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| Italo Calvino [Italie] | |
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Auteur | Message |
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colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Jeu 2 Mai 2013 - 22:07 | |
| - Sigismond a écrit:
C'est flagrant dans le château des destins croisés, mais aussi dans la trilogie des ancêtres, par exemple: On passe du plausible-vraisemblable au fantastique dans le même paragraphe et pour ainsi dire dans la même phrase, et tout est à ce point entremêlé que s'il fallait prendre un livre de comptable et inscrire dans une colonne le plausible et dans l'autre ce qui ne l'est pas, il faudrait sûrement apposer une troisième colonne, "point d'interrogation". Il s'ensuit qu'à plans superposés en permanence on a l'épatante et vertigineuse sensation (en tous cas, je la ressens !) que lire du Calvino équivaut parfois à chevaucher deux montures à la fois !
C'est presque du réalisme magique ça aussi ! Tu parles très bien d'Italo Calvino, on voit qu'il te plaît. Et je découvre par la même occasion cette notion de réalisme magique en littérature (et comme je suis en train de lire Nabokov, ça ne me laisse pas insensible !) | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Ven 3 Mai 2013 - 14:27 | |
| - colimasson a écrit:
- je découvre par la même occasion cette notion de réalisme magique en littérature (et comme je suis en train de lire Nabokov, ça ne me laisse pas insensible !)
Alors Nabokov, dans la veine réalisme magique, voir (l'excellent) feu pâle, par exemple. Ou une nouvelle comme l'orage dans le (non moins excellent) recueil détails d'un coucher de soleil, etc... Sinon voici le lien wikipédia, sûr qu'on peut gloser sur le sujet réalisme magique en littérature, où s'arrêter, où commence le fantastique, ou la fable, ou le conte, entre autres questions ? http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9alisme_magique On le voit, les contours du réalisme magique sont assez lâches, flous, libres. Peut-être est-ce que ça peut faire débat parmi les Parfumés (?). Mais à l'évidence s'y trouvent des auteurs -ou des oeuvres parmi certains auteurs- que je prise vraiment, je ne le cache pas, tout au contraire ! | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Sam 4 Mai 2013 - 22:01 | |
| Merci pour le lien, je vais lire l'article. | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Mer 12 Juin 2013 - 16:12 | |
| Italo Calvino, La spéculation immobilière
Livre assez court, au titre rébarbatif, qu'on croirait emprunté à un "que sais-je ?".
L'histoire est assez basique, quand on connaît un peu l'oeuvre de Calvino on attend le démarrage, l'envolée et... rien ne vient .
Une petite déception ? Oui, allez ! Ce sont les Anfossi, deux frères et leur mère -Quinto, l'un des frères est le principal et assez minable- personnage. Sur fond de Riviera Italienne de la fin des années, le projet immobilier de deux loosers incarnant pourtant la nouvelle société italienne qui naît. Au fond, on en retirera la justesse du portrait anthropologique et la peinture sociétale. Et, de temps en temps, quelques extraits font cible, Calvino est visionnaire, sans concession sur le devenir du schizoïde niais "de son temps" du XXème, épris de progrès, de nouveauté, de sens de l'Histoire, de lui même, d'arasement de tout ce qui précède, et autres fariboles et billevesées (j'ajoute niais prolongé-aggravé XXIème). Encore une salve tirée avec goût, même si c'est plutôt un pet de passereau, et si c'est "à blanc". Les personnages secondaires sont solidement campés, selon l'avertissement de l'auteur il y a une dose non négligeable de "vécu" dans ce livre-là. Et puis, n'est-ce pa s, il y a toujours un bon moment à passer avec un livre de Calvino. Je dirai de la fin, de la chute, qu'elle est loin d'être amorale. On jubile feutré, humble, en silence, ne serait que pour ça: Quoi, comment ça, je tente de sauver l'ouvrage par acte de chevalerie inexistante, et je me raccroche aux branches comme si j'étais un Baron chutant de l'arbre ? Eh bien oui, là. | |
| | | GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Mer 12 Juin 2013 - 17:38 | |
| Chouette ! Un petit commentaire de Sigismond ... Déjà lu ce livre de Calvino il y a longtemps ... et gardé pas grand souvenir ... Vraiment pas un des meilleurs selon moi, pas de quoi pourfendre un vicomte | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Sam 29 Juin 2013 - 21:07 | |
