(A)POLLONIA de Krzysztof Warlikowski
Après
L'affaire Makropoulos de Janacek et
Le roi Roger de Szymanowski à l'opéra de Paris, et avant
Macbeth de Verdi à "La Monnaie" dans quelques mois, je découvre Warlikowski comme auteur et metteur en scène de Théâtre, à Bruxelles. Il aura auparavant impressionné et partagé le public et la critique au dernier festival d'Avignon et à Paris au théâtre de l'Europe (Odéon).
Environ 4h de spectacle. Une très grande scène, une rampe carrée de spots lumineux suspendue au centre en hauteur, un plancher recouvert d'un revêtement miroir, deux blocs transparents de part et d'autre qui coulissent et font découvrir, pour l'un, un décor de salle d'attente ou un couloir d'hôtel style années 50/60, et pour l'autre des toilettes publiques avec deux cuvettes de WC et un lavabo. Une table de salle à manger est au premier plan en avant à droite. Il y aura de nombreux comédiens, trois enfants pantins à dimension humaine, un groupe de rock (2 guitares électriques, une percussion, un synthé et une chanteuse vieillissante en mini-jupe qui chante comme dans les films de Lynch, mélange de Julee Cruise et de Marianne Faithfull). Enfin des projections vidéos variées dont une caméra qui filme en direct les comédiens pour nous révéler des détails en gros plan sur un écran à l'arrière plan. Le son est amplifié et permet des métamorphoses sonores. Les décors et les costumes sont à la fois ultramodernes et intemporels. Une bande son associe des rythmes hypnotiques d'instruments orientaux qui donnent un sentiment de rituel et ce groupe rock qui est comme le Choeur de la tragédie antique et vient souligner l'action par des mélodies tantôt apaisantes après la violence, tantôt extrêmement fortes en faisant monter la tension dans les scènes les plus paroxystiques de sacrifice.
(A)pollonia pour la Pologne, Apollon, Apolonia. Cette dernière, Apolonia Machczynska, étant une héroïne bien réelle dont l'auteur
Hanna Krall a raconté le sacrifice. Jeune mère de famille polonaise, elle a caché 25 enfants juifs durant la guerre et sera dénoncée puis exécutée (son père ayant refusé de se livrer à sa place) en ayant sauvé seulement une de ces enfants. Son fils recevra pour elle la médaille des Justes.
Sur ce thème du sacrifice, sa beauté et son absurdité, des bourreaux et des victimes, Warlikowski fait dialoguer histoire contemporaine et mythologie grecque en revisitant les mythes d'
Iphigénie, d'
Alceste et d'
Hercule furieux (d'après Eschyle et Euripide), et en citant des textes de
Jonathan Littell (Les Bienveillantes),
Coetzee (le discours d'
Elisabeth Costello),
Rabindranath Tagore (Amal et la lettre du roi) et
Hanna Krall.....
L'introduction met en scène deux enfants pantins animés par les comédiens qui interprèteront Agamemnon et Clytemnestre. Ils sont sensés représenter des enfants d'un camp de prisonniers polonais qui seront exécutés peu de temps après et qui répètent une pièce d'après le texte de Tagore. Il y est question d'un enfant qui veut connaître la réalité cachée derrière une montagne malgré l'interdit.
On voit se succéder ensuite chaque "épisode": du sacrifice d'Iphigénie pour son père et sa patrie à la vengeance d'Oreste, de celui d'Alceste pour son mari à son retour des Enfers grâce à Hercule dont on évoque aussi l'épisode du massacre des ses propres enfants. Enfin dans la deuxième partie l'histoire d'Apolonia d'après Hanna Krall.
Warlikowski cite intégralement des passages de chacun de ces grands textes mais introduit des digressions passionnantes en faisant dire, par exemple, à Agamemnon la fameuse tirade du début des Bienveillantes de Jonathan Littell où le bourreau nazi nous explique qu'il n'est pas nécessairement plus mauvais que chacun de nous, qu'il est terriblement ordinaire, et que nous aurions peut-être fait la même chose dans le même contexte à sa place. Mais au fur et à mesure qu'il explique sa logique et les horreurs qui en ont découlé (la comptabilité de tous ces morts accumulés) le son amplifié subit des distorsions de plus en plus violentes dans une séquence tétanisante.
Il y aura beaucoup de moments très puissants par la force incroyable de sa mise en scène. Les acteurs sont d'une intensité comme j'en ai rarement vue sur une scène. Dirigés à la perfection ils sont tous admirables. D'autant que Warlikowski leur fait faire des choses insensées et terriblement difficiles. L'atmosphère, parfois assez proche du spectacle que j'ai vu d'après Malcolm Lowry, donne un sentiment d'hypnose qui pourrait mener vers la léthargie mais régulièrement perturbé par des électrochocs visuels et sonores qui empêchent de rester neutres ou indifférents. La longue séquence du suicide d'Alceste est vraiment extraordinaire. Elle s'isole du groupe familial qui est attablé dans la salle à manger et s'ouvre les veines dans l'aquarium WC du 2e bloc en traçant un dessin d'enfants avec son sang sur les parois transparentes. Tout ce passage est indescriptible par les mots et résulte d'un processus de mise en scène qui est d'une force sidérante.
Warlikowski est à l'évidence un très très grand metteur en scène qui, avec sa fidèle scénographe, conçoit des spectacles profonds, iconoclastes, ultramodernes, dérangeants, puissamment créatifs.
Le propos est complexe et tend à s'interroger sur la nature de ce qui pousse l'être humain vers la barbarie ou la sainteté, le meurtre ou le sacrifice. Il semble suggérer que le sacrifice est en lui-même une forme de violence un peu absurde, parfois égoïste malgré son aspect sublime. Le fils d'Apolonia lui en a d'ailleurs toujours voulu d'avoir pris autant de risque en le privant ainsi de mère tout le reste de son enfance et de sa vie.
Il cite le texte polémique du roman de Coetzee où Elisabeth Costello compare le massacre des animaux à la Shoah. Il y est aussi beaucoup question de sexualité, d'homosexualité. Celle du nazi des Bienveillantes évidemment, mais aussi celle de la plupart des personnages qu'il met en scène sans qu'on comprenne toujours bien pourquoi. Apollon se met à poil sur scène et arbore un magnifique tatouage "I Love sex" et va draguer Thanatos dans les WC. Oreste se travestit avant d'égorger sa mère...
C'est un spectacle total, parfois long avec quelques (rares) personnes qui préfèrent quitter la salle. On est parfois secoué, agacé mais surtout fasciné, ébloui, ému ou horrifié. Les sens constamment en éveil. Il se passe toujours quelque chose d'étonnant sur scène. Il y a des crescendos extraordinairement chorégraphiés puis des longues plages d'apaisement. Une sorte de rituel contemporain, à la fois sacré et profane, dont on n'aurait pas toutes les clés. La musique semblant être envisagée comme une force unificatrice et un espoir. D'où l'importance génialement exploitée de ce groupe sur scène.
Le sentiment d'avoir embrassé toute la nature humaine dans ses contradictions, ses sous-bassements mythologiques, ses grands textes universels, ses moments de gloire et de bassesse, sa grandeur et son dérisoire. Je ne crois pas avoir vu quelque chose au théâtre d'aussi nouveau et sublime que ce spectacle. Mais j'ai tout à découvrir dans ce domaine.