. Son fantôme se mettant à hanter les lieux de sa faute en attendant une libération... C'est une version insatisfaisante tout comme celle qui ferait d'elle une personne bien réelle. Car un plan presque subliminal nous montre qu'elle est elle-même filmée par l'objectif d'une caméra comme les autres avatars
:
Mais n'oublions pas que le réel c’est d’abord nous, spectateurs hallucinés du film que nous avons également investi de nos propres sentiments et émotions en une interaction sans fin.
L’utilisation que fait David Lynch d’une petite caméra DV se révèle d’une inventivité et d’une force stupéfiantes. On voit tout son génie et sa liberté dans ce processus de création. La vidéo nous donne en effet plus de proximité, un côté plus organique qui en fait un film habité qui donne le sentiment qu'il est une sorte de prolongement de notre propre cerveau. Sans oublier le travail sonore qui est comme toujours essentiel. Il nous immerge dans un bain mental un peu régressif, parfois violent et dérangeant, mais dont on ressort finalement presque apaisé. Une sorte de méditation . Et il tente en même temps de répondre visuellement aux questionnements et aux angoisses humaines. Il faut préciser qu'il a rassemblé toutes sortes de travaux vidéos antérieurs (dont les fameuses séquences avec les hommes-lapins) et qu'il a réussi à donner à cet ensemble hétéroclite une cohérence incroyable. C'est vraiment un film-sculpture qu'il a façonné au fur et à mesure comme Wong Kar Wai avec 2046.
En définitive, à la place des fictions linéaires et unidimensionnelles les plus traditionnelles, il nous propose une histoire aux multiples ramifications qui met en abime différentes options possibles d'un même récit. C'est un portrait de femme infiniment complexe à la fois narratif et introspectif.
Quel grand film qui nous aura fait passer par une palette infinie d’émotions, qui nous aura intrigués, hypnotisés et fait vivre une expérience de cinéma unique. A l’égal des plus grandes œuvres d’art !