| Italo Calvino, le château des destins croisés.Livre en deux parties, le château des destins croisés, écrit avec le support d'un certain modèle italien ancien d'un jeu de tarot (Bonifacio Bembo XVIème siècle), et la taverne des destins croisés, utilisant le tarot dit de Marseille (d'un cartier du XVIIIème) comme support. Plus une note de l'auteur, significative, de quelques pages à la fin. Je crois qu'une édition précieuse en italien (Ricci, 1969 il me semble, à confirmer) existe de cet ouvrage: Il serait plaisant qu'un éditeur ose faire un "beau livre", avec les tarots en couleurs, chatoyants, enluminés, d'après ce roman. Le principe: Quelque sortilège atteint les visiteurs d'un château situé au fond d'une forêt. Qui se trouvent dans ce lieu par hasard ou accident. Ils deviennent muets. Pour raconter leur histoire, on pourrait penser qu'ils se servent de papier, ou -puisque l'ambiance est médiévale - à tout le moins d'une tablette de cire et d'un stylet, ou a minima d'une planche et d'un charbon de bois. Mais non. Livre oulipoïste, "le château..." s'inflige des contraintes dans l'écriture et des procédés combinatoires. C'est par l'entremise de cartes de tarots que les étranges hôtes du lieu tentent de communiquer leurs histoires. Et celles-ci se croisent, se chevauchent, se combinent par le biais des cartes utilisées, phénomène singulier généré par la contrainte de l'usage de la même carte, celle qui semble le mieux convenir, pour décrire des situations forts diverses. De cette reductio a simila carta, en quelque sorte, naît tout l'embriquement "logique" de l'ouvrage. Calvino nous dévoile cette somme de vies historiées, en y allant de brefs commentaires, disons pas secs, ou rédigés en style télégraphique, mais que tout de même j'attendais un peu plus épais, consistants. En fait il met le canevas, et peut-être est-ce alors à nous de jouer, si l'historiette nous a plu, je ne sais. Mais je crains que cela ne rebute un lectorat non averti des façons de Calvino (le coup du lecteur frustré, ne nous l'a-t'il pas magistralement asséné avec "si par une nuit d'hiver un voyageur" ?), que le livre n'ennuie alors que la fin est magistrale, succulente ! Vous lirez sans doute sans déplaisir les constructions centrées sur la littérature (Shakespeare en particulier, mais encore Faust et Perceval). En tous cas ces "motifs" narrés via des cartes, tout simples qu'ils puissent paraître, et même s'ils arborent des thèmes classiques, sont sujets à une recherche en profondeur, qui va plus loin qu'une coquetterie de manière médiéviste. Et puis, histoire qu'on ne fige pas ce roman dans un cadre historique trop connoté, Calvino use de pitrerie, de clins d'oeil, sans doute pour tester nos réflexes: Quelques traits ou objets suggérés, trop modernes pour être vrais surgissent discrètement de ces pages: une manière de plus de... brouiller les cartes, ou d'édifier un fragile château...de cartes, au fait, ou de destins qui se croisent ? - Spoiler:
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| | | GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Sam 29 Juin 2013 - 23:40 | |
| Je me rappelle de ce livre et il m'en reste le souvenir d'un beau, fragile mais dérisoire édifice. C'est élégant, finement ciselé .. mais l'aspect trop systématique de la démarche m'a finalement laissé un arrière-goût amer. Et j'apprécie toujours autant tes commentaires Sigismond ! | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Dim 25 Aoû 2013 - 19:13 | |
| Marcovaldo ou les saisons en ville (Titre original: Marcovaldo ovvero le stagioni in citta)
Assez cours recueil de vingt nouvelles, chacune se rapportant à une saison, et couvrant donc cinq années de Marcovaldo. Ce dernier est un inadapté chronique, en son temps et en son lieu (l'Italie urbaine de la seconde moitié du XXème siècle). Comme le suggère la quatrième de couverture, on peut le comparer à un Charlot, qui serait sédentaire, père de famille nombreuse (et malheureux en ménage). Ne manquent en effet ni la dimension burlesque, ni l'onirisme léger, ni le côté désemparé, pas fait pour le monde moderne. Marcovaldo se retrouve la plupart du temps Gros-Jean comme devant à la fin de chaque nouvelle. Un perdant, mais pas magnifique du tout ! Ouvrage très léger, ne sollicitant guère le lecteur (par comparaison d'autres écrits de Calvino, du type Si par une nuit d'hiver un voyageur, ou Le château des destins croisés). Une parution mineure, un "petit" Calvino, alors ? Pas si sûr. Plutôt un livre distrayant, qu'on peut préconiser en halte rafraîchissante. Le sens du détail d'apparence anodin, mais observé et transcrit puis monté avec perfection en articulation essentielle à l'histoire (une constante dans son oeuvre). Marcovaldo ? L'éternel enfant campagnard. Marcovaldo ? Sorte de gentilhomme de peu qui s'ignore et qu'on ignore, c'est l'espérance fragile perchée en des endroits où nous serions incapables de la dénicher (ce qui permet un renversement de la proposition: et les inadaptés, si c'était nous ?). Extrait: - Spoiler:
- Hiver. Nouvelle n°16. Marcovaldo au supermarché a écrit:
- A six heures du soir, la ville tombait aux mains des consommateurs.. Durant toute la journée, le gros travail de la population était la production : elle produisait des biens de consommation. A une heure donnée, comme si on avait abaissé un interrupteur, tout le monde laissait tomber la production et, hop ! se ruait vers la consommation. Chaque jour, les vitrines illuminées avaient à peine le temps de s’épanouir en de nouveaux étalages, les rouges saucissons de pendiller, les piles d’assiettes de porcelaine de s’élever jusqu’au plafond, les coupons de tissu de déployer leurs draperies comme des queues de paons que, déjà, la foule des consommateurs faisait irruption pour démanteler, grignoter, palper, faire main basse. Une queue interminable serpentait sur tous les trottoirs, sous toutes les arcades des rues et, s’engouffrant à travers les portes vitrées des magasins, se pressait autour de tous les comptoirs, poussée par les coups de coude dans les côtes de chacun comme par d’incessants coups de piston.
Consommez ! et ils tripotaient la marchandise, la remettaient en place, la reprenaient, se l’arrachaient des mains. Consommez ! et ils obligeaient les vendeuses pâlichonnes à étaler des sous-vêtements sur le comptoir. Consommez ! et les pelotes de ficelle de couleur tournaient comme des toupies, les feuilles de papier à fleurs battaient des ailes en enveloppant les achats pour en faire des petits paquets puis, en les groupant, des paquets moyens et, avec ceux-ci, des gros paquets, chacun d’eux ficelé avec un joli noeud. Et petits paquets, moyens paquets, gros paquets, portefeuilles, sacs à main tourbillonnaient autour de la caisse en un embouteillage qui n’en finissait plus ; les mains fouillaient dans les sacs pour y chercher les porte-monnaie, et les doigts fouillaient dans les porte-monnaie pour y chercher de la monnaie. Dans une forêt de jambes inconnues et de pans de pardessus et de manteaux, des enfants égarés, dont on avait lâché la main, pleuraient.
Un de ces soirs-là, Marcovaldo promenait sa famille. N’ayant pas d’argent, leur plaisir était de regarder les autres faire leurs achats ; d’autant que, l’argent, plus il circule, plus ceux qui en sont dépourvus peuvent espérer en avoir : " Tôt ou tard, se disent-ils, il finira bien par en tomber aussi un peu dans notre poche ". Pour Marcovaldo, son salaire, étant donné qu’il était aussi maigre que sa famille était nombreuse, et qu’il avait des traites et des dettes à payer, son salaire fondait aussitôt touché. De toute façon, tout cela était bien plaisant à regarder, surtout si on faisait un tour au supermarché. Le supermarché était en libre service. Il y avait aussi des chariots, pareils à des paniers à roulettes, que chaque client poussait devant lui et remplissait avec toutes sortes de bonnes choses. Comme les autres, Marcovaldo prit un chariot en entrant, sa femme fit de même et aussi ses quatre gosses qui en prirent un chacun. Et, se suivant à la queue leu leu, poussant leur chariot devant eux entre les rayons et les comptoirs croulant sous des montagnes de denrées alimentaires, ils se montraient les saucissons et les fromages, les nommaient, comme s’ils reconnaissaient dans la foule des visages amis ou pour le moins des connaissances. - Papa, disaient à chaque instant les gosses, on peut prendre ça ? - Non, on y touche pas, c’est défendu, répondait Marcovaldo, se souvenant que la caissière les attendait en fin de parcours pour le paiement. - Pourquoi, alors, que cette dame-là elle en prend ? insistaient les gosses en voyant toutes ces braves femmes qui, entrées seulement pour acheter un céleri et deux carottes, ne savaient pas résister devant une pyramide de pots et de boîtes et toc ! toc ! toc ! d’un geste machinal, mi-résigné, faisaient tomber et tambouriner dans le chariot des boîtes de tomates pelées, des pêches au sirop, des anchois à l’huile.
Bref, si votre chariot est vide et que les autres sont pleins, vous pouvez tenir jusqu'à un certain point, puis l’envie vous submerge, et les regrets, et vous ne résistez plus. Alors Marcovaldo , après avoir recommandé à sa femme et aux gosses de ne toucher à rien, tourna rapidement au coin d’une allée, disparut aux yeux de sa famille et, prenant sur un rayon une boîte de dattes, la déposa dans son chariot. Il voulait seulement s’offrir le plaisir de la balader durant dix minutes, de montrer , lui aussi, ses achats comme les autres, puis la remettre là où il l’avait prise. Cette boîte de dattes, et aussi une bouteille rouge de sauce piquante, un paquet de café et des spaghetti sous cellophane bleu. Marcovaldo était sûr qu’en opérant avec adresse, il pouvait , au moins pour un quart d’heure, éprouver le plaisir de celui qui sait choisir le produit le meilleur sans devoir payer un sou. Mais, gare ! si les gosses le voyaient ! Ils se seraient mis tout de suite à l’imiter, et qui sait quelle pagaille ça aurait fait ! Marcovaldo cherchait à les semer, courant en zigzag d’un rayon à l’autre, suivant tantôt des bonniches affairées, tantôt des dames en fourrure. Et chaque fois que l’une ou l’autre tendait la main pour prendre un potiron jaune et odorant ou une boîte de crème de gruyère, il faisait de même. Les haut-parleurs diffusaient des musiquettes gaies. Les clients marchaient ou s’arrêtaient en suivant le rythme et, au moment voulu, tendaient le bras, prenaient quelque chose et le déposaient dans leur chariot, le tout au son de la musique. Maintenant le chariot de Marcovaldo était bourré de marchandises ; ses pas le portaient vers des rayons moins fréquentés ; il y avait là des produits aux noms de moins en moins déchiffrables, dans des boîtes avec des dessins dont on ne comprenait pas très bien s’ils voulaient dire qu’il s’agissait d’engrais pour la laitue, ou de semence de laitue, ou de laitue proprement dite, ou de poison pour les chenilles de la laitue, ou de pâté pour attirer les oiseaux qui mangent ces chenilles, ou bien d’assaisonnement pour la salade, ou d’épices pour lesdits oiseaux en brochette. De toute façon, Marcovaldo en prit deux ou trois boîtes. Il progressait maintenant entre deux hautes haies de rayons. Brusquement, l’allée s’interrompait, et il y avait devant lui un long espace vide et désert éclairé par des tubes au néon qui faisaient étinceler le carrelage. Marcovaldo était là, tout seul, avec son chariot de marchandises ; et, au fond de cet espace vide, il y avait la sortie et la caisse. Son premier mouvement fut de foncer tête baissée en poussant son chariot devant lui comme un char d’assaut, et de s’échapper du supermarché avec son butin avant que la caissière pût donner l’alarme. Mais au même moment, un chariot bien plus chargé que le sien déboucha d’une allée voisine, et c’était sa femme Domitilla qui le poussait. Un autre déboucha d’un autre côté, et Filippetto le poussait de toutes ses forces. C’était là un endroit où aboutissaient les allées de nombreux rayons, et de plusieurs d’entre elles surgissaient l’un ou l’autre des gosses de Marcovaldo, tous poussaient des chariots aussi chargés que des navires de commerce. Toute le famille avait eu la même idée et, maintenant, en se retrouvant, toute la famille s’apercevait qu’elle avait rassemblé un échantillonnage complet des disponibilités du supermarché. - Papa, on est riche alors ? demanda Michelino. On va avoir de quoi manger pour un an, dis ?* - Fichez le camp ! vite ! Eloignez-vous de la caisse ! s’exclama Marcovaldo en faisant demi-tour et en se cachant, lui et ses denrées, derrière les rayons ; puis il fonça, plié en deux comme sous un tir ennemi, pour s’aller perdre dans les rayons. Un grondement s’entendait derrière lui ; il se retourna et vit toute sa famille qui, poussant ses chariots comme les wagons d’un train, galopait sur ses talons. - Y vont sûrement nous dire qu’y en a pour un million !
Le supermarché était grand et aussi enchevêtré qu’un labyrinthe : on pouvait y tourner durant des heures et des heures. Avec toutes ces denrées à leur disposition, Marcovaldo et sa famille auraient pu y passer tout l’hiver sans sortir. Mais, déjà , les haut-parleurs avaient interrompu leur musiquette et disaient : - Attention ! Le magasin ferme dans un quart d’heure ! Vous êtes priés de vous rendre rapidement à la caisse ! Il était temps de se débarrasser du chargement : maintenant ou jamais. Au rappel des haut-parleurs, la foule des clients avait été prise d’une folie frénétique, comme s’il s’agissait des dernières minutes du dernier supermarché du monde entier, une précipitation dont on ne comprenait pas si elle visait à prendre tout ce qui se trouvait là ou au contraire à tout laisser ; bref, une bousculade inouïe autour des comptoirs et des rayons, et dont Marcovaldo, Domitilla et les gosses profitaient pour remettre la marchandise en place ou la faire glisser dans les chariots d’autres personnes. Tout cela se faisait un peu au petit bonheur la chance : le papier tue-mouches au rayon des jambons, un chou pommé avec les gâteaux. Une dame poussait une voiture d’enfant où se trouvait un nouveau-né : ils la prirent pour un chariot et y fourrèrent une fiasque de barbera. Se séparer de toutes ces bonnes choses sans même les avoir goûtées leur fendait le cœur. De sorte que, si, au moment où ils abandonnaient un tube de mayonnaise, un régime de bananes leur tombait sous la main, ils le prenaient, ou bien un poulet rôti au lieu d’une grande brosse en nylon : avec ce système-là, plus leurs chariots se vidaient, plus ils recommençaient à les remplir.
La famille, avec ses provisions, montait et descendait par les escalators et, à chaque étage, de quelque côté qu’elle se tournât, elle se trouvait devant des passages obligatoires au bout desquels une caissière pointait une caisse-comptable crépitante comme une mitrailleuse contre tous ceux qui faisaient mine de sortir. Le va-et-vient de Marcovaldo et de sa famille ressemblait de plus en plus à celui de bêtes en cage ou de prisonniers enfermés dans une étincelante prison aux murs faits de panneaux de couleur. En un point, les panneaux étaient démontés, et il y avait là une échelle, des marteaux et des outils de charpentier et de maçon. On travaillait apparemment à agrandir le supermarché. La journée finie, les ouvriers s’en étaient allés, laissant tout sur place. Marcovaldo, poussant ses provisions devant lui, passa par un trou du mur. De l’autre côté, c’était le noir ; il avança et sa famille suivit avec les chariots. Leurs roues caoutchoutées tressautaient sur un sol dépavé, parfois sablonneux, puis sur un chemin de planches disjointes. Marcovaldo avançait en équilibre sur l’une d’elles, les autres suivaient toujours. Brusquement, ils virent devant eux, derrière eux, au-dessus d’eux et sous eux d’innombrables lumières disséminées dans le lointain et, tout autour, le vide. Ils se trouvaient sur la plate-forme d’un échafaudage de bois, à la hauteur d’une maison de sept étages. La ville s’ouvrait sous eux dans un étincellement de fenêtres éclairées, d’enseignes lumineuses et d’éclairs électriques des trams. Plus haut, un ciel scintillant d’étoiles et les petites lumières rouges des antennes des stations de radio. L’échafaudage tremblait sous le poids de toute cette marchandise en équilibre instable, tout là-haut. - J’ai peur, dit Michelino. Une ombre s’approcha, sortant du noir. C’était une énorme bouche sans dents qui s’ouvrait , se penchant au bout d’un long cou métallique : une grue. Elle s’abaissait vers eux, s’arrêtait à leur hauteur, sa mâchoire inférieure contre le bord de l’échafaudage. Marcovaldo pencha le chariot, fit tomber la marchandise dans la gueule de fer, et passa. Domitilla fit de même. Les gosses imitèrent leurs parents. La grue referma sa gueule sur la totalité du butin du supermarché et se redressant, avec un grincement, ramena son cou en arrière, s’éloigna. En bas, s’allumaient et tournoyaient les publicités lumineuses multicolores qui invitaient à acheter les produits en vente au grand supermarché.
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| | | GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Dim 25 Aoû 2013 - 19:47 | |
| @Sigismond : Ton extrait me donne envie de me replonger dans Calvino Et bravo pour le très très très très long extrait | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Mar 22 Oct 2013 - 22:23 | |
| Si par une nuit d'hiver un voyageur
Aïe, comment parler de ça. Ou comment parler de la lecture et de l'écriture, de la lecture surtout et des enjeux et de la place et de l'évolution de la littérature ? Ça il le fait dans son livre.
Dans son livre il y a un lecteur "tu", "je" par extension et donc "vous" et "nous". Il se retrouve avec un défaut de fabrication dans le livre qu'il vient d'acquérir dans une expédition hyper précise à la librairie pour mettre la main sur le dernier Italo Calvino (toute ressemblance... ). Oui, pas de bol ça s'arrête. Une lectrice à le même problème, et le livre de remplacement qui n'est plus le même (pas de bol le mélange de cahiers entre deux titres) à toujours son problème.
Impossible de finir, même de poursuivre un livre pourtant prenant ! Et difficile de courir après la lectrice idéale.
Mais pas si difficile de s'y retrouver dans ce livre baladeur à la fluidité et à la pertinence, voire clairvoyance, impeccable. Démasqué, reconnu à chaque instante on s'amuse pas mal et on se prend au jeu, notre lecture, notre joie, notre jalousie de lecteur passée au peigne fin, au microscope et balancée au milieu d'un monde fou de faux semblants, de mafieux, de sectes, de services secrets, de mensonge, de commerce.
Mais il y a la lectrice qui intéresse l'auteur, l'autre auteur et le traducteur comprenez-vous ? Et les styles s'embrouillent du café de la gare au japon en passant par... dix façons, dix histoires, dix contes, un livre.
Vous allez me dire que ça a l'air lourd de théoriser et de tenter de faire de l'humour avec une analyse du problème de la lecture et tout le baratin ! Oui, par moments on se dit qu'il en fait trop, beaucoup trop... mais c'est vrai ! ce qu'il dit. Ou alors malgré nous on tourne les pages pour connaitre la suite. Et quelle souplesse, le livre se glisse dans les interstices pour revenir à vous.
Impossible de s'en défaire. Et derrière tous les développements et ces petites longueurs et redondances qu'on peut se permettre d'imaginer soigneusement choisies, entrainées et sélectionnées on en revient précieusement et un rien débonnaire à une essence toute simple des choses.
C'est le bordel, mais c'est bien. Et essentiellement d'une incroyable limpidité et intelligence. Pour le voyage le plein de malice et de surprise est bien fait. Surprenant, réjouissant, attachant. Et malgré tout questionne la lecture, l'asticote.
Sans gâcher le plaisir...
(extrait ou extraits prochainement). | |
| | | GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Mar 22 Oct 2013 - 22:30 | |
| Si avec ça, Calvino n'est pas élu auteur du mois, je mange mon chapeau | |
| | | jack-hubert bukowski Zen littéraire
Messages : 5257 Inscription le : 24/02/2008 Age : 43
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Mer 23 Oct 2013 - 9:26 | |
| Plate à dire, mais Animal est en train de me convaincre à lire ce livre. Il suivra sans doute La canicule des pauvres de Jean-Simon Desrochers... Ne croyez pas que je vous incite à voter en ce sens... | |
| | | topocl Abeille bibliophile
Messages : 11706 Inscription le : 12/02/2011
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Mer 23 Oct 2013 - 9:52 | |
| - animal a écrit:
- Si par une nuit d'hiver un voyageur
. Et essentiellement d'une incroyable limpidité et intelligence. Limpidité n’est pas le mot qui me vient à l'esprit en pensant à ma tentative de lecture (déjà ancienne). Intelligence sans doute, mais comme ça, je dirais, accolé à "un peu trop". Bon, un essai à retenter, je dois l'avoir quelque part. | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Mer 23 Oct 2013 - 12:54 | |
| le plus laborieux c'est peut-être le mélange de ces différents "livres" dans le livre avec la poursuite de la réflexion (qui n'a pas vraiment de fin) et il développe beaucoup et sérieusement mais sans forcer, il y a toujours l'histoire qui joue en parallèle et il cherche à jouer sur la frustration du lecteur qui sent l'histoire/récits qui se barre en coulisses. hypothèse de la frustration. huhu. | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: Italo Calvino [Italie] Jeu 24 Oct 2013 - 22:27 | |
| Extrait, c'est dans le début, et un assez bel exemple du mille-feuille d'ambition et d'humour que peut être le livre, avec toute la constance, le rythme et les échelles qui n'arrivent pas à prendre le pas sur "la lecture", et ses contrariétés : - Citation :
Donc, t'y voici de nouveau, page 31, page 32... Et après ? Encore une fois la page 17, la troisième ! Mais qu'est-ce que c'est que ce livre qu'on t'a vendu ! On y a relié ensemble des exemplaires d'un seul cahier, il n'y a plus une seule bonne page dans tout le livre. Tu jettes le livre sur le plancher, tu le lancerais bien par la fenêtre, et même à travers la fenêtre fermée, entre les lames du store, tu voudrais voir ces cahiers importuns lacérés, et dispersés les phrases mots morphèmes phonèmes au point que les reconstruire en discours soit exclu ; à travers les vitres, et tant mieux si elles sont incassables, pour transformer le livre en photons, vibrations ondulatoires, spectres polarisés ; à travers le mur, pour qu'il s'émiette en molécules et en atomes, passant entre les atomes du ciment armé, se décomposant en électrons, neutrinos, particules élémentaires de plus en plus subtiles ; à travers les fils du téléphone, pour le réduire à des impulsions électroniques, un flux d'informations, secoué de redondances et de bruits, qui se dégrade enfin dans un tourbillon d'entropie. Tu voudrais le jeter hors de la maison, hors du bloc de maisons, hors du quartier, de la communauté, du département, de la région, du Marché commun, hors de la culture occidentale, de la plate-forme continentale, de l'atmosphère, de la biosphère, de la stratosphère, du champ de la gravitation, du système solaire, de la galaxie, de l'amas des galaxies, et l'envoyer plus loin encore, au-delà du point limite d'expansion des galaxies, là où l'espace temps n'est pas encore arrivé, là où il rencontrerait le non-être, et même le non-avoir-été, sans avant ni après, et se perdrait enfin dans la négativité la plus absolue, la plus radicale, la plus incontestable. Comme il le mérite, ni plus ni moins. Mais tu n'en fais rien : tu le ramasses, tu l'époussettes ; il faut que tu le rapportes au libraire pour qu'il te l'échange. Tu es plutôt impulsif, nous le savons, mais tu as appris à te contrôler. Ce qui t'exaspère le plus, c'est de te trouver à la merci du hasard, de l'aléatoire, de la probabilité : avec, dans les affaires humaines, l'étourderie, l'approximation, l'imprécision, la tienne comme celle des autres. La passion qui t'emporte dans ces cas là, c'est l'impatience d'effacer les effets perturbateurs de l'arbitraire ou de la distraction, de rétablir dans leur cours régulier les événements. Tu voudrais déjà avoir en main un exemplaire non défectueux du livre que tu as commencé. Pour un peu tu te précipiterais à la librairie ; mais, à cette heure-ci, tous les magasins sont fermés. Il faudra attendre demain. | |
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