Léger ascenseur pour ce fil, s'il n'est pas considéré comme éteint (message à déménager le cas échéant
).
- lekhan a écrit:
- Il faut aussi s'intéresser au naturalisme en peinture, avec des peintres comme Turner.
Le Naturalisme fut tenu en grand dédain par les époques ultérieures, éclipsé car trop contemporain mais moins innovant que les grandes révolutions impressionnistes et suivantes, alors que le mouvement, en peinture, connut un vif succès, qu'on peut qualifier de populaire et bourgeois. Le temps du mépris et des sarcasmes a sans doute passé, de nos jours peut-être est-il possible de regarder cet art sans l'opposer aux courants novateurs d'alors, ni à ceux qui suivront ?
Ce tableau connut d'emblée un si extraordinaire succès que l’Etat l’acquiert le jour même de l’ouverture du Salon, en 1882. En 1882, le terrain du réalisme est -sagement- abandonné de plus en plus, les plus anticipateurs savent que la photographie viendra l'occuper. Lhermitte porte pourtant ici les exigences naturalistes (et la qualité technique du coup de pinceau) à un point d'excellence. Est-ce une façon de "
mourir debout", ou bien un défi à la photographie: "
là, à çà, vous n'y êtes pas encore" ?
Je ne me satisfait pas de l'explication suivant laquelle ces peintres-là, ceux qui étaient encore Naturalistes pendant ou après la révolution Impressionniste
"ne savaient pas faire autre chose", ou encore qu'ils peignaient très commercialement selon le goût qui se vendra à coup sûr.
Je vous propose "
La paye des moissonneurs", de Léon-Augustin Lhermitte, toile qui a aussi l'avantage d'être plutôt tardive, pour illustrer ce point de vue. Ce tableau, de taille imposante à tout le moins (215cm x 272cm), huile sur toile, est visible au Musée d'Orsay.
Une gravure, encadrée d'époque, tirée d'après cette toile, a bercé toute mon enfance, et, au reste, elle se trouve aujourd'hui à quelques centimètres du clavier d'où je vous écris. Il s'en trouve, au reste, assez facilement en chinant un peu, ce qui témoigne du peu commun impact grand public de ce tableau alors, sombré depuis dans un oubli dont le Musée d'Orsay l'a, en partie, tiré.
Lhermitte est un fort coloriste, même si la représentation de la toile trouvée sur le web me semble un rien palote par rapport à l'original, nettement plus chaud de teintes, les couleurs n'ont pas d'artifice, ce sont les couleurs de la terre en juillet, pendant les moissons: un parti-pris bien sûr très Naturaliste (les vêtements auraient permis d'introduire de
l'artifice en matière de palette). A noter la teinte similaire choisie pour le ciel (pas très
"céleste", ce ciel !) et la cour de ferme. Certes, c'est à l'évidence le soir, et d'ailleurs Lhermitte joue habilement de l'ombré là où ça l'arrange, mais, en toute hypothèse personnelle: le Ciel Majuscule est-il déjà dans Terre Majuscule, celle-là même que façonne le paysan ?
Notez la "conduite forcée" du regard via les droites et angulaires (banc de pierre, bâtiments de ferme, manche de la faux du moissonneur recevant sa paye...), et l'amené (dirigisme du regard), via les obliques et les courbes (chapeaux, mère allaitant, bébé, habits, manche et lame de faux du moissonneur assis, gerbes...) à la lecture de la scène: ça c'est Naturaliste. Un soin scrupuleux réaliste est apporté au plus petit détail. Voyez le manche de la faucille présentant une "façon" au lieu d'être un tube droit banal,
"c'est à l'outil qu'on reconnaît l'ouvrier" - et même au manche, ajoutait-on dans ma campagne natale.
Courbes et obliques toujours, le drapé du tablier de la mère, le moissonneur de dos, la gourde en bandoulière du moissonneur assis, le geste ("la" geste ?) paternel du moissonneur versant de l'eau dans une écuelle, destinée à la mère ou bien à l'enfant -selon une déduction au plus plausible - et qui fait sens - la fatigue et la soif du travailleur s'effacent devant - ou sont au service de - la mère et l'enfant. Ce personnage a une particularité, c'est lui qui a la seule main gauche de cette toile à être active, des six personnages figurés, le bébé et l'adulte de dos les seuls dont on ne voit aucune main, la mère est le seul personnage dont on ne voit qu'une main, très en support du bras maternant, au reste.
La seule main gauche active ? Pas tout à fait. Le maître tient la bourse dans la main gauche, celle qui ne dirige pas le travail (l
"'argent n'est pas ce qui dirige le labeur"). Lhermitte aurait pu choisir de figurer la bourse posée. Et bien sûr le payeur et le payé assis. Et bien non; ils
se tiennent debout, autrement dit érigés.
Ces paysans sont hiératiques.
C'est une affirmation de grande noblesse, couplée à une dimension biblique, du travail à la fois manuel et intemporel de la terre, et Lhermitte transmet comme une évidence (c'est un des tours de force réalisé par cette toile, sûrement une clef permettant de comprendre son impact d'emblée, sa popularité dès sa sortie) ce qui constitue d'apparents paradoxes: la grandeur via l'humilité, et l'éternité via le labeur quotidien.
