Je profite de ce que mon approche ait ce coup-ci fait mouche pour introduire plus largement ce fabuleux groupe qu'est
Can Ce qui m'impressionne le plus chez eux, c'est leur habileté à mettre en place des thèmes mélodiques très simples, à les faire se répéter et à développer progressivement jusqu'à un point de cohésion, d'équilibre et d'intensité assez jouissifs. D'autant que tous étaient des improvisateurs très fins, et composaient leurs titres en grande partie spontanément.
On retrouve plus ou moins deux tendances dans ces compositions, la première est nettement pop, -titres courts chantés hyper-efficaces -, la seconde est plus âpre et débridée, résolument improvisée et immédiate, une musique vivante et en constante reconstruction, appuyée par une base rythmique infaillible - le jeu si précis, quasi-métronomique de Liebezeit à la batterie -, et par les nappes de clavier fantasques d'Irmin Schmidt.
Les deux titres proposés proviennent d'une première mouture du groupe (trois albums entre 68 et 70:
Delay 68 -sessions qui ne seront publiées qu'en 81-
Monster Movie, et
Soundtracks), marquée par le style de Malcolm Mooney, chanteur noir-américain mentalement instable, qui (dixit Wiki) retournera aux Etats-Unis sur les conseils de son psychiatre, lequel était convaincu que la musique du groupe finirait par le rendre fou... Ce qui se ressent déjà dans ses parties vocales, paranoïdes, complètement habitées.
"The Thief" (
Delay 68, 1968) // Ou encore une reprise par Radiohead, en 2000, pour les amateurs du groupe.
"You Doo Right" (
Monster Movie, 1969)
"She Brings Rain" (
Soundtracks, 1970)
Nouveau chanteur, et nouvelles directions. Il s'agit de Damo Suzuki, chanteur de rues japonais rencontré à Munich en 71 à quelques heures d'un concert alors qu'il performait sur un trottoir, immédiatement recruté et mis à l'épreuve... (réussie). Le chant prend ici une dimension plus mystique, improvisé et halluciné, qu'il soit chanté dans un langage inintelligible, ou dans un anglais dont le sens échappera jusqu'aux membres mêmes du groupe... Suzuki chante la plupart du temps recoquevillé, ayant découvert que cela donnait une profondeur particulière à sa voix. Ce qui est interessant ici, c'est qu'il existe beaucoup de témoignages audio/vidéo (pirates ou officiellement publiés) de concerts de cette période, notamment regroupés autour d'un coffret aujourd'hui épuisé, la
Can Box, qu'on peut cependant encore découvrir "atomiquement" grâce à un double dvd (concert: Cologne '72 + documentaire) et un double cd regroupant des performances échelonnées entre 71 et 77, pour la plupart des compositions spontanées inédites en studio, et sélectionnées par le guitariste Michael Karoli parmi tous les enregistrements audio 'pirates' dont le groupe disposait.
Cette trilogie:
Tago Mago (1971) /
Ege Bamyasi (1972) /
Future Days (1973) est ordinairement considérée comme le pilier de leur œuvre, jusqu'à acquérir le statut de légende pour ce qui est de
Tago Mago, d'une telle liberté, ouverture et puissance que beaucoup y ont vu une révolution. En ce qui me concerne, j'ai encore beaucoup de mal à intégrer cette densité et à m'y retrouver...
Ege Bamyasi va lui plus subtilement composer entre les deux types de compositions, bien plus accessible, peut-être conventionnel mais équilibré, et encore loin de renier l'ambition du groupe. Là où le groupe entamera une reconception radicale, c'est avec
Future Days, remobilisant son savoir faire vers une musique beaucoup plus apaisée, presque ambiante. On ne plane certes pas moins, mais sur une autre dimension, comme si la l'immédiateté physique et presque bestiale du groupe avait changé d'état, maintenant aérienne et diffuse.
Il faut voir aussi comment le groupe parvient peu à peu à une maîtrise du son (technique ou, dirais-je, individuelle et sensible) remarquablement fine. Les différentes interventions n'ont jamais sonné aussi délicatement, ni le son global si équilibré. Le groupe est d'ailleurs sur scène son propre ingénieur du son. Les performances de chaque musicien sont envoyées par des baffles individuelles placées derrière le groupe, et qui toutes diffusent rigoureusement le même son, brut et global. Plus de problème de balance, puisque chacun règle son niveau comme il l'entend, et un rendu entièrement massif et homogène.
"Mushroom" (
Tago Mago, 1971)
"One More Night" (
Ege Bamyasi, 1972) - parce cette intro n'a pas d'âge... Et pour une idée de ce que le groupe donnait sur scène: "Spoon" (single qui fut un véritable hit, dans sa version "propre")
"Bel Air" (
Future Days, 1973)
Et puis encore un dernier album dont je parlerai,
Soon Over Babaluma, sorti en 1974. Damo Suzuki vient de quitter le groupe pour rejoindre les témoins de Jehovah, et le groupe doit immediatement trouver à rebondir, se reconstruire et repenser sa formule pour continuer à offrir quelque chose de propre et de neuf, sans se reposer sur le succès acquis ces dernières années pour proposer ce qu'il savent déjà très bien faire et qu'on attend d'eux. Plutôt que de partir à la recherche d'un nouveau chanteur, c'est Karoli qui investit la tâche, divisé désormais entre la guitare, le violon électrique qu'il avait commencé à introduire marginalement et qu'il place ici au premier plan; et enfin donc le chant. C'est un album qui partage les opinions, surtout à cause de ce que l'écriture tend à figer les morceaux et à les priver de l'énergie bouillonnante des débuts.
Soon Over Babaluma s'inscrit directement dans le prolongement de
Future Days par son ambiance feutrée, et ajoute à l'écriture un certain magnétisme, plus froid, plus linéaire, certainement déboussolant mais attirant et hypnotique dans ses meilleures manifestations. L'album a sans doute moins à apporter, mais je l'entends comme leur plus maîtrisé, peut-être leur plus beau, sans qu'il soit cependant celui vers lequel je revienne le plus volontiers...
"Come Sta la Luna"
"Chain Reactions"
Pour conclure, je ne pense pas m'engager énormément en affirmant que beaucoup de groupes doivent un lourd tribut à
Can, qu'ils le revendiquent - je pense à Radiohead, Brian Eno, Joy Division comme tu le soupçonnais, Aériale, ou encore Bowie et les Talking Heads, jusqu'au Red Hot Chili Peppers, John Frusciante ayant même rendu un hommage public à Michael Karoli lorsque celui-ci est mort en 2001, pour remettre au groupe la plus grande distinction musicale allemande lors de la cérémonie des Echo Awards - ou non, je suis certain que la musique aurait une autre tête aujourd'hui....