L'argent n'est pas celui du financier, du spéculateur, mais celui d'une juste rétribution, d'homme à homme.
De l'
espèce sonnante et trébuchante, comme dit l'expression. Au reste la remise se fait de main à main, main de celui
"qui travaille de ses mains". Le contact physique main-argent-main (second plan) est une des plus éloquentes histoires parmi celles que narre cette scène. La main qui donne est -symbole- au-dessus de la main qui reçoit, cette dernière est ouverte et donc offerte - la main du maître est repliée, tenant l'argent entre le pouce et l'index.
La main offerte évoque la terre, la main repliée l'outil, l'argent la semence, -j'ajoute en extrapolation personnelle que les non visibles cals, sillons de peau racornie, douleurs, éventuels cloques, ampoules et autres bobos de la main qui reçoit figurent le labour [du paysan] à la surface de la main-terre.
Le geste de la paye imite et prolonge ainsi l'acte du cultivateur par excellence, il fait plus que le récompenser, il s'y inscrit.
Le maître et le moissonneur se regardent droit dans les yeux, tête haute et lèvres closes, d'homme à homme avec un franc parti-pris d'égalité de la part de Lhermitte, qui a évacué toute superbe, tout argent-roi ou même argent-central, toute servilité de l'acte de paye proprement dit. Confiance aussi: le moissonneur rétribué ouvre sa main sans voir "combien" va tomber dedans.
Regardez le moissonneur assis au premier plan, en vous arrêtant au buste: c'est un empereur, non ?
Considérez l'attitude, la majesté du maintien, le nez -nous laissant deviner que son profil pourrait être frappé sur une médaille- voyez, en l'isolant, comme le manche de la faux figure son sceptre, ou sa crosse, sur sa poitrine.
Allez jusqu'à la façon dont il est assis, avec une noble rectitude, et son pantalon de velours comme ses sabots ne dissimulent pas -ne rabaissent pas- la position des jambes et des pieds, telles qu'on les voit figurées aux majestés sur leurs trônes (toujours l'apparent paradoxe, mais en est-ce un ? le paradoxe humilité/grandeur).
Son regard, volontairement (comment pourrait-il en être autrement que
volontairement dans un tableau Naturaliste ?) laissé dans l'ombre figure ainsi un lointain, une "vue plus loin" (une clairvoyance du sage ? ) couplée à la fatigue on ne peut plus dignement portée. Le tableau sent certes la sueur, la cour de ferme et le blé mûr, mais avant tout la valeur de l'homme.
Les avant-bras, à l'athlétique musculature, sont encore durs du geste des milliers de fois répétés du faucheur, les veines paraissent, grossies du sang qui circule, traduction représentative de force et de vigueur. Ses mains- paraît-il une des choses les plus difficiles à représenter en peinture, dans la fixité du repos (retombantes) sont le parlant curriculum-vitae et lettre de motivation du travailleur de la terre.
Et sont aussi une manière de prouesse montrant le savoir-faire du peintre.
Ces mains tombantes sont le point d'équilibre permettant la lecture de la toile, et en sont le véritable premier point de départ de la lecture: tout part des mains qui ont œuvré.
L'autre marque d'excellence qu'il arbore est la lame de la faux, elle aussi valant certificat de travail impeccable - parfaitement aiguisée, luisante de métal aux points d'impact précis de la lame sur les tiges (à peu près le centre de la lame pour le fauchage régulier, tout près de la pointe et aussi un peu avant, pour les épis couchés ou récalcitrants).
En ce sens une lecture "lutte des classes" ou
émancipation du travailleur ne fonctionne pas ici, à mon humble avis: on ne saurait émanciper un prince...
Un détail:
Le coin droit du premier plan (admirez le léger floutage des épis ! comme ils semblent saisis encore dansants dans la brise de champs !) montre des gerbes qui ne nous paraissent pas réalistes de nos jours, la tige est beaucoup trop longue par rapport à l'épi.
C'est que les variétés de grain encore utilisées alors étaient traditionnelles, la semence future était prélevée à même la moisson et donc reconduite d'une année sur l'autre, depuis la nuit des temps.
L'agronomie du XXème a imposé des variétés à tiges plus courtes et épaisses, moins susceptibles d'être couchées par le vent et la pluie, de rendement à l'hectare supérieur, et -peut-être
surtout- beaucoup plus adaptées à la mécanisation: l'homme a adapté le grain à la moissonneuse-batteuse, peut-on écrire.
Mais un grain à semence stérile, obligeant ainsi le cultivateur à en acquérir chaque année auprès des semenciers. En attendant le génétiquement modifié, qui déjà est moissonné depuis belle lurette jusqu'en Europe dit-on. Une autre histoire contée par ce tableau, dont on constate que le cycle éternel qu'il évoque est rompu à présent, histoire que le peintre n'avait assurément pas pu prévoir !
La paye des moissonneurs, Léon-Augustin Lhermitte (1